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A TEMPS ET CONTRETEMPS

Les documents et les témoignages qui, dans ce site, se rapportent à l’Eglise Orthodoxe d’Estonie ont pour but essentiel de situer l’ensemble de la question dans la mémoire de l’Histoire. Aujourd’hui encore, en Russie et en Estonie, vivent des personnes qui de près ou de loin ont été les acteurs ou les victimes d’un tragique destin. Loin de nous toute idée de querelles et de mises en cause inutiles. Si nous faisons état de certains souvenirs, c’est uniquement dans l’espoir de créer des conditions nouvelles pour que le passé ne se répète plus et pour que l’avenir soit porteur de réconciliation et de paix entre tous les Orthodoxes qui vivent dans ce Pays. Il est grand temps, ce me semble, que là où nous sommes nous nous efforcions de mettre un terme à toute  » attitude de type colonialiste qui n’a plus rien à voir avec l’ecclésiologie et la tradition canonique de l’Eglise orthodoxe  » (1).

L’occupation communiste a laissé en Estonie des comptes qui ne sont pas encore réglés entre l’Eglise Orthodoxe de Russie et la nôtre. Ils sont simplement mis entre parenthèses. Cela ne fait qu’engendrer et entretenir en permanence des haines et des divisions. Il faut en finir une bonne fois pour toutes avec ce crime d’alors, qui perdure sans nom et sans visage, au risque même d’être regardé au fur et à mesure que le temps s’écoule comme une mort presque naturelle (2).

Nous ne voulons pas de ce silence qui asphyxie, qui étouffe et qui, plus que tout, ne fait que couvrir une imposture. Nous ne voulons pas non plus d’un procès. Le devoir de mémoire, c’est d’abord un appel. Un appel pour un réveil mutuel au repentir ; un appel pour un examen de conscience envers ce qui fut et face à ce qui adviendra.

L’Eglise Orthodoxe d’Estonie a fait l’expérience de ce qu’il y a de plus diabolique dans l’être humain. Pourtant ce qui frappe, c’est sa mesure face à la démesure de l’acte criminel qui l’a si profondément meurtrie. Dans ce pays, pendant un bon demi-siècle, les droits de l’homme les plus élémentaires ont été pratiquement quotidiennement violés et les plus hautes instances ecclésiastiques, clercs et laïcs, ont contribué elles aussi, bon gré mal gré, à entretenir le désespoir. Ce qui fait notre Eglise aujourd’hui, alors que plus rien ne le voyait venir, c’est précisément le petit reste que mentionne avec tant d’émotion l’Ecriture Sainte. Le petit reste comme témoignage permanent de la Résurrection du Christ, seule capable d’exorciser dans ses racines le nihilisme qui parasite notre société, la dérive de l’indifférence, le cynisme, la haine, en un mot le manque d’espérance. Le petit reste, si riche en promesses pour les uns, si troublant pour les autres … Lui seul est finalement en mesure de sublimer en authentique mort-résurrection le désastre qui fut le nôtre sous le régime soviétique (3).

L’Orthodoxie exigera toujours de nous tous une autre manière d’être, qui se fonde sur un  » éthos  » animé par la joie secrète de la Résurrection. Toute autre considération, surtout quand elle est nostalgie, romantisme ou nationalisme, ne sert ni l’Eglise du Christ ni le peuple de Dieu mais seulement des objectifs et des intérêts politiques.

N O T E S

 

(1)- Archevêque Nathanaël de l’archidiocèse roumain de l’Eglise orthodoxe en Amérique, in S.O.P. N° 255 / Paris – Février 2001, p.7. (retour au texte)

(2) – L’autonomie de l’Eglise Orthodoxe d’Estonie, accordée en 1923 par le Patriarche Œcuménique Meletios, fut abolie le 9 mars 1945 par la force, sans respect de l’ordre canonique, unilatéralement et sans même que le Patriarcat Œcuménique en ait été informé ou ait donné son consentement ( à titre indicatif et malgré l’oppression, seulement 21 paroisses sur les 119 existantes, soit 17% de la totalité d’alors, demandèrent de se soumettre à l’obédience du Patriarcat de Moscou ). A sa place fut instaurée une nouvelle entité ecclésiastique sous la dénomination Eparchie estonienne. A partir de ce moment-là commença un intense travail de russification. Fin de l’année 1955, il n’y avait déjà plus que 45% de prêtres d’origine estonienne ; en 1990, seulement 12% du clergé l’était encore.

