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Une solution conciliaire anticipée
de la “question ecclésiastique orthodoxe” en Estonie


Une solution conciliaire anticipée
de la “question ecclésiastique orthodoxe” en Estonie

Une solution conciliaire anticipée
de la “question ecclésiastique orthodoxe” en Estonie
(Canon 39 du Quinisexte Concile œcuménique in Trullo-691)

par l’Archimandrite Grigorios Papathomas

 

« Nous avons donc décidé que l’Eglise de Dieu répandue
à travers tout l’univers suivra une et unique taxis… ».
(Canon 56/Quinisexte).
« Les intérêts des nations ne peuvent être placés
au-dessus de la vérité ».
(Patriarche de Russie Alexis II-
in France Catholique, n° 2340 du 31-1-1992).

 

Telle qu’elle se pose depuis une dizaine d’années à peine, en raison des transformations géopolitiques récemment intervenues en Europe de l’Est, la question ecclésiastique estonienne est envisagée, par les instances ecclésiastiques concernées, comme un cas canonique posé pour la première fois au sein de l’Eglise [orthodoxe] “répandue par tout l’univers”, d’après la procédure adoptée et les solutions proposées. Cela était, entre autres, la raison principale pour laquelle les arguments utilisés (comme p. ex. l’argument de la “majorité des fidèles” (sic), qui constitue en fait un argument politique (1) et jamais canonique (2), etc…ne reflétaitaient pas l’expérience et la conscience de l’Eglise à travers les siècles. Malgré cette difficulté, le peuple orthodoxe vivant dans un contexte d’une inspiration plus ou moins politique — qui demeure beaucoup plus accessible car “naturelle”, étant donné que l’altera pars, l’aspect canonique est beaucoup moins facile car “transcendant” — était facilement persuadé par des arguments de telle sorte. Les données canoniques du passé sont-elles encore capables d’apporter une lumière sur la problématique contemporaine et de nous aider à étudier la situation concrète ? Y a-t-il un critère canonique objectif qui aiderait aussi à l’étude de la même question dans l’avenir proche ?

L’étude du canon 39/Quinisexte montre de toute évidence que l’Eglise s’est déjà trouvée devant un tel problème et qu’elle lui a déjà apporté des réponses et des solutions pertinentes. C’est, en effet, le Quinisexte Concile œcuménique in Trullo (691) qui examina un cas analogue et donna en fait une solution qui n’a rien à voir avec une solution …politique du problème. Plus précisément, c’est son canon 39 qui constitue une “anticipation conciliaire” pour la question ecclésiastique contemporaine posée en Estonie. La présente étude propose un examen de la question à partir de ce canon conciliaire de l’Eglise. Pour mieux retracer l’approche du problème, on va exposer cette démarche en deux étapes successives : on examinera et analysera la proposition conciliaire de la solution d’une part, et, dans une deuxième étape, on examinera à la lumière du canon 39/Quinisexte d’un point de vue canonique la perspective, d’une manière ou d’une autre, “co-existentielle” adoptée récemment.

1ère Partie : La proposition de solution élaborée par le Quinisexte Concile

Le canon 39/Quinisexte comporte entre autres deux éléments canoniques très importants pour la question que nous concerne : ce sont, d’une part, la confirmation conciliaire de l’autocéphalie de l’Eglise de Chypre sur le territoire d’un autre Eglise, et, d’autre part, — comme conséquence de cette confirmation — un exemple de solution conciliaire d’un “litige interecclésiastique” entre deux Eglises, qui peut à tout moment se poser dans notre société dorénavant mondialisée et, pour l’Eglise orthodoxe de nos jours, qui se trouve dans une situation “inter-juridictionnelle” (sic). C’est notamment ce deuxième aspect de cet événement conciliaire qui concerne notre recherche ici et qui peut nous fournir non seulement un précédent canonique, mais aussi une méthodologie concrète de solution de la querelle juridictionnelle apparue récemment en Estonie.

Le contexte historique du canon 39/V-VIe et la solution canonique

En 688 (3), la partie orientale de l’Empire romain se trouvait de nouveau en guerre contre les arabes. Dès le commencement des hostilités, l’empereur Justinien II Rhinotmète (685-694, 705-711), réalisant qu’il ne pouvait plus protéger Chypre et sa population chrétienne contre la vengeance arabe, décida en 690/691 de transférer momentanément — “manu militari” — ses habitants chrétiens dans la province de l’Hellespont (4). Sur son ordre, l’archevêque de l’Eglise autocéphale de Chypre Jean, certains évêques de l’île —sinon tous— et la majorité de la population quittèrent Chypre en masse pour se réfugier sur la rive asiatique de l’Hellespont (Artace) fondant à cet effet une nouvelle ville appelée Néa Justinianopolis (Nova Justiniana). Mais cette émigration forcée ne fut que temporaire ; debellatio, elle ne dura qu’une dizaine d’années (5). Néanmoins, elle impose au Quinisexte Concile œcuménique in Trullo tenu alors à Constantinople (novembre 691) de prendre en considération la question posée par ces événements et d’examiner la nouvelle répartition des affaires ecclésiastiques de cette province.

Cet événement constitua un motif décisif pour le statut autocéphale de l’Eglise de Chypre et constitua de plus une [3e] étape apportant une confirmation, tant de [1ère étape] la formation (qui était intervenue dès le 1er siècle) que de [2e étape] la constitution conciliaire de l’autocéphalie (431) de l’Eglise insulaire. La décision conciliaire sanctionne et sauvegarde en effet in concreto et in alio loco l’autocéphalie qui avait déjà été stipulée antérieurement par voie conciliaire également.

En effet, le Quinisexte Concile œcuménique in Trullo (octobre-novembre 691) (6), confirma la proclamation de l’autocéphalie conciliaire et les droits canoniques accordés, durant le passé, à l’Eglise insulaire, et donna de plus une solution au problème juridictionnel créé du fait même de l’émigration chypriote en raison des transformations géopolitiques, par la teneur du 39e canon, en ces termes :
« Notre frère et confrère Jean, le proéstos de l’île de Chypre, s’étant réfugié avec le peuple de son île dans la province de l’Hellespont, à cause des attaques des barbares et pour être délivré de l’esclavage païen et se mettre franchement sous l’autorité du pouvoir très chrétien ; et cela grâce à la providence divine et aux efforts de notre pieux basileus aimé du Christ, nous décidons que les privilèges accordés à son trône par les pères inspirés de Dieu, qui se réunirent auparavant à Ephèse, restent inchangés ; en sorte que la Nouvelle Justinianopolis ait les droits de la ville de Constantia, et l’évêque très aimé de Dieu qui y sera établi à l’avenir, présidera à tous les évêques de la province de l’Hellespont et sera élu par ses propres évêques, selon l’ancienne coutume ; car nos pères inspirés de Dieu ont décidé que les usages de chaque Eglise soient gardés. Quant à l’évêque de la ville de Cyzique, il sera soumis au proéstos de la dite Justinianopolis à l’instar de tous les autres évêques de la province qui sont sous la présidence de Jean le proéstos très aimé de Dieu, lequel, si c’est nécessaire, ordonnera [promouvra] même l’évêque de la ville de Cyzique » (7).
Pour évaluer le contenu de ce canon en rapport avec le canon 8/IIIe, suivant l’expression du VIIe Concile œcuménique tenu à Nicée (787), on pourrait dire également : « Nous renouvelons donc nous aussi ce canon » (8).

En effet, ce canon est étroitement associé au canon 8/IIIe. Car la confirmation exprimée par le canon 39 se trouve principalement dans la décision canonique qu’il émit, reproduisant celle du canon 8/IIIe par l’expression « […] nous décidons que les privilèges accordés à son trône par les pères inspirés de Dieu, qui se réunirent auparavant à Ephèse, restent inchangés ». Cette décision conciliaire avait pour conséquence canonique que l’archevêque, le proéstos, de l’Eglise de Chypre « […] présidera tous les évêques de la province de l’Hellespont et sera élu par ses propres évêques, selon l’ancienne coutume ». Le Concile décida alors de décerner à l’archevêque de l’Eglise de Chypre, le titre de l’évêque de la “Nouvelle Justinianopolis” — qui aura « les droits de la ville de Constantia » — avec le droit plein et canonique d’exercer sa juridiction ecclésiale sur toute la province de l’Hellespont, y compris donc le peuple de la juridiction ecclésiale constantinopolitaine, avec toutes les conséquences canoniques de cette juridiction octroyée et incontestable : « Quant à l’évêque de la ville de Cyzique, il sera soumis au proéstos de la dite “Néa Justinianopolis” à l’instar de tous les autres évêques de la province qui sont sous la présidence de Jean le proéstos très aimé de Dieu, lequel, si c’est nécessaire, promouvra (ordonnera) même l’évêque [métropolitain] de la ville de Cyzique ». Et le Quinisexte Concile œcuménique n’omet pas de préciser : « car nos pères inspirés de Dieu ont décidé que les usages de chaque Eglise soient gardés ».

Or, le droit juridictionnel canonique que le patriarche de Constantinople exerçait jusqu’ici sur la province hellespontine est maintenant acquis à l’évêque de Néa Justinianopolis et archevêque de l’Eglise de Chypre (9). C’est ainsi que « le 39e canon du Quinisexte renouvela et confirma l’ordonnance du IIIe Concile œcuménique d’Ephèse (431) relative à l’autocéphalie ; depuis lors cela demeura en vigueur sans suppression ni suspension, même aux moments très difficiles qui dictaient un contact plus direct avec l’Eglise de Constantinople » (10). L’autocéphalie chypriote fut ainsi gardée absolument intacte par ce Concile œcuménique, préservée et conciliairement confirmée pour la troisième fois (11), et cela par la cession de territoires juridictionnels du Patriarcat de Constantinople à l’archevêque de l’Eglise de Chypre. On doit enfin souligner ici le fait que le Quinisexte Concile œcuménique, par ce canon, confirme l’autocéphalie de l’Eglise de Chypre sur un territoire d’émigration dans le but d’exclure à tout prix une situation ecclésiastique bi-juridictionnelle et d’éviter ainsi toute assimilation de cette Eglise.

Une remarque d’ordre canonique pourrait être à l’origine de la problématique suivante. Une Eglise locale (autocéphale) entière se déplace avec tout son statut ecclésiastique administratif dans le ressort territorial d’une autre Eglise locale (patriarcale). Le Concile ordonne que le « proéstos Jean de l’île de Chypre » — dont « les privilèges accordés à son trône par les pères inspirés de Dieu, qui se réunirent auparavant à Ephèse, restent inchangés » —, « présidera tous les évêques de la province de l’Hellespont » en tant qu’archevêque — y compris ceux du Patriarcat de Constantinople — et « promouvra même l’évêque [métropolitain] de la ville de Cyzique », mais « sera élu par ses propres évêques », et cela « selon l’ancienne coutume ». L’archevêque de l’Eglise de Chypre, en tant que tel — primat d’une Eglise locale (autocéphale) —, ne pouvait pas être juridictionnellement soumis au patriarche de Constantinople — primat également d’une (autre) Eglise locale (patriarcale). Par le biais de cette décision conciliaire, le statut ecclésiastique de Chypre fut donc totalement respecté par le Concile et il est ainsi resté intact à tout point de vue. Par conséquent, le droit d’autocéphalie ou d’autonomie canoniquement accordé à une Eglise ne s’éteint pas tant que [son] corps ecclésial existe en tant que corps ; le lieu géographique n’altère pas le contenu des droits que cette Eglise était acquis tant que les conditions demeurent manifestement remplies.

La question qui se pose donc ici peut être formulée de la façon suivante : comment peut-on avoir une juridiction ecclésiale de plein droit sur des évêques qui ne font pas partie du synode que préside ce primat (primus sedis episcopus), concernant notamment l’élection de celui-ci ? Comment l’archevêque émigré Jean encore pourrait-il ordonner un évêque qui ne faisait pas partie de son synode propre ? Le Concile indique bien cependant que l’archevêque sera élu uniquement par le synode des évêques chypriotes sans la participation au synode concernant cette élection d’autres évêques d’une autre Eglise, au moment où ces “autres” évêques se trouveront sous sa pleine juridiction ecclésiale. Autrement dit, le synode archiépiscopal chypriote ordonnera les évêques de l’Eglise patriarcale qui l’accueille, et non réciproquement, c’est-à-dire qu’on aboutit à un synode qui élira et ordonnera des évêques qui ne font pas partie de cette Eglise. Mais le Concile accepte ce fait et stipule canoniquement cette pratique sans que cela en fait ait posé des problèmes canoniques (12).

Si l’on examine ce canon dans son contexte, il apparaît clairement qu’il entend envisager directement deux questions juridictionnelles bien distinctes l’une de l’autre, mais sans les opposer. Il présente donc deux aspects juridictionnels qui doivent être examinés ensemble. Le Concile apparaît d’abord [premier aspect] soucieux des droits ecclésiaux de l’archevêque chypriote déjà acquis au IIIe Concile œcuménique d’Ephèse (431) ; il veut les sauvegarder. Cette intention in flagrando conciliaire se manifeste donc dans les termes suivants : « […], nous décidons que les privilèges accordés à son trône par les pères inspirés de Dieu qui se réunirent auparavant à Ephèse, restent inchangés ; en sorte que la Nouvelle Justinianopolis ait les droits de la ville de Constantia, et l’évêque très aimé de Dieu qui y sera établi à l’avenir présidera à tous les évêques de la province de l’Hellespont et sera élu par ses propres évêques, selon l’ancienne coutume ; car nos pères inspirés de Dieu ont décidé que les usages de chaque Eglise soient gardés ». Cette partie du canon indiquant que l’autocéphalie reste intacte se trouvait déjà, sinon littéralement, au moins quant au sens (in sensu), dans le 8e canon du IIIe Concile œcuménique d’Ephèse. Le Quinisexte Concile confirma ainsi l’autoperfection (aujtotevleia) du corps ecclésial de l’Eglise autocéphale de Chypre. D’après cette norme conciliaire, se trouvant dans le ressort territorial canonique d’une autre Eglise locale, il convient que l’archevêque « Constantianæ civitatis jus obtineat » dans sa nouvelle résidence pour ne pas perdre son in-dépendance ecclésiastique et administrative. L’autocéphalie chypriote resta ainsi totalement intacte. La persistance et le maintien dans le temps de l’application du système administratif de l’autocéphalie sont donc irréfragables et en tant que tels irréfutables.

Par ailleurs, comme second aspect juridictionnel de ce canon, le Concile stipule également que « […] Quant à l’évêque de la ville de Cyzique, il sera soumis au proéstos de ladite Justinianopolis à l’instar de tous les autres évêques de la province qui sont sous la présidence de Jean le proéstos très aimé de Dieu, lequel, si c’est nécessaire, promouvra même l’évêque de la ville de Cyzique ». Le canon place donc l’éparchie métropolitaine hellespontine sous la présidence de l’archevêque et l’évêque de Cyzique au sein du synode provincial de Constantia. Il s’agit là d’une expression conciliaire délicate et assez nuancée, affirmant un octroi net des droits ecclésiaux, des “droits juridictionnels de l’Eglise de Constantinople ”, au proéstos de l’Eglise autocéphale de Chypre et de Néa Justinianopolis, qui les exercera de plein droit sur tout l’Hellespont sans distinction ni discrimination administratives. Par conséquent et à partir de cette définition conciliaire, les évêques de l’éparchie métropolitaine de l’Hellespont ainsi que le peuple indigène avec les évêques et le peuple émigrés chypriotes constituaient ensemble un corps ecclésial autocéphale unique qui reconnaît comme (sa) tête ecclésiastique mais également administrative unique — non plus le patriarche œcuménique de Constantinople mais — l’archevêque de l’Eglise de Chypre et de Néa Justinianopolis.

À partir de cela et en comparaison avec le premier aspect, on comprend bien l’octroi “des droits de l’Eglise de Constantinople” à ce dernier ; fait qui sanctionne en plus les droits — (de la ville de Constantia) — de l’autocéphalie de l’archevêque de Chypre. En effet, l’archevêque de Chypre tout en conservant incontestablement son jus proprium, acquiert alors une potestas delegata et exerce ipso jure un jus delegatum sur un peuple qui relevait, jusqu’alors, d’une autre juridiction ecclésiale. On aurait en effet pu se trouver alors devant une situation anticanonique, où “deux juridictions ecclésiastiques autocéphales” (sic) se seraient exercées — et ainsi venire contra factum proprium — sur la même province ecclésiastique (13), ou, au cas où la juridiction patriarcale aurait prévalu, on aurait donc pu considérer la situation comme si l’archevêque n’avait plus de territoire propre, alors on aurait eu in extremis un “archevêque titulaire” se trouvant sur une terra nullius — ce qui aurait signifié la suppression totale in facto de l’Eglise autocéphale de Chypre elle-même.

Ce fait manifeste, d’un autre point de vue, la sensibilité canonique qui a été celle du Synode patriarcal constantinopolitain lorsqu’il accepta cette solution conciliaire — de consentir à la suspension de ses droits canoniques propres sur les provinces de l’Hellespont —, en se démettant (conditio sine qua non) des droits qui lui appartenaient. Enfin, cet ordre conciliairement établi, pour une juridiction hyperoria — mais en propre canonique — dans des conditions circonstancielles et spécialement extraordinaires, prouve que l’autocéphalie est accordée afin d’être exercée dans les limites d’une province ecclésiastique unique à laquelle fut octroyé ce privilège canonique — et non dans les limites de deux provinces juxtaposées, superposées ou encore pire parallèles (sic). Si nécessaire, une ordonnance conciliaire d’ordre œcuménique doit être émise, lorsqu’il s’agit notamment de l’exercice hyperorius d’une juridiction autocéphale mais toujours sans coexistence ni homonymie avec une autre. Puisqu’il s’agit d’une clausula generalis, le même principe doit concerner, par extension mais aussi in extenso, ultérieurement (19e-20e siècles) les juridictions ecclésiales ethniques des autocéphalies modernes, où l’on devrait — et on le doit toujours — canoniquement donner la priorité à la juridiction ecclésiale et non à l’appartenance ethnique…

Il ne pouvait en être autrement. Toute autre disposition conciliaire eût été anti-conciliaire et ainsi anti-canonique. Qu’il nous soit permis cependant d’émettre une hypothèse à cette occasion pour aborder un autre aspect de notre sujet. L’Eglise autocéphale de Chypre fut accueillie par une autre Eglise locale, l’Eglise patriarcale de Constantinople, fait qui constitue historiquement un autre aspect de la communion ecclésiale. Du point de vue canonique, c’est le comportement de cette dernière qui nous intéresse ici. Elle aurait pu exiger pour des raisons ressortissant, p. ex., de la taxis intérieure et de l’ordre canonique qui doit régner au sein de l’Eglise de Chypre, que celle-ci suspendît son autocéphalie — d’une manière simplement provisoire. Dans ce cas, l’Eglise autocéphale de Chypre serait devenue, par assimilation, une métropole — même “autocéphale”, peu importe — ipso facto soumise pleinement au Patriarcat de Constantinople avec toutes les conséquences canoniques effectives que cela comporte (décisions patriarcales pour le peuple chypriote, participation des évêques chypriotes au Synode patriarcal, droit de ce dernier pour l’élection, l’ordination et le jugement des évêques chypriotes, etc.), fait qui aurait eu comme conséquence immédiate et effective la suspension de l’autocéphalie chypriote.

Mais, on l’a vu, l’Eglise de Chypre demeurait définitivement depuis 431 en fait et en droit conciliairement autocéphale. Une telle perspective ne pouvait donc, en aucun cas, être justifiée canoniquement même pour des raisons exceptionnelles. C’est pour cette raison que le Patriarcat œcuménique respecta totalement cette particularité conciliaire de l’Eglise autocéphale de Chypre, en l’accueillant dans son ressort territorial canonique, afin « que les privilèges accordés à son trône par les pères inspirés de Dieu, qui se réunirent auparavant à Ephèse, restent inchangés », et en soumettant même les évêques de cette région (regio metropolitana) à la juridiction propre de l’archevêque de l’Eglise de Chypre qui « présid[er]a tous les évêques de la province de l’Hellespont ». La priorité conciliaire a donc été donnée ici à la communion et la taxis canoniques et plus du tout à des revendications territoriales — ou éventuellement, de nos jours, raciales et ethniques.

Le Quinisexte Concile œcuménique in Trullo (691) émit donc un canon qui entraînait des répercussions sur la position de l’Eglise constantinopolitaine, ordonnant que l’archevêque de l’Eglise de Chypre « présidera tous les évêques de la province de l’Hellespont [mais] et sera élu par ses propres évêques, selon l’ancienne coutume ; car nos pères inspirés de Dieu ont décidé que les usages de chaque Eglise soient gardés ». Le principe canonique attesté de l’autocéphalie recevra ainsi son couronnement historique au VIIe Concile œcuménique de Nicée (787), où l’Eglise autocéphale de Chypre occupe — comme c’était d’ailleurs le cas au Quinisexte Concile œcuménique (691) (14)— un rang, selon la taxis canonique des Eglises autocéphales, immédiatement après les cinq trônes patriarcaux (et non pas comme aujourd’hui où elle occupe — et à tort — la onzième place). Car toutes les Eglises patriarcales modernes sont des Eglises autocéphales qui portent tout simplement le titre honorifique de Patriarcat, étant donné que — non seulement leur qualité patriarcale honorifique mais aussi — leur autocéphalie reste encore à être confirmée par un Concile, privilège qui n’a été accordé pour l’instant qu’à seule Eglise autocéphale de Chypre).

2nde Partie : Perspective de facto “co-existentielle”, mais canonique ?

Une question reste encore sans réponse. On peut la saisir à partir de cet événement canonique unique dans l’histoire de l’Eglise : le cas ecclésiastique chypriote du 7e siècle pourrait-il constituer un modèle de solution pour la “question ecclésiastique” estonienne ? La position conciliaire que nous avons rapportée donne-t-elle le droit aux communautés ecclésiales russes dans l’ensemble du ressort territorial d’Estonie de jouir d’une autonomie pleine et entière, qui exclurait toute “intégration juridictionnelle” canonique au sein du corps ecclésial canoniquement préexistant qui est bien l’Eglise autonome orthodoxe d’Estonie ? Cette même position conciliaire donne-t-elle en plus le droit aux communautés ecclésiales russes “d’appartenir” à une autre entité ecclésiale extérieure que celle du territoire canonique de l’Eglise autonome et orthodoxe d’Estonie ? L’étude et l’analyse de l’événement chypriote, très lié à la praxis canonique adoptée dans le passé par l’Eglise, pourraient apporter à tout point de vue une solution ou tout du moins un modèle de solution ou même une réponse claire à la question canonique contemporaine de l’Eglise orthodoxe en Estonie.

Dans les lignes qui suivent, on abordera la question que nous venons de poser à partir des perspectives notamment conciliaires et canoniques. D’après le Quinisexte Concile œcuménique in Trullo (691), dont nous venons de constater qu’on ne peut pas avoir deux juridictions ecclésiastiques dans la même région géographique, de même qu’un statut bi-juridictionnel ou encore deux Eglises autocéphales sur le même territoire (étatique) unique, quelle solution canonique proposera-t-on pour l’Estonie ? Notre intérêt est focalisé sur une possibilité de solution objective, afin que la lecture des pages de cette étude permette dégager facilement l’esprit et la solution conciliaires quinisextiens.

§ 1.—Les données pour une approche canonique préalable

Pour progresser dans notre recherche, il est préférable de procéder à une évaluation, du point de vue canonique, de certains aspects, qui seront utilisés pour l’approche (nomo)canonique de certaines questions surtout canoniques, et cela, dans la perspective de résoudre la question ecclésiastique estonienne dont la solution traîne depuis déjà une décennie.

En effet, selon la praxis et le principe ecclésiologiques et canoniques de l’unité territoriale (chorogéographique) d’un corps ecclésial, adoptée depuis toujours comme condition canonique préalable à la proclamation de l’autocéphalie ou de l’autonomie d’une Eglise, on ne peut avoir deux — ou plusieurs — Eglises autocéphales/autonomes dans la même région, de même que deux — ou plusieurs — juridictions ecclésiastiques sur un même territoire (étatique). Ce principe et cet esprit sont réaffirmés dans la solution adoptée et la décision finale notamment du Quinisexte Concile œcuménique, se fondant sur la praxis ecclésiale et conciliaire précédente (15). Les limites internationalement reconnues de l’Etat estonien, indépendant et souverain, forment un territoire uni avec toutes les conditions indispensables par cette unification territoriale.

D’après la Tradition canonique de l’Eglise, les visées du Patriarcat de Russie sur les communautés russes situées en Estonie, les présentant comme “Eglise d’Estonie rattachée ou relevant (16) (sic) au/du Patriarcat de Moscou” ne sont absolument pas justifiées par l’Economie canonique (17) et peuvent coïncider en pratique avec l’autocéphalisme. En effet, inventé par le Professeur de l’Institut Saint-Serge de Paris Olivier Clément, ce néologisme veut désigner une tendance ecclésiastique relativement récente et manifestement anticanonique à un double point de vue. Il s’agit, d’une part, d’un désir ardent d’acquérir à tout prix, même si les conditions géo-politiques mais aussi géo-ecclésiastiques correspondantes ne le permettent pas, le status autocéphale d’une unité territoriale. Mais il existe d’autre part — et c’est bien le cas ici —, une tendance concrète à l’exercice hyperorius d’une juridiction ecclésiale sur le territoire d’une autre Eglise autocéphale ou autonome — ou au sein de la diaspora —, sous le seul prétexte d’existence de droits ecclésiaux non-définis ou mal définis. À vrai dire, il s’agit d’un “nationalisme ecclésiastique” flagrant, qui cultive une notion d’“autocéphalie nationale universelle” et une “ecclésiologie monocamérale” (d’exclusivisme ecclésiastique ethnique). Ce sont bien là les deux caractéristiques contemporaines de l’aberration canonique des Eglises nationales orthodoxes. C’est là aussi qu’il faut surveiller, très attentivement, les ennemis de l’unité ecclésiale qui se cachent sous l’idée d’autocéphalie. À chaque fois que le nationalisme et l’ethno-phylétisme ou l’identité culturelle réclament la priorité sur l’unité de l’Eglise, ils doivent être clairement refusés et sacrifiés. L’ecclésiologie orthodoxe ne peut attribuer une valeur de réalité ultime à aucune réalité historique en tant que telle, mais, seulement, au Christ et à la récapitulation eschatologique de toute chose en Lui ; c’est ce qui est en réalité proclamé dans chaque divine liturgie. Ici encore, l’autocéphalisme est en fait un avatar moderne de l’autocéphalie, qui fait entrer un confessionalisme ethnique dans la communion et l’unité ecclésiales. Enfin, à côté de cette aberration canonique d’autocéphalisme, il faut classer une autre tendance aberrante plus souple et, pour cette raison, facilement plus répandue et plus insaisissable, celle de l’irrédentisme* ecclésiastique ou encore celle de la “politique ecclésiastique du limes”…

§ 2.—Un précédent anticanonique

Suite à l’économie décidée et adoptée bilatéralement au sein du dialogue entre le Patriarcat œcuménique de Constantinople et le Patriarcat de Russie à Zurich en 1996, la question est de savoir sous quelles conditions canoniques évoluera le statut ecclésial autonome en Estonie. Si un statut bi-juridictionnel est définitivement instauré, faudra-t-il alors envisager un changement de son status autonome, formé canoniquement depuis 1923 ? Si oui, dans quel sens ? Dans la perspective de son abolition ? Dans la perspective de sa suspension ou bien dans la perspective de sa conservation intégrale ?

D’après l’approfondissement auquel nous avons procédé dans la partie précédente concernant l’Eglise autocéphale de Chypre et pour une solution définitive de la question ecclésiastique estonienne, nous proposerons nettement et concrètement l’adoption du 39e canon/Quinisexte dans la perspective indiquée par son contenu canonique et par son esprit ecclésial, à la suite de l’autodétermination (aujtodiavqesi ») étatique de l’Estonie en 1991. Autrement dit, cette vision conciliaire va dans le sens où l’autonomie acquise depuis 1923 reste ecclésiastiquement intacte. Tenant compte, en effet, du comportement canonique de l’Eglise de Constantinople au moment du déplacement de l’Eglise de Chypre en Hellespont (18) — cela comme précédent conciliaire et canonique du passé —, il nous paraît beaucoup plus canonique et en conformité avec les Conciles ecclésiaux de conserver intacte l’autonomie qui a été accordée à l’Eglise d’Estonie, étant donné que la situation reste du point de vue historico-canonique analogiquement la même, non seulement au moment du déplacement de l’Eglise locale chypriote (691), mais aussi et notamment durant le temps de la proclamation de son autonomie autocéphalique (431) (19).

Aux 19e et 20e siècles apparurent des Eglises autonomes et autocéphales ou patriarcales — aux dimensions des Etats nationaux — ayant apparemment le même contenu que celui qu’exprime la notion d’“Eglise nationale” (20). Or si nous regardons la situation canonique actuelle de l’Eglise autonome orthodoxe d’Estonie, nous nous rendons compte qu’elle se trouve, vu la pression russe de reconnaissance pleine et entière, et notamment d’égalité des Communautés russes comme “Eglise orthodoxe d’Estonie”, devant certains problèmes fondamentaux concernant notamment la structure canonique de l’Eglise. En effet, la reconnaissance canonique de deux juridictions ecclésiastiques différentes sur le même territoire (étatique) unique signifierait, pour le moins, la suspension partielle — sinon totale — de l’autonomie ecclésiastique, directement ou indirectement. De même, la reconnaissance canonique des communautés orthodoxes russes comme “Eglise orthodoxe d’Estonie” signifierait aussi la suspension “partielle” de cette autonomie ecclésiastique en faveur d’une intégration de l’Eglise d’Estonie en tant que métropole dans la juridiction patriarcale de l’Eglise de Russie. Bien que le but, ici, ne soit pas de proposer cette solution compte tenu des circonstances difficiles, il serait possible qu’une assimilation [intégration] ecclésiastique intervienne et que des modalités de conservation formelle de l’autonomie et des coutumes qui y sont liées soient trouvées, sans préjudice à l’unité ecclésiastique qui a été imposée par la Russie. Il s’agirait dans ce cas, — si l’on interprète bien — d’une “intégration sans autonomie”. L’exigence russe de “double” reconnaissance juridictionnelle est donc un acte plus politique qu’ecclésiastique, étant donné qu’elle ne peut pas être justifiée d’un point de vue surtout conciliaire et canonique. En tout cas, la co-existence juridictionnelle de deux communautés indépendamment l’une de l’autre est contraire aussi bien à la lettre qu’à l’esprit des canons et, notamment, à la canonicité quinisextienne.

Ici encore, le Patriarcat de Russie utilise l’argument selon lequel le principe a prévalu que dans un Etat libre l’Eglise “numériquement dominante” y constitue une Eglise unique, afin qu’un autre principe soit observé. Il fait appel à l’assimilation ecclésiastique, dans le développement de sa problématique comme méthode appliquée dans le passé, plus précisément à partir de 1945 en ce qui concerne l’Estonie. Mais cela constitue purement une hypothèse qui ne correspond pas à la réalité canonique de la question examinée jusqu’ici.

Par ailleurs, si l’on fait une comparaison entre les deux positions déjà exposées, c’est-à-dire celle de l’Eglise de Constantinople (Quinisexte Concile œcuménique in Trullo-691) et celle de l’Eglise de Russie (depuis 1991), une différence ressort automatiquement entre l’esprit supranational constantinopolitain et l’esprit ethnocentrique et irrédentiste* d’une Eglise nationale. On constate manifestement que le Saint-Synode l’Eglise de Russie se comporte sur la base et selon une mentalité imposée par des principes étatiques de l’émigration nationale sans prendre en considération, semble-t-il, les critères et les définitions canoniques selon lesquels l’Eglise orthodoxe a accordé le statut autonome à une Eglise locale. La comparaison entre cette attitude et le canon 39/Quinisexte indique que le Patriarcat de Constantinople, en 691, ne revendiquait pas le territoire de l’Hellespont, qui était son territoire ecclésiastique propre ; il ne revendiquait pas non plus le peuple de l’Hellespont, qui était son peuple ecclésial. L’Eglise de Russie, au contraire, revendique une juridiction non territoriale (juridiction hyperoria) sur un peuple, qui est bien un peuple d’origine russe (notion en fait de vassalité nationale), mais qui est situé en dehors du territoire juridictionnel de l’Eglise de Russie. Cependant, une juridiction ne peut être qu’intra-territoriale — et jamais extra-territoriale (hyperoria). Elle ne peut être que sous la condition d’une décision canonique expresse (21).

De même, en partant toujours de cette perspective — infondée du point de vue canonique —, et d’après cette revendication, il s’agit en fait du même principe que celui qui concerne l’organisation de la diaspora (émigration) nationale russe (d’après la définition de citoyenneté) par l’Etat russe et ses autorités étatiques. C’est un phénomène actuellement très répandu dans la mentalité ecclésiastico-politique et dans les habitudes pratiquées par les Eglises autocéphales (patriarcales) ethniques à ce jour — bien que les canons dictent, il faut le dire, clairement le contraire —, et cela par imitation — en tant qu’Eglises dites nationales (et très souvent étatiques) liées aux Etats correspondants — sans prendre conscience qu’il s’agit en réalité d’un comportement ecclésiastique canoniquement aberrant. Manque de maturité théologique et de sensibilité canonique — les deux vont de pair —, contraires au précédent canonique du canon 39/V-VIe (22), qui fait également partie de la tradition ecclésiale et canonique constitutive de l’Eglise orthodoxe de Russie.

Car le souci de l’exclusivisme étatique comme l’intérêt de disposer d’une représentation consulaire légitime sur un plan universel — de chaque Etat unique dans le monde pour son peuple qui se veut indépendant, souverain et qui se prétend très souvent racialement étranger par rapport aux autres groupes et Etats nationaux — ne pourrait pas et ne doit pas constituer un exemple à imiter pour les Eglises autocéphales et ne pourrait s’identifier à la diaconie pastorale adoptée par chaque Eglise locale sur un territoire canoniquement donné. Autrement dit, la définition juridique de la (double) citoyenneté ne peut et ne doit pas s’identifier à la définition du statut canonique des membres d’une Eglise autocéphale se situant en dehors de ses limites canoniques. Or, depuis toujours et pour l’avenir, une “double citoyenneté” pour une seule personne est légalement tolérable, tandis qu’une “double citoyenneté ecclésiastique” est, par définition, ecclésialement aberrante et profondément anticanonique. Car l’Eglise de chaque lieu (du locus) donné ne connaît qu’un seul corps du Christ constitué de membres qui ne font pas partie d’un autre corps ecclésial à la fois. Sur chaque locus, il ne peut y avoir qu’une seule juridiction ecclésiale canonique. On ne peut parler de juridiction territoriale qu’au singulier, jamais au pluriel.

Enfin, dans la même perspective toujours, on voudrait soulever une autre question. L’occupation militaire qui a été imposée, d’une manière ou d’une autre, depuis 1945 jusqu’au 1991 par les forces d’occupation russes, a-t-elle influencé le statut autonome de l’Estonie dans son intégrité étatique ? Le Tomos de 1923 accorda à cette Eglise le status d’autonomie pour l’ensemble du peuple et l’Etat estoniens, et ce statut y demeure intact. Pour ce temps transitoire et en attendant une solution positive de la question estonienne, l’Eglise autonome d’Estonie demeure et reste le seul facteur ecclésial institutionnel qui unifie et qui peut unifier les parties ecclésiastiques orthodoxes divisées en Estonie. Dans la perspective de cette vision également, le statut ecclésial demeure donc intact tant canoniquement que pratiquement.

Par ailleurs, l’autonomie d’une “nation” (23), de la “nation estonienne”, est devenue l’autonomie dans le cadre d’un Etat national non tant à cause de l’éclatement de l’ethnophylétisme — qui n’a pas tellement touché en fait la mentalité traditionnelle du peuple estonien —, qu’en raison de la création des Etats nationaux (ethniques) contemporains suite à la décomposition de l’Empire russe, durant le 20e siècle, et, plus précisément, après l’indépendance politique d’Estonie et la création de la “République d’Estonie” en 1917. Néanmoins, la transformation de mentalité survenue après ce changement est facile à constater dans le dialogue bilatéral…

Comme les communautés russes existent en Estonie, si l’Eglise de Russie veut appliquer finalement la revendication ethnico-religieuse et irrédentiste exprimée dans le territoire estonien unifié, elle devra alors sans doute créer, elle aussi, un précédent anticanonique pour l’avenir et renforcera en plus l’intervention ecclésiastique hyperoria canoniquement injustifiée mais largement réalisée à ce jour par d’autres Eglises autocéphales (patriarcales) sur différents territoires ecclésiaux du monde entier. On a seulement voulu ici signaler ce fait pour attirer l’attention, mettre en garde et sensibiliser ceux qui sont sensibles vis-à-vis de cette question canonique, sachant que la globalisation du monde entier faisant de tous les ex-Etats nationaux un territoire formellement uni donne manifestement de telles possibilités. Cela est évidemment plus visible dans le processus d’unification européenne — qui n’est encore qu’un processus en cours —, qui ouvre manifestement une perspective positive à l’Eglise orthodoxe. D’où l’agitation récente des Eglises orthodoxes nationales dans le sens de l’organisation des communautés homoethniques sur un plan universel. Or la responsabilité des Eglises autocéphales devient encore, de ce point de vue, plus importante dans cette nouvelle perspective de l’unification européenne et de mondialisation immanentes.

Notons à ce propos que Olivier Clément a tout récemment, entre parenthèse, évoqué ce fait en disant qu’« une tension violente entre Constantinople et Moscou (à propos du statut de l’Eglise orthodoxe d’Estonie, finalement partagée, Constantinople accordant aux paroisses qui le demandaient un statut d’autocéphalie) a été surmontée en septembre 1997 » (24), fait qui constitue, d’après l’auteur, une anomalie canonique dans ce statut ecclésiastique. Ici, l’expression “ finalement partagée” du Professeur Clément signifie instauration en fait d’un statut bi-juridictionnel… Autrement dit, “ce qui était, sera…”.

§ 3.—Actualisation de la solution canonique quinisextienne à la question ecclésiastique estonienne

Gardant les proportions et faisant uniquement quatre changements correspondant à l’actualisation de ce canon, supposons qu’il faille entendre :
a) à la place de l’archevêque de Chypre Jean, l’archevêque d’Estonie Stéphane ;
b) à la place du basileus romain, le gouvernement du peuple estonien ;
c) à la place de Concile d’Ephèse qui accorda l’autocéphalie à l’Eglise de Chypre, le Tomos patriarcal et conciliaire de 1923 qui accorda le statut d’autonomie à l’Eglise d’Estonie ; et, enfin,
d) à la place de l’évêque de Cyzique du Patriarcat œcuménique, l’évêque des paroisses russes de la province d’Estonie du Patriarcat de Russie,
le canon 39/Quinisexte pouvait être conciliairement ainsi conçu :
« Notre frère et confrère Stéphane, le proéstos de l’Eglise d’Estonie, s’étant installé avec son peuple dans la province d’Estonie au bord de la mer Baltique, pour être délivré de l’esclavage étranger et se mettre franchement sous l’autorité du pouvoir légitime ; et cela grâce à la providence divine et aux efforts du gouvernement du peuple estonien, nous décidons que les privilèges accordés à son trône par les pères inspirés de Dieu, qui en avaient décidé auparavant en 1923, restent inchangés ; en sorte que la ville de Tallinn ait les droits accordés par l’Eglise, et l’évêque très aimé de Dieu qui y sera établi à l’avenir, présidera à tous les évêques de la province d’Estonie et sera élu par ses propres évêques, selon l’ancienne coutume ; car nos pères inspirés de Dieu ont décidé que les usages de chaque Eglise soient gardés. Quant à l’évêque des paroisses russes de la province d’Estonie, il sera soumis au proéstos de la dite ville de Tallinn à l’instar de tous les autres évêques de la province qui sont sous la présidence de Stéphane le proéstos très aimé de Dieu, lequel, si c’est nécessaire, ordonnera [promouvra] même l’évêque des paroisses russes de la province d’Estonie » (25).
Voilà en forme et en norme conciliaires la solution canonique qui demeure en conformité avec la tradition conciliaire quinisextienne de l’Eglise. En effet, en 691, si c’était le cas d’Estonie, les Pères conciliaires de Quinisexte Concile œcuménique décideraient textuellement de cette manière. Il est vrai que « les Pères inspirés de Dieu » donnaient la priorité à l’ecclésiologie et à la vérité de l’Eglise sans permettre à des paramètres politiques ou — à ce jour — nationo-ethniques et nationo-religieux de conditionner la communion, l’organisation et l’unité ecclésiales. Car, « les intérêts des nations ne peuvent être placés au-dessus de la vérité », nous a dynamiquement dit le patriarche de Russie Alexis II, juste après son élection patriarcale (26). Nous souhaitons de tout cœur et de profundis que sa voix soit entendue de tous les Chrétiens orthodoxes du monde entier…

À l’époque du Quinisexte Concile œcuménique in Trullo, on n’a posé en Hellespont et au sein de la Métropole de Cyzique ni la question ni le critère de la “majorité des fidèles” pour voir quel évêque ou quelle juridiction dominerait par le biais de la majorité de ses fidèles ou de ses paroisses, mais on a carrément placé l’évêque de Cyzique dans le cadre ecclésiastique de l’Eglise autocéphale de Chypre et sous la présidence de l’archevêque “immigré” chypriote qui, de plus, “venait de s’installer” dans cet endroit. (En particulier, dans ce cas, le paramètre de la majorité du peuple ne pèse guère dans la taxis canonique des Eglises autocéphales établie par l’Eglise elle-même, pour l’insérer comme une optique ou un critère de solution (27)). Au contraire, en Estonie, le Patriarcat de Russie a à tout prix refusé l’intégration de son évêque existant à Tallinn au sein de l’Eglise autonome d’Estonie qui, cependant, était déjà canoniquement formée (c’est-à-dire depuis 1917/1923) et préexistait à toute formation ecclésiastique ultérieure (c’est-à-dire à partir de 1945 et ensuite) et qui demeurait et demeure toujours la seule et unique instance ecclésiastique pour les chrétiens orthodoxes dans cet endroit. La bicéphalie peut être un enjeu politique, mais elle ne reflète jamais l’ecclésiologie orthodoxe telle qu’elle a été présentée depuis l’apôtre Paul (1er siècle), par l’ecclésiologie conciliaire et canonique à travers les siècles (2e-9e siècles) jusqu’aux Conférences panorthodoxes pré-conciliaires de Chambésy (1976-1993).

Autrement dit, « la garantie des droits à l’autocéphalie de l’archevêque de Chypre aurait été impossible du point de vue canonique, si, par exemple, ces droits avaient dû éventuellement être exercés sur des groupes de Chypriotes, éparpillés dans toute l’étendue de l’empire, parce qu’ainsi seraient exercées, en dépit des canons, deux juridictions autocéphales sur le même territoire (28)» . Les paroisses russes doivent donc s’intégrer, du point de vue ecclésial et canonique, dans la juridiction de l’Eglise autonome locale d’Estonie sans que cela puisse porter préjudice — et cela doit être bien prévu comme cela avait déjà été prévu en 1919 et en 1924 en Estonie — à leur identité ethnique ou à celle de leur origine.

Partant donc de la vision mentionnée, l’archevêque continuera à gouverner sa propre Eglise canoniquement autonome selon « les privilèges accordés à son trône par les pères inspirés de Dieu [qui] restent inchangés ; […], et il sera élu par ses propres évêques, selon l’ancienne coutume ». Or le status autonome, selon sa forme canonique et administrative, reste intouchable et inaliénable — sinon l’on risquerait de blesser la taxis et l’acribie canoniques. Autrement dit, intégration (incorporation) et autonomie à la fois, les deux pistes étant exprimées par une, la même et unique entité ecclésiale. Aujourd’hui tout comme par le passé, cette Eglise n’est assimilable à aucune, et conserve son rang d’Eglise autonome dans les Diptyques de l’Eglise orthodoxe “répandue par tout l’univers” (29). Or lorsque le primat et le Synode d’une Eglise autocéphale ou autonome d’un peuple déjà formée canoniquement sont présents dans son pays ou en un autre endroit — et c’est là que le Quinisexte Concile œcuménique a osé aller encore plus loin —, peu importent que ce lieu ou cet endroit “appartiennent” à cette Eglise ou non, les évêques et le peuple d’une autre Eglise sont intégrés dans le corps de cette Eglise autocéphale ou autonome (30). Enfin, là où on doit disposer ou envoyer des évêques et des prêtres, dans notre cas, de la part de l’Eglise patriarcale de Russie, on doit les incorporer et encadrer au sein de la juridiction territoriale ecclésiale existante sur le lieu, en conformité avec la tradition canonique présentée par le Quinisexte Concile œcuménique.

On pouvait formuler, néanmoins, là une objection. L’Eglise orthodoxe d’Estonie est autonome depuis 1923, à la suite de l’émancipation étatique et ecclésiastique survenue à cette époque. Mais l’Estonie, à une époque antérieure, faisait territorialement partie de l’Empire russe et on peut, donc, mettre en doute l’autonomie ecclésiastique qui fut accordée par le Patriarcat œcuménique en l’année 1923. Par conséquent, dit-on, il n’est plus de question d’autonomie ecclésiastique en Estonie… Indépendamment du résultat, pour l’Eglise de Russie le désaccord tourne autour de cet axe. D’après cette approche, la seule instance ecclésiastique capable de jouer un rôle en Estonie (c’est ce qu’elle fait d’ailleurs en réalité), c’est bien le Patriarcat de Russie.

Cependant, on oublie deux paramètres canoniques qui, dans le cas de l’Eglise d’Estonie, s’unissent pour donner en fait une réponse claire et nette à cette objection formulée d’une façon ou d’une autre. Ce sont le droit préjuridictionnel du Patriarcat de Constantinople d’une part, et, d’autre part, l’étendue de la vigueur de l’autocéphalie d’une Eglise autocéphale/patriarcale — dans notre cas, de l’Eglise de Russie.

a) Le droit préjuridictionnel du Patriarcat œcuménique de Constantinople. Ce terme est emprunté au droit administratif français ; il s’agit — en mettant un nouveau contenu conforme notamment à son étymologie (31)— d’une qualification concernant le territoire d’une Eglise autocéphale émancipée d’une juridiction — toujours patriarcale —, où l’Eglise patriarcale n’exerce aucune autorité ecclésiastique juridictionnelle, spirituelle ou administrative. Une Eglise autocéphale moderne constitue toujours un “territoire préjuridictionnel” du Patriarcat dont elle est issue et canoniquement émancipée ; elle ne constitue pas un “territoire ex-juridictionnel”, car, alors, la juridiction reviendrait à l’Eglise patriarcale dans le cas d’une abolition de l’Eglise locale (exemple récent de l’Eglise autocéphale d’Albanie). Parmi les cinq Patriarcats anciens, le Patriarcat œcuménique de Constantinople demeure, pour des raisons historiques et théologiques, le seul qui, pour faire face à des circonstances pluriformes extrêmement difficiles, ait concédé au système de l’autocéphalie dans son ressort territorial patriarcal propre pour les peuples ethniques formant un Etat national. Les autres quatre Patriarcats anciens (à savoir, ceux de Rome, d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem) n’ont pas adopté ce système ecclésial. Or une Eglise autocéphale moderne constitue, toujours et par définition, un “territoire préjuridictionnel” du Patriarcat de Constantinople, duquel elle est issue et canoniquement émancipée. Cela s’explique aussi par le fait qu’en cas d’abolition d’une Eglise autocéphale locale (cf. les autonomies ecclésiastiques de Serbie et de Bulgarie au cours du 12e siècle, ainsi que l’exemple récent de l’Eglise autocéphale d’Albanie [1967-1991]), la juridiction en revient à l’Eglise patriarcale de Constantinople qui jouit alors du plein droit canonique ainsi que de l’initiative canonique nécessaires pour agir afin de restaurer l’autocéphalie ou l’autonomie d’une Eglise abolie par les différentes circonstances et vicissitudes.

Par conséquent, l’“autonomie” comme l’“autocéphalie” constituent des formes spéciales d’in-dépendance des provinces ecclésiastiques qui sortaient alors de la juridiction du Patriarcat œcuménique (c’est justement cela le cas de préjuridictionnel) pour correspondre aux territoires des Etats nouvellement créés. À titre d’exemple, tout ressort territorial de chaque Eglise autocéphale ou patriarcale et autonome se situant dans les limites patriarcales définies par les [(IIe) IVe et V-VIe] Conciles œcuméniques [(381) 451 et 691], c’est-à-dire de l’Europe centrale et orientale, constitue un territoire préjuridictionnel du Patriarcat œcuménique de Constantinople — ce cas étant unique au sein de l’Eglise orthodoxe “répandue par tout l’univers” de ce point de vue. Or les [neuf] Eglises autocéphales existantes à ce jour — à la seule exception de l’Eglise autocéphale de Chypre qui ne fit jamais partie du territoire juridictionnel d’un des cinq Patriarcats —, à savoir, les Eglises de Russie, de Serbie, de Roumanie, de Bulgarie, de Géorgie, de Grèce, de Pologne, d’Albanie et de Tchéquie et Slovaquie, ainsi que les [deux] Eglises autonomes de Finlande et d’Estonie, constituent un “territoire préjuridictionnel” du Patriarcat œcuménique de Constantinople. Par conséquent, d’un point de vue ecclésiastique et de la juridiction canonique orthodoxe, l’Estonie constitue une juridiction ecclésiastique du Patriarcat œcuménique.

b) L’étendue de la vigueur de l’autocéphalie d’une Eglise autocéphale (ou patriarcale moderne). La proclamation de l’autocéphalie a un fondement ecclésiologique et canonique lorsqu’elle est tirée du principe de la possible adaptation de l’organisation ecclésiastique à l’ordre politique. Cette adaptation est notamment possible lorsqu’il existe un peuple ayant une forte cohérence ethnique-nationale s’exprimant dans le cadre de territoire et de limites étatiques. L’exigence canonique conciliaire est que l’ordre ecclésiastique doit s’adapter à l’ordre politique (32). En effet, le principe de l’adaptation de l’organisation administrative ecclésiastique à l’organisation civile de l’Etat national est conciliairement apparu et appliqué depuis l’époque des Conciles œcuménique du 1er millénaire ; cette intention conciliaire est déjà clairement visible dans les canons du 1er Concile œcuménique de Nicée (325). Par conséquent, au sein de l’Eglise orthodoxe répandue à travers tout l’univers, c’est le principe territorial qui compte pour la délimitation des Eglises autocéphales, patriarcales ou autonomes, et non un principe ethnique…

Alors une fois qu’une Eglise a été déclarée autocéphale, l’autocéphalie ou la patriarchie de cette Eglise s’exerce dans les limites de la province pour laquelle a été proclamé et accordé ce privilège ecclésial — et jamais hors de ses frontières. Cela signifie que a) les Eglises autocéphales ont une juridiction restreinte à des limites territoriales bien définies et que b) elles n’ont pas de pouvoir canonique d’accorder l’autonomie — aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du territoire canonique de l’Eglise autocéphale/patriarcale.

Rappelons aussi le fait que le régime ecclésiastique acquis, tant des Eglises “autonomes” que des Eglises “autocéphales”, concerne l’ensemble des hommes, des fidèles (clergé et peuple), qui résident dans les limites géographiques de leurs Etats exclusivement. Cela signifie justement que la résidence de certains chrétiens, membres des Eglises en question hors les limites de souveraineté de l’Etat, dont ils étaient ressortissants et citoyens, avait pour conséquence l’“interruption” provisoire ou même définitive de leur “dépendance” ecclésiale envers leurs Eglises, dont ils étaient des membres ipso jure. Dans la réalité — non pas politique mais — ecclésiologique orthodoxe, cela signifie que les communautés russes d’Estonie n’appartiennent pas ecclésialement et juridictionnellement au Patriarcat de Russie mais à l’Eglise autonome d’Estonie, dont elles font partie constitutive !

De même, l’évêque de ces communautés ecclésiales russes siégeant à Tallin, comme on l’a vu, doit faire partie de cette Eglise autonome locale. Car, d’après les saints canons, il n’est pas permis dans la même province ecclésiastique d’avoir plus d’un évêque (33). Il ne peut y avoir qu’un seul évêque à la tête de ces diocèses bigarrés (bi-ethniques), car un corps à plusieurs têtes serait “un monstre” (34). Au sein de la diaspora et, tout récemment, au sein des Eglises locales canoniquement formées à l’échelon national, la co-existence de plusieurs évêques dans une même ville offre une image de l’Orthodoxie se querellant sur des questions d’autorité, de juridiction, de dépendance, de différenciation selon la nation, la nationalité ou la tradition, etc., ce qui a des incidences négatives sur son unité intérieure et son témoignage résurrectionnel et eschatologique extérieur.

Il est donc communis opinio dans le domaine de la Tradition canonique orthodoxe que l’autocéphalie d’une Eglise, par définition, s’épuise au sein de son ressort territorial juridictionnel qui s’identifie avec l’ensemble du territoire de l’Etat au sein duquel elle se trouve située. Or a) si l’Etat estonien n’était pas formé en tant que tel et b) s’il n’était pas reconnu officiellement par la Communauté internationale comme tel, on pourrait toujours discuter et revendiquer d’une manière ou d’une autre la juridiction ecclésiale d’un territoire de l’ex-Empire russe. Une fois que cet Etat est de facto et de jure formé, libre, autonome, constituant une République indépendante, souveraine et internationalement reconnue, c’est alors que son peuple, par le biais de son gouvernement, a le droit humain aussi bien que canonique de choisir la forme de son Eglise comme d’ailleurs le statut de cette dernière, indépendamment de la situation politique du passé récent — en conformité bien évidemment avec la vie conciliaire diachronique de l’Eglise. Toute sorte d’intervention extérieure politico-ecclésiastique au nom d’un passé qui n’était — sous-entend — pas aussi clair ecclésialement, n’est pas justifiée par l’ecclésiologie de l’autocéphalie ecclésiale.

De plus, qu’une “autocéphalie puisse s’épuiser au sein de son ressort territorial juridictionnel” signifie que cette Eglise autocéphale n’a pas le droit canonique d’intervenir au sein d’une autre Eglise patriarcale, autocéphale, autonome (le cas de l’Estonie) ou semi-autonome. Toute action et orientation dans ce sens est totalement anticanonique. (À l’occasion, il faut noter ici que la Tradition canonique de l’Eglise connaît bien le terme “territoire canonique”, indiqué toujours conciliairement par l’Eglise, dans le sens toujours d’un territoire ecclésialement uni et unique — et non partagé ou divisé —, mais elle ignore le terme “territoire traditionnel” qui correspond plutôt au langage politique ou étatique surtout lorsqu’il s’agit de revendications territoriales d’un autre espace limitrophe). Et le “territoire canonique” d’une Eglise autocéphale s’identifie au “territoire étatique” du pays qui lui correspond et qui porte le même nom. Or comme l’Eglise patriarcale de Russie, l’Eglise autonome d’Estonie également a son propre “territoire canonique”, qui lui reste intact, mais qui lui sera déchiré si on insiste(ra) sur la revendication des communautés ecclésiales russes dans le sens qu’elles “doivent” être rattachées au Patriarcat de Russie. En tout cas, le “droit de sol” et le “droit de sang” sont des catégories naturelles et étrangères à la notion et surtout à l’être même de l’Eglise.

Pour expliquer donc la “question ecclésiastique estonienne” apparue au cours de la dernière décennie, il ne faut surtout pas oublier que chaque Eglise autocéphale ne peut en fait exercer canoniquement une juridiction hyperoria, selon — entre beaucoup d’ autres — le 2e canon du IIe Concile œcuménique de Constantinople (381), étant donné, pour le dire d’une autre façon, qu’une juridiction ne peut être que territoriale — et jamais ethnique ou autre. Effectivement, « l’autocéphalie d’une Eglise consacrée par une procédure canonique se réduit aux limites de la circonscription administrative pour laquelle le privilège de l’autocéphalie a été reconnu. Il va de soi que ce principe canonique est aussi valable pour les circonscriptions ecclésiastiques autocéphales, dont la composition a un caractère national. Pour tout dépassement de juridiction en dehors du territoire administratif autocéphale est exigé, d’une part, un fondement canonique complet et, d’autre part, l’application de la même procédure canonique que celle appliquée à l’acte ecclésiastique lors de la proclamation de l’autocéphalie de l’Eglise en question, ainsi que le dit clairement le 39e canon du Quinisexte Concile œcuménique in Trullo » (35).

Enfin, de nos jours, tout comme dans la perspective de son adhésion éventuelle au sein de l’Europe unie, l’Etat russe, bien qu’il soit territoire européen, ne verra la juridiction de son Eglise patriarcale (autocéphale) étendue qu’uniquement à son territoire étatique, comme cela fut canoniquement prévu, dans le passé, par la voie conciliaire pour toutes les autres Eglises patriarcales, autocéphales et autonomes. Car, si l’Eglise de Russie devait avancer des revendications de type nationo-ethnique dans ce sens, il faudrait alors supprimer la patriarchie, l’autocéphalie ou l’autonomie de toutes ces Eglises locales orthodoxes modernes… Mais là, il y a une autre question qui sans aucun doute tourmentera le corps ecclésial orthodoxe sur le sol du Vieux Continent durant l’époque européenne qui ne fait que commencer…

Pour toutes ces raisons historiques et canoniques que nous venons d’examiner, le gouvernement de droit du peuple estonien a eu donc bien raison de s’adresser au Patriarcat œcuménique — et non pas au Patriarcat de Russie — pour la restauration de l’autonomie ecclésiastique orthodoxe en Estonie et, à son tour, le fait que le Patriarcat œcuménique ait répondu à cette demande, est bien justifié par l’état canonique des choses.

Remarques critiques

Tout d’abord, la décision conciliaire du Quinisexte Concile œcuménique in Trullo (691), prise juste après que la question canonique eut été posée, montre bien la volonté qui a été constamment celle de l’Eglise d’affronter concrètement les problèmes ecclésiastiques posés par les circonstances et les vicissitudes politiques ; en fait, elle leur apporte une solution conciliaire. Ce qui évite aux dits problèmes de rester en suspens des années durant.

La praxis ecclésiale des trois premiers siècles et les saints canons de l’Eglise qui ont suivi soulignent tout spécialement le rôle primordial de chaque évêque, dont ils limitent les fonctions épiscopales non pas à une entité ethnique mais à un territoire défini ; autrement dit, la notion de l’Eglise s’applique, au sens plein de ce terme, non pas à une entité ethnique, mais à une réalité inter-locale (territoriale). L’autonomie et l’autocéphalie des temps modernes réunissent les deux aspects. Ainsi, le principe territorial, comme de tous temps, détermine décidément la juridiction ecclésiale comme espace géo-ecclésiastique concret. L’“autonomie” peut alors correspondre à une Eglise qui fait référence à l’aspect christologique de l’unicité du corps ecclésial. Or le statut bi-juridictionnel vient à l’encontre de l’unité christologique du corps ecclésial en Estonie.

À la lumière du Quinisexte Concile œcuménique et en particulier au sein de son canon 39 se dessine le modèle conciliaire d’une position/comportement canonique pour le Patriarcat de Russie. Voici en quoi cela peut consister : il s’agirait non seulement de ne pas “jouer” marchander la présence d’un évêque ni même de revendiquer le rattachement de l’évêque des paroisses russes en Estonie, il s’agit, au contraire, de l’“octroyer” — comme c’est le cas quinisextien avec l’évêque de Cyzique — au Saint-Synode en cours de formation de l’Eglise autonome d’Estonie. Et cela si l’on veut avoir un mode de vie ecclésial orthodoxe comme celui de l’Orthodoxie quinisextienne. Toute autre position provient, semble-t-il, de la politique et non d’une mentalité conciliaire iconologique… En deux mots, c’est justement cela que résident la vision et le message du Concile quinisextien. De ce côté aussi, il faut indiquer à propos de cette question canonique que cette norme conciliaire [39/Ve-VIe] s’impose, parce qu’il est une Eglise orthodoxe, au Patriarcat de Moscou qui est invité à observer le même comportement et à suivre le même mandat conciliaire vis-à-vis de l’Eglise autonome d’Estonie, que celui que le Patriarcat de Constantinople avait alors été invité à le suivre — et qu’il a bien suivi — vis-à-vis de l’Eglise autocéphale de Chypre. Il est également invité à suivre l’esprit et la perspective de solution quinisextienne qui a permis de sauvegarder alors — pour que cette solution analogique puisse s’offrir de nos jours — l’unité du territoire ecclésial dans l’Hellespont de Baltique, l’unité de l’“Eglise de Chypre” de la région baltique, mais aussi la pleine koinonia, étymologiquement et théologiquement parlant, ecclésiale au sein de l’Eglise orthodoxe. Et cela si on veut être vraiment en conformité avec nos déclarations projetales : « Les intérêts des nations ne peuvent être placés au-dessus de la vérité » (36).

De toute évidence, tenant compte de tout cela, le Patriarcat œcuménique a déclaré, dans l’Acte patriarcal et synodal du 29 février 1996, que « […] leur volonté inébranlable d’assurer, en Estonie, une vie ecclésiale sans entraves aux immigrés orthodoxes d’origine russe qui, installés en Estonie lorsque l’Estonie faisait partie de l’Union Soviétique, sont indissociablement liés à l’Eglise autonome d’Estonie, organisés sous un évêque russophone, en espérant que leur situation canonique et légale sera réglée dans un esprit d’amour et de paix, en toute conscience de l’unité fraternelle de tous les peuples orthodoxes ». Si on lit bien, cette déclaration se révèle en conformité avec la vision quinisextienne des choses que les “immigrés orthodoxes d’origine russe qui, installés en Estonie […], sont indissociablement liés à l’Eglise autonome d’Estonie”, comme d’ailleurs leur évêque, sont invités de s’intégrer au sein de l’Eglise autonome d’Estonie, entité canonique orthodoxe unique de ce pays. Il faut également rappeler ici que cela était en pleine pratique du début du 20e siècle jusqu’à proclamation canonique de l’autonomie de l’Eglise orthodoxe en Estonie (1923/1924), c’est-à-dire le fait d’avoir un évêque pour les communautés russophones d’Estonie.

D’après une telle approche, des réactions d’un style plus politique que conciliaire sont dans ce cas précis évidentes. Mais là, il faut procéder à une analyse. Le statut canonique pour les Eglises “répandues dans l’espace”, tel qu’il est issu des IIIe, IVe et Quinisexte [V-VIe] Conciles œcuméniques (431, 451 et 691 respectivement), reste normativement valable et n’a jamais changé ou même été modifié depuis. Cela veut dire que les Eglises autocéphales (patriarcales, autocéphales proprement dites et autonomes) modernes sont issues d’un seul Patriarcat concerné, du Patriarcat œcuménique de Constantinople, et sont issues de sa décision conciliaire, et confirmées par un consentement panorthodoxe. Le droit préjuridictionnel, fondé sur ce fait, donne donc la possibilité canonique d’agir au sein d’une de ces Eglises orthodoxes modernes, lorsqu’elles n’ont pas les moyens canoniques locaux de se restaurer elles-mêmes. Au cours de la dernière décennie, les deux cas parallèles et semblables sont fournis par l’Eglise autocéphale d’Albanie et l’Eglise autonome d’Estonie.

Toute autre action donc est abusive, anticanonique et réalisée au détriment des décisions de trois Conciles œcuméniques précités, étant donné que l’on n’a pas eu de Concile œcuménique (au cours du 1er millénaire) ou panorthodoxe (au cours du 2e millénaire) qui en ait décidé autrement. Bien au contraire, toutes les Conférences panorthodoxes pré-conciliaires depuis 1961 jusqu’en 1993, auxquelles l’Eglise de Russie a participé, sont allées dans le même sens canonique que les trois Conciles œcuméniques de l’Eglise aux 5e et 7e siècles. En conséquence, toutes les initiatives des Eglises nationales orthodoxes d’aujourd’hui ne sont pas justifiées par le consensus traditionis canonicae Ecclesiae.

En sus, au moment de la formation d’une conscience nationale par ces missionnaires hellènes parmi les Slaves, Cyrille et Méthode (9e siècle) jetèrent les fondements du “christianisme slave” qui comportait dès son début l’utilisation d’une langue slave et la création d’un alphabet spécifique (l’alphabet “cyrillique”). Car il était inhérent à la nature même de l’Orthodoxie d’encourager l’évolution de l’Eglise sur la base explicite des cultures locales préexistantes (p. ex. helléniques). Les héritiers donc de cet effort missionnaire et ecclésialement orthodoxe sont principalement les Russes… De ce point de vue, l’évolution de l’autocéphalie sur la base du “facteur culturel” ne présentait pas pour l’Orthodoxie de problèmes théologiques ou canoniques. De nos jours, l’exigence russe refuse en réalité le fondement d’un “christianisme orthodoxe estonien” et va à l’encontre de leur héritage cyrillo-méthodien propre…

Les autocéphalies ecclésiales nationales ont très souvent remplacé le principe territorial-géographique comme condition préalable de l’unité ecclésiale par le principe territorial-national comme condition préalable de l’unité ethnique dans tous les pays où la nation — en l’espèce il s’agit de la nation russe — existe. Mais une telle Eglise est porteuse d’une personnalité nationale, non de son identité eschatologique. Il s’agit d’une vision qui ne contribue pas à l’unité ecclésiale, mais qui élimine le caractère essentiel eschatologique, hypostatique et œcuménique de l’Eglise. Dans un tel contexte, on peut comprendre les causes d’un conflit canonique et, notamment, pourquoi une exigence canoniquement aveugle constitue une séquelle de phylétisme. Car l’autocéphalie et la patriarchie ecclésiales ne peuvent pas être accordées — seulement — pour servir des intérêts politiques, mais — d’abord — pour servir un peuple dans sa vocation ecclésiale et son orientation eschatologique…

Venant d’ailleurs dans un Etat indépendant, souverain et internationalement reconnu, l’Eglise autonome d’Estonie a tous ses droits canoniques à l’existence en tant que telle. Il n’est pas question de chiffres, de statistiques ou de proportions, caractéristiques qui ont dominé dans les dialogues de la dernière décennie et en fait ont persuadé beaucoup de Chrétiens orthodoxes dans le monde entier. Il est plutôt question d’existence ou non de l’Eglise autonome et, par extension, il est question d’autodétermination ecclésiastique des fidèles et des paroisses, et de leur participation à la réalisation de ce corps ecclésial local.

Juste après l’émancipation politique de l’Estonie en 1991 — comme bien avant d’ailleurs —, le Patriarcat de Russie a depuis lors présenté vis-à-vis de l’Eglise autonome d’Estonie une tendance clairement manifestée d’extension du statut et du climat d’autocéphalie/patriarchie en Estonie, c’est-à-dire une disposition d’exercice de juridiction ecclésiastique en dehors de ses limites canoniques et en dehors de son “territoire canonique” — sur lequel tout récemment plus qu’autrefois il insiste beaucoup (37)— sur le territoire également canonique d’une Eglise autonome orthodoxe préexistante. Cette tendance allait donc, par définition, au détriment de l’Eglise autonome locale en Estonie. Et cela, malgré le contenu manifestement anticanonique, comme l’on a vu, de cet acte et malgré ses propres engagements synodaux récents dans toutes les conférences pré-conciliaires de Chambésy (1976-1993).

Dans le cadre des rencontres bilatérales, comme on l’a dit, a dominé en Estonie un esprit d’économie extrême, c’est-à-dire l’acceptation commune de la “co-existence de deux juridictions ecclésiastiques”, qui a été, de plus, réalisée pour des raisons circonstancielles. Indépendamment de la bonne volonté de deux parties partenaires, la Tradition canonique de l’Eglise ne vient pas au secours d’une telle perspective, mais, au contraire, elle plaide en faveur d’une solution unitaire du problème canonique survenu, en proposant une juridiction ecclésiale unique — et non plus deux parallèles, superposées ou juxtaposées — en Estonie. Le canon 39/Quinisexte ne peut être seulement offert ou proposé comme un argument de renforcement des positions de l’Eglise autonome d’Estonie — qui est canoniquement évident —, mais plutôt et surtout comme un critère de sensibilité ecclésiologique pour tous et comme critère d’un comportement canonique notamment pour l’Eglise autocéphale/patriarcale de Russie. Il s’agit des critères canoniques de base que la dernière décennie a du mal à nous montrer dans tous les domaines… Néanmoins, le Quinisexte Concile œcuménique, par exemple, non seulement ne donnerait jamais une solution différente à celle qu’il a donné pour le Patriarcat œcuménique vis-à-vis de l’Eglise de Chypre (étant donné qu’il s’agit là d’un cas tout à fait identique, mais également ne permettrait conciliairement jamais ce qui constitue de nos jours l’“exigence russe”, pour la seule raison qu’il s’agit tout simplement d’une exigence anticanonique. Le Patriarcat œcuménique a accepté la solution que le Quinisexte Concile œcuménique a proposée et n’a pas formulé l’exigence — qui était vraie d’ailleurs — comme quoi la région de l’Hellespont était “son territoire canonique”, mais il a donné la priorité à la solution canonique conciliaire ainsi qu’à la communion et la paix ecclésiales.

Malgré le fait qu’on parle de l’Eglise orthodoxe qui, à travers son caractère eucharistique et eschatologique ainsi que sa catholicité, transcende toutes les divisions : naturelles, sociales, culturelles et ethniques, on donne la priorité au nationalisme déchaîné sur des concepts raciaux ou/et religieux tout en en abandonnant la vie ecclésiale en tant que modus vivendi communionnel. Ce qui est nouveau dans cette question est que la co-existence juridictionnelle, connue déjà au sein de la diaspora mais “tolérée” à cause des circonstances, gagne de nos jours du terrain au sein des Eglises orthodoxes canoniquement formées. Le cas d’Estonie est un cas exemplaire où nous pouvons constater et dénoncer l’apparition et la formation de cette aberration manifestement anticanonique. Deux traits caractérisent ce régime : le refus d’une juridiction ecclésiale unique qui s’étendrait aux limites étatiques de l’Etat estonien et la détermination autonome et communionnellement indépendante de la vie de deux entités ecclésiales à l’échelon national. Dans la perspective d’une éventuelle “double” reconnaissance canonique, c’est-à-dire de deux Communautés ecclésiales existantes l’une totalement indépendante de l’autre, Tallinn deviendra alors le siège de deux archevêques orthodoxes qui porteront le même titre qualificatif et récapitulatif de l’Eglise orthodoxe unique d’Estonie.

Néanmoins, « le noyau de l’organisation de l’Eglise orthodoxe est la communauté des chrétiens baptisés, guidée par l’évêque, entouré par l’ensemble des presbytres et assisté par les diacres. Seule cette structure mérite, dans sa plénitude, selon Ignace d’Antioche, le nom d’“Eglise”, et cela surtout parce qu’elle est requise par la célébration de l’eucharistie en laquelle se révèle et se réalise l’Eglise de Dieu par excellence. L’organisation de l’Eglise orthodoxe trouve son fondement dans ce principe et, malgré les déviations dues aux nombreux changements historiques et théologiques, la trahison du principe ignatien comporterait pour l’orthodoxie la perte de ses propres identité et nature » (38).

Cette attitude se fonde autant sur la base de la tradition canonique ancienne de l’Eglise que sur l’esprit de l’Orthodoxie ecclésiale et spécialement quinisextienne. Ce principe canonique fut accepté de facto au sein de l’Eglise primitive dans la mesure où elle développait sa présence dans la société humaine, dans l’Empire romain et, par la suite, dans les Etats nationaux contemporains. Cette option et cette structure administratives avaient pour but d’affirmer l’unité intérieure de l’Eglise sur un lieu donné mais également sa résistance aux pressions extérieures venant aussi bien du pouvoir étatique que d’une autre Eglise patriarcale ou autocéphale limitrophe ou lointaine. Or, selon la tradition ecclésiale la plus ancienne, l’Eglise locale à l’échelon national ou étatique possède sa propre tête, son chef-tête, et, pour cette raison, n’est pas “a-céphale” pas plus qu’elle n’est “hétéro-nome”, elle est “auto-nome” ayant une tête unique pour soi-même [‘auto’] entouré d’un Synode de tous les évêques effectifs et avec le consentement du corps ecclésial. L’Orthodoxie quinisextienne est basée sur cette vision des choses. Le statut d’autonomie se réfère à une forme concrète et stable d’autonomie ecclésiastique, présupposant un territoire donné ainsi qu’un corps ecclésial unique et unifié.

Le comportement du Patriarcat de Russie s’explique par le fait qu’il représente un peuple qui sort, d’une manière ou d’une autre, de la “mentalité d’Empire” — comme cela s’est passé avec les Grecs d’autrefois ou avec d’autres peuples —, complétée au cours des dernières décennies par une “mentalité de superpuissance” — avec toutes les conséquences que cela comporte —, dominant sur plusieurs peuples et ethnies de l’Europe de l’Est. Dans ce contexte, la notion d’Eglise nationale signifie une revendication des “droits nationaux ou politiques” que l’Etat homologue et homonyme, pour des raisons différentes, ne peut pas revendiquer… Or, lorsqu’on voit des territoires et des peuples qui appartenaient à l’“Empire russe” d’autrefois ou à la “Superpuissance unique de l’Europe de l’Est”, devenir des Etats indépendants, souverains, autonomes et surtout géographiquement limitrophes à l’Etat, cette fois-ci, russe, avec leurs propres Eglises autocéphales ou autonomes, le seul prétexte qui reste disponible pour revendiquer des droits extra-territoriaux, constitue l’existence des communautés religieuses russes au sein de ces Etats indépendants… Il s’agit d’une mentalité néo-ecclésiastique assez souple, cultivée consciemment ou inconsciemment au sein des Eglises nationales orthodoxes, qui couvre en priorité des intérêts politiques proprement parlant, d’après l’expérience historique de l’Eglise orthodoxe depuis le début du 19e siècle.

Ici encore, on peur s’interroger comment est-il possible de concilier la nécessité de “transcender” les diversités ethniques et culturelles avec l’affirmation des identités ethniques en tant qu’élément acceptable et qualifiant l’intégralité du corps ecclésial sur le même territoire ? Certes, lorsqu’il s’agit de peuples ou de communautés orthodoxes en pleine communion ecclésiale, la pleine communion de deux peuples cohabitant sur le même territoire n’altère pas leur hypostase ethnique et surtout leur hypostase ecclésiale. Si vraiment on accepte cela, la pratique de divergence montre alors qu’on ne croit ni à l’Eglise ni à la vérité révélée — qui “doit être placée au-dessus des intérêts des nations” comme nous dit le patriarche Alexis de Russie —, ni non plus à la communion ecclésiale, malgré l’apparence ecclésiastique !… L’inter-échange entre les peuples est un élément que l’étatisme de deux derniers siècles a détruit, alors que les peuples européens l’ont bien compris récemment au niveau politique et social. La communion des peuples renforce en fait leur identité comme d’ailleurs elle enrichit leur vie et aide notamment à détruire les mythes et les fantasmes du passé… Cela se passe, a fortiori, au niveau ecclésial et surtout à une époque où la Russie prépare son adhésion à l’Union Européenne… Le comportement adopté montre pratiquement le contraire, c’est-à-dire, semble-t-il, qu’on ne croit pas à l’échange entre les peuples coexistant sur le continent européen, lorsqu’on insiste sur des revendications de type nationo-religieux.

Pour compléter encore cette approche, on doit dire qu’une comparaison ici s’impose.
• La proposition conciliaire quinisextienne a été formulée en vue de maintenir intégrale et intacte l’autocéphalie de l’Eglise de Chypre, ainsi qu’une et unique juridiction ecclésiale sur le même territoire hellespontin.
• D’après tout ce qu’on vient d’examiner et analyser, la proposition conciliaire quinisextienne consisterait, s’il en était question aujourd’hui comme alors, à maintenir intégrale et intacte l’autonomie de l’Eglise d’Estonie, ainsi qu’une et unique juridiction ecclésiale sur le même territoire estonien.
• La “perspective de coexistence juridictionnelle” comme solution d’économie ultime (ecclésiastique et politique), c’est-à-dire de deux juridictions ecclésiales parallèles indépendamment l’une de l’autre, paraît s’installer en Estonie. On pourrait chercher les causes dans le fait de la chute ou des faiblesses humaines, ainsi que dans celui de la décadence théologique et spirituelle, que traverse l’Orthodoxie à notre époque. Il reste, néanmoins, avouer que la “proposition conciliaire” quinisextienne [1ère partie] ne justifiera jamais la “perspective co-existentielle” [2nde partie], ni dans l’Histoire — étant donné que lorsque un cas similaire lui a été posé, le Quinisexte donna immédiatement une solution canonique requise —, ni dans le Royaume à venir, pour ceux qui sentent que l’“être” de l’Eglise est ancré là…

Une question reste encore ouverte pour l’avenir. D’après le développement qu’on a exposé, on a pu constater que l’Eglise autocéphale/patriarcale de Russie tente d’exercer — et exerce dans le fait et dans la réalité — une juridiction hyperoria, une juridiction hors de ses limites géographiques canoniques. Quelle conséquence cela pourrait-il entraîner pour le statut de l’Eglise autonome orthodoxe d’Estonie, sachant que la qualité ecclésiastique patriarcale moderne — aussi bien que l’autocéphalie ecclésiastique —s’étend et même s’épuise seulement aux limites d’un seul Etat national ?

La décision récente du Gouvernement estonien (17 avril 2002), qu’on a beaucoup appréciée d’ailleurs pour la paix de toutes les Communautés ecclésiales orthodoxes en Estonie, donne une valeur d’existence de droit civil aux communautés russes rattachées au Patriarcat de Russie, mais, d’après ce qu’on vient d’étudier et examiner dans le cadre de la présente étude, elle n’a aucune valeur canonique pour l’Eglise autonome orthodoxe qui demeure unique et intégrale dans l’ensemble de l’état estonien, de même qu’elle n’a eu aucune conséquence ecclésiastique, notamment au niveau du statut de l’Eglise autonome en Estonie. Car les décisions conciliaires tant quinisextienne (691) que patriarcale (1923) ne donnent aucune valeur d’existence de droit canonique à ces communautés ethniques, lorsqu’elles se basent sur une appartenance (sic) ecclésiastique, certes homo-ethnique, mais située “à l’extérieur”, par définition hyperoria et donc anticanonique. Car cette “appartenance”, étrangère à la Tradition canonique de l’Eglise, il faut le dire, ne permet pas la réalisation d’un corps ecclésial local. Après le refus d’intégration canonique de ces communautés et du Patriarcat de Russie, l’Eglise autonome orthodoxe d’Estonie garantira donc institutionnellement avec le gouvernement de droit estonien actuel — sans ignorer certes l’Eglise luthérienne prédominante — l’unité de l’ensemble territorial étatique, territoire juridictionnellement propre à cette Eglise locale orthodoxe en Estonie.

Qu’il nous soit permis de procéder à une évaluation plus personnelle que scientifique. L’affaire d’Estonie — qui était une affaire critique — a bien montré que ce n’est pas l’Eglise orthodoxe d’Estonie qui a été jugée par les événements, mais les Orthodoxes du monde entier, qui se sont jugés eux-mêmes ; en d’autres termes, ce sont les juges qui ont été jugés… C’est là également où on voit s’accomplir la parole prophétique biblique qui dit que « ainsi seront dévoilés les débats [pensées] de bien des cœurs » (39) de même que cela aura lieu « pour la chute ou le relèvement de beaucoup » (40). Car, il s’agit d’un consentement à la (re)naissance et à la sauvegarde de l’intégralité d’une Eglise autonome locale, corps mystique du Christ, au-delà de toute revendication nationale ou prétention territoriale, de toute préséance historique qui serait due à l’origine ethnique ou à l’histoire.

Enfin, durant la période de 1917-1921, le Patriarcat de Russie était favorable pour accorder l’autonomie intégrale à l’Eglise orthodoxe d’Estonie. L’effort que le même Patriarcat fait de nos jours (1992-2002) pour garder séparées et sous sa juridiction directe hyperoria les Communautés ecclésiastiques russes d’Estonie, va à l’encontre de l’attitude adoptée durant les années 1917-1921. Là, on a en effet le cas de « donner et reprendre ne vaut », c’est-à-dire qu’il ne faut pas revenir sur ce qu’on a accordé. Le Patriarcat de Russie donc se déjuge en revenant sur un processus que lui-même avait initié à l’époque…

Dans tous les cas, signalons ici une dernière chose.
• À l’époque du Quinisexte Concile œcuménique (691), l’un de deux “partenaires” concerné par le canon 39 était le Patriarcat œcuménique, l’autre était l’Eglise autocéphale de Chypre.
• À notre époque (depuis 1991) et dans le cadre du dialogue bilatéral sur l’Eglise autonome d’Estonie, à nouveau, l’un de deux “partenaires” concerné est le Patriarcat œcuménique, l’autre est l’Eglise patriarcale de Russie.
Dans les deux cas, le Patriarcat œcuménique adopte le même choix, le même comportement canonique, la même position, fait qui, entre autres, montre sa conséquence ecclésiologique et canonique diachronique. Il est vrai qu’à l’époque du Quinisexte Concile œcuménique (691), il cède et octroie ses droits et son territoire canoniques sur la région de l’Hellespont en faveur de l’Eglise autocéphale de Chypre, pour sauvegarder l’unité et l’intégralité de cette Eglise. De nos jours (depuis 1996), devant la revendication stérile, hyperoria et ethno-phylétique, d’une autre Eglise-fille et sœur, il cède et accepte l’économie canonique limitative de l’existence de “deux juridictions”, malgré les problèmes canoniques que cette “adoption bi-juridictionnelle” comporte. En d’autres termes, aujourd’hui, il octroie son territoire, afin qu’une autre Eglise, en parallèle, y existe. Dans tous les cas, la priorité, pour le Patriarcat œcuménique, était la conservation de la communion et de l’unité ecclésiale, malgré le partage de l’intégralité. Or, de nos jours, l’un des partenaires “accepte” par économie extrême l’existence de “deux juridictions parallèles”, malgré l’inconvénient canonique, alors que l’autre “exige” non seulement la solution à la limite d’un statut bi-juridictionnel, mais surtout la reconnaissance unilatérale des communautés ecclésiastiques ethniques russes comme la seule Eglise orthodoxe d’Estonie, au détriment de la continuation historique et canonique du corps ecclésial local estonien. Alors que le Patriarcat œcuménique était en droit selon les canons ecclésiaux de le faire aussi bien en 691 en Hellespont qu’en 1991 en Estonie, consciemment il n’a pas voulu le faire. Cela, enfin, nous rappelle l’événement avec les deux mères devant le roi Salomon (41) : une mère “exigeait”… et l’autre “octroyait”…, et, finalement, l’histoire a justifié la mère qui cédait… D’après la décision récente du Gouvernement estonien du 17 avril 2002, les Communautés ecclésiastiques russes ont légalement acquis une existence civile. Cela est bien clair. La question de leur existence canonique reste néanmoins ouverte et restera ainsi dans la conscience de l’Eglise, autant que l’exigence d’un statut bi-corporel ecclésiastique — ou plutôt d’un statut uni-corporel ecclésiastique partagé (42) — persistera en Estonie ou ailleurs…

* * *

D’après tout ce qu’on vient d’étudier et d’examiner, la conclusion historique et canonique ainsi que la proposition demeure une et unique : une Eglise orthodoxe locale au sein d’un seul ressort territorial, une Eglise orthodoxe locale au sein d’un seul état, si on souhaite vraiment être en conformité avec l’Orthodoxie conciliaire quinisextienne… La pratique d’avoir deux entités ecclésiales superposées ou parallèles ne manifeste pas une Orthodoxie consciemment ecclésiologique… Et si cela pour l’instant n’est malheureusement pas la solution adoptée, que cette Orthodoxie quinisextienne reste au moins dans la conscience du corps ecclésial orthodoxe en tant que perspective…, perspective pour ce peuple ecclésial qui désire s’orienter — non nationalement vers un pays ethnique, mais — eschatologiquement vers la Terre de Promesse, “terre canonique” du Royaume à venir…

 

NOTES

1.- Voir, à titre d’exemple indicatif, dans le SOP, l’information récente que « L’Église orthodoxe russe a récemment adressé à la Commission de Bruxelles un document exprimant sa conception de la réforme des institutions européennes dans le cadre de l’élargissement de l’Union Européenne, [comme l’] indique un communiqué du département des relations extérieures du Patriarcat de Moscou. […] Dans ce document préparé, les responsables de l’Église russe déclarent que […] avec l’entrée dans l’Union Européenne des Républiques baltes, dont les diocèses orthodoxes relèvent pour la plupart de la juridiction du Patriarcat de Moscou, ce dernier deviendra un acteur à part entière de la société européenne » ; SOP, n° 269 (6/2002), p. 5 ; souligné par nous.

2.- Voir à ce propos les problèmes ecclésiologiques et canoniques que pose l’application d’un tel principe étranger à la Tradition canonique de l’Église, dans J. D. ZIZIOULAS, “ JO sunodiko; » qesmov » : JIstorikav, ejkklhsiologika; kai; kanonika; problhvmata” [L’institution synodale : problèmes historiques, ecclésiologiques et canoniques], in Timhtiko;n ajfievrwma eij » to;n Mhtropolivthn Kivtrou » Barnavban [“Mélanges en l’honneur du Métropolite Barnabé de Kitros”], Athènes, 1980, p. 176, 182, et note 41. De même, IDEM, “L’institution synodale : problèmes historiques, ecclésiologiques et canoniques”, in Istina, t. 47, n° 1 (2002), p. 28-29, 35, et note 41.

3.- Voir les détails du déplacement forcé de l’Église autocéphale de Chypre durant le 7e siècle et ses conséquences, dans Archim. Grigorios D. PAPATHOMAS, L’Église autocéphale de Chypre dans l’Europe unie (Approche nomocanonique), Thessalonique-Katérini 1998, p. 81-96.

4.- Les chronographes, notamment, nous informent sur cet événement. Voir C. PORPHYROGENITI, De administrando imperio, caput XLVII, in Corpus Scriptorum Historiæ Byzantinæ, vol. III, Bonnæ 1840, p. 214-215. Cf. THEOPHANIS, Chronographia, in P. G., t. CVIII, col. 741-742 A-B [§ 304] ; G. CEDRENUS, Compendium Historiarum, in P. G., t. CXXI, col. 843-844 C [§ 772] ; Ph. GEORGIOU, Informations historiques concernant l’Église de Chypre, Nicosie 21975, p. 29-37 (et Paulus Diaconus, lib. XIX) ; B. EGGLEZAKIS, Chypre, Nouvelle Justinianopolis, Nicosie 1990, p. 7-11 ; A. I. DIKIGOROPOULOS, “The Church of Cyprus during the period of the Arab Wars, A. D. 649-965”, in The Greek Orthodox Theological Review, t. XI (1965-1966), p. 237-279.

5.- Voir R. P. J. PARGOIRE, L’Église byzantine de 527 à 847, Paris 1905, p. 156-157. Durant cette courte période (8 ans [690/691-698/699]), une ville nouvelle fut bâtie —sur les fondements de la ville d’Artaki— dans les environs de Cyzique pour les Chypriotes en émigration ; elle porta en l’honneur de l’empereur, le nom de Néa Justinianopolis. Il s’agit du nom de la ville que le canon 39/V-VIe (voir infra) mentionne. Cf. également J. HACKETT-Ch.-J. PAPAÏOANNOU, Histoire de l’Église orthodoxe de Chypre [traduction et édition complétée], vol. I, Pirée 1927, p. 56 et ss. ; voir CHARTE STATUTAIRE DE LA TRÈS-SAINTE ÉGLISE DE CHYPRE, article 32, in Archim. Grigorios D. PAPATHOMAS, L’Église autocéphale de Chypre…, op. cit., p. 240.

6.- Voir le cadre historique de ce Concile œcuménique dans P. MÉNÉVISOGLOU, Introduction historique aux canons de l’Église orthodoxe, Stockholm 1990, p. 289 (et note 2)-290 ; V. LAURENT, “L’œuvre canonique du Concile in Trullo (691/692). Source primaire du Droit de l’Église orientale”, in Revue des Études Byzantines, t. XXIII (1965), p. 9-13, 20-21 ; de même, J. PAPAÏOANNOU, “L’autocéphalie de l’Église de Chypre”, in Orthodoxia, t. 23 (1948), p. 139-141.

7.- P.-P. JOANNOU, Discipline générale antique (IVe-IXe siècles). Les Canons des Conciles œcuméniques (IIe-IXe siècles), édition critique du texte grec, version latine et traduction française, [Pontificia Commissione per la Redazione del Codifice di Diritto Canonico Orientale], Fonti 9, t I, 1, Grottaferrata (Rome), Tipografia Italo-Orientale “S. Nilo”, 1962, p. 173-174 (trilingue ; traduction française rectifiée) ; cf. MANSI, t. XI, col. 961-962 A-C ; SYNTAGMA, t. II, p. 395-396.

8.- Canon 6/VIIe.

9.- Cf. l’opinion de C. J. HÉFÉLÉ-H. LECLERCQ, Histoire des Conciles, d’après les documents originaux. Nouvelle traduction française corrigée et augmentée par H. Leclercq, Hildesheim-New York 1973, t. III, vol. 1, liv. XVII [§ 336], p. 568, note 3.

10.- B. TZORTZATOS, Les institutions fondamentales de l’Église autocéphale de Chypre, Athènes 1974, p. 14.

11.- Cf. A. N. MITSIDIS, “L’autocéphalie de l’Église de Chypre”, in XVe Congrès international des Études byzantines, t. V, n° 2, Athènes 1976, p. 5-6 ; P. I. PANAGIOTACOS, “L’autocéphalie de la très Sainte Église apostolique de Chypre. B- La taxis canonique”, in AEKD, t. 14, n° 1 (1959), p. 13-16.

12.- À partir de cette problématique, le contenu du canon 39 posa des questions aux historiens en ce qui concerne, notamment, la mention de la ville soit de Constantia, soit de Constantinople, à laquelle sont liés les droits canoniques octroyés. Voir, à ce propos, A. PALMIERI, “Chypre (Église de)”, in Dictionnaire de Théologie Catholique, t. II, vol. b, Paris 1923, col. 2431 ; R. JANIN, “Chypre”, in Dictionnaire d’Histoire et de Géographie ecclésiastiques, t. XII, Paris 1953, col. 796 ; J. HACKETT-Ch.-J. PAPAÏOANNOU, Histoire de l’Église de Chypre…, op. cit., vol. I, p. 58-67 ; G. KONIDARIS, “La place de l’Église de Chypre dans les Tactica ecclésiastiques (Notitia episcopatuum) du 8e à 12e siècle (Contribution à l’histoire de l’autocéphalie), in Procès-verbaux du Premier Congrès international chypriologique (Nicosie, 14-18 avril 1969), vol. II (époque médiévale), Nicosie 1972, § 8, p. 90-91 ; comparer le texte du canon 39 chez P.-P. JOANNOU, Discipline générale antique-Les Canons…, op. cit., t. I, 1, p. 174, et dans SYNTAGMA, t. 2, p. 395. En tout cas et en ce qui concerne l’élection et l’ordination des évêques, tant l’archevêque (Église autocéphale) que le patriarche (Église patriarcale [ancienne]) ont les mêmes droits canoniques à exercer dans leur espace géographique juridictionnel propre. Il n’y avait pas eu de question spéciale pour octroyer les “droits du siège de Constantinople” à l’archevêque chypriote uniquement pour consacrer les évêques de la (“sa”) province, mais même l’évêque (métropolitain) de Cyzique ; c’est donc pour cela qu’il s’agit de droits canoniques octroyés conciliairement d’une Église locale à une autre pour des raisons valables et canoniquement justifiées ; autrement dit, on ne lui octroyait pas des droits exarchaux*, mais des pleins droits ceux d’un primat d’Église autocéphale. (Ce fait crée un précédent canonique qu’on retrouvera appliqué ultérieurement — début du 20e siècle — entre le Patriarcat œcuménique et l’Église de Grèce concernant notamment le droit canonique octroyé par la première visant la direction de la diaspora “européenne” (sic), américaine et australienne, par la deuxième, de 1908 à 1922 ; voir B. TZORTZATOS, The subjection of the Greek Churches in the “diaspora” to