En 1951 l’Eparchie fut reconvertie en Vicariat du Diocèse de Léningrad. Elle connut d’autres péripéties par la suite. Très rapidement tous les biens ecclésiastiques furent nationalisés. A partir de 1950-51 les impôts et les charges des paroisses furent lourdement augmentés au point que l’on fut contraint de fermer les lieux de culte les uns après les autres. Ainsi de 1946 à 1953 l’on pratiqua la fermeture de 20 lieux de culte ; de 1954 à 1970, celle de 29 lieux de culte ; de 1971 à 1988, celle de 12 lieux de culte.

Entre 1940 et 1945 il convient de rappeler : l’exil du Métropolite Alexandre, suivi par 23 prêtres et près de 8000 fidèles, la déportation ou l’assassinat de 45 autres prêtres ainsi que de toute l’élite de la Nation sans compter les 25% de la population, déracinée et échangée contre des gens transplantés de Russie. De 1945 à 1955, 24 autres prêtres et 2 laïcs du conseil diocésain d’administration furent à leur tour arrêtés et portés disparus. Et combien d’autres après ! Autre exemple qui en dit long sur la suite : en 1947, parmi le clergé, 13 de ses membres étaient connus comme agents du KGB et 30 autres comme indicateurs.

Dans une de ses lettres, datée du 27 avril 1950, le Métropolite Alexandre constate, depuis son lieu d’exil de Stockholm, qu’il n’est plus possible de recevoir la moindre information ni de garder le moindre contact avec l’Estonie en raison de la censure existante et parce que tous ses proches sont systématiquement arrêtés.

Enfin, déjà sous Staline, abstraction faite de la mise en circulation d’un livre de chants pour les vigiles, la seule édition religieuse permise fut celle du calendrier liturgique annuel.

Tel fut, brièvement parlant, le calvaire sans fin de l’Eglise Orthodoxe d’Estonie sous le régime soviétique, dont les signes avant-coureurs remontent à l’assassinat, en 1919, du premier évêque estonien Platon par les milices de l’Armée Rouge.(retour au texte)

(3) – En 1940, il y avait en Estonie 242.000 orthodoxes, soit 20% de la population, desservis par 3 évêques, 156 prêtres dont 9 vicaires épiscopaux, 155 paroisses ( dont 126 d’origine estonienne et 29 d’origine russe ), un Grand Séminaire, une chaire de Théologie à l’Université de Tartu, deux grands monastères, de nombreuses écoles et toutes sortes d’autres foyers. Tous les offices liturgiques furent traduits en langue estonienne. De nombreuses hymnes liturgiques furent composées par des Estoniens, directement inspirées du chant populaire traditionnel. Le Mouvement de Jeunesse, très dynamique, couvrait tout le territoire. Diverses publications – la seule rescapée aujourd’hui est Usk ja Elu, parce que l’on continua de l’éditer en exil – voyaient le jour un peu partout. De toute évidence l’Eglise Orthodoxe d’Estonie avait réussi sa pleine intégration cultuelle et culturelle malgré l’influence très justifiée de l’Eglise luthérienne.

Quant au petit reste, venons-en au fait. Nous savons bien que pour l’Eglise, parler de majorité n’est pas un argument. Il est incontestable qu’aujourd’hui les orthodoxes d’origine russe – à cause des déplacements des populations du temps du communisme et de la politique stalinienne de russification par le truchement de l’Eglise – sont en Estonie plus nombreux que les autochtones. Contrairement aux affirmations du Patriarcat de Moscou qui, ces deux dernières années, sont passées du chiffre de 60.000 fidèles à celui de 200.000, les statistiques du Ministère de l’Intérieur ( année 2000 ) font état de 45.000 membres pour l’Eglise russe et de 15.000 pour l’Eglise d’Estonie, soit tous orthodoxes confondus environ 4,5% de la population totale, alors que l’Eglise luthérienne représenterait pour sa part près de 12,5% et toutes les autres dénominations chrétiennes restantes 1%. Une certaine réserve s’impose donc dans ce domaine. Le problème est d’autant plus complexe en effet que durant toute la période soviétique l’on ne délivrait pratiquement pas de certificats de baptême ou de mariage. On préfère encore aujourd’hui plutôt se baser sur le nombre de communiants par célébration eucharistique, ce qui montre la difficulté de la tâche en matière de statistiques.

Autre remarque significative : suite à l’accord de Zurich du 22 avril 1996, l’on sait que le nombre de voix en faveur de l’Eglise Orthodoxe d’Estonie fut de l’ordre de 7.000 . Ce que l’on dit moins, c’est que le Bulletin d’Information du Département des Affaires Extérieures du Patriarcat de Moscou ( N° 4’96, page 32 ) décompte au total 10.785 votants en faveur de l’Eglise Orthodoxe Russe, dont 1.117 pour la ville de Tallinn. La manipulation des chiffres, telle que la pratiquent certains médias généralement acquis à Moscou, vise bien entendu à donner une image totalement erronée de la réalité locale. Mais à ce jeu là on s’expose aussi aux plus grands risques. Finalement, le calcul actuel du Ministère de l’Intérieur d’Estonie semble en l’occurrence être le plus crédible.

Aussi et plus encore dans ce cas précis, l’argument du plus grand nombre ou de l’héritage culturel ou de l’ethnophilisme ( considéré par ailleurs comme hérésie par le Concile de Constantinople de 1872 ) ne peut pas être convaincant pour l’Eglise ; il ne peut pas entrer en ligne de compte dans les affaires ecclésiastiques. Le seul argument, c’est une Eglise indépendante dans un Etat indépendant, reconnu par toute la Communauté Internationale.

Ainsi pour l’exemple : lorsqu’en 1923 le Traité de Lausanne fixa les frontières de l’Albanie, la majorité des paroisses situées au sud étaient d’origine grecque et l’Episcopat de Grèce voulait qu’elles lui soient subordonnées. Après 1937, année de la proclamation de l’autocéphalie albanaise, l’Eglise Orthodoxe de Grèce finit, malgré ses longues réticences, par se plier à la réalité. Parce qu’en Albanie, l’Eglise locale n’est pas là pour uniquement desservir ses propres nationaux. Elle est indistinctement l’Eglise de chaque chrétien orthodoxe qui la compose ( Albanais, Grec, Serbe, Roumain …). Rappelons encore qu’en novembre 1967, le Parti Communiste annulait tous les décrets qui régissaient les relations de l’Etat avec les Eglises et qu’en décembre 1976 la Constitution de la Démocratie Populaire Socialiste d’Albanie interdisait toute forme de pratique religieuse. La suite est bien connue : réduite pour longtemps au silence et malgré les prédictions les plus pessimistes à son sujet, l’Eglise Orthodoxe d’Albanie ne fut pas totalement éradiquée si bien qu’en août 1991 Elle renaissait à la vie en convoquant sa première assemblée clérico-laïque de l’après-communisme.

Ce qui vaut pour l’Albanie vaut aussi pour l’Estonie, le parcours de l’une n’étant pas différent de celui de l’autre. L’Eglise Orthodoxe d’Estonie ne fut pas brisée irrémédiablement par l’idéologie communiste. Elle survécut en exil. Elle survécut aussi à l’intérieur de l’Estonie soviétique. En demandant le rétablissement de l’autonomie son clergé et son peuple firent clairement comprendre leur refus total de rester indéfiniment sous l’obédience du Patriarcat de Moscou. Le Tomos de réactivation de 1996 évita de toute évidence un éclatement de l’Orthodoxie locale en diverses dénominations distinctes. Il eut pour grand mérite de sauvegarder l’unique nécessaire et d’offrir présentement la possibilité à l’Eglise Orthodoxe Russe de conserver, par économie ecclésiastique et pour le respect des personnes, sa juridiction propre sur le sol estonien ( accord de Zurich déjà cité ).

En conclusion la tradition canonique de l’Eglise Orthodoxe n’offre pas d’autre alternative que celle de la rigueur en matière d’ecclésiologie, même si de nos jours elle est sans cesse bafouée. Et il incombe au Patriarcat Œcuménique , en sa qualité de gardien de cette acribie canonique, de la protéger et de veiller à sa juste application.

 

+Stephanos, métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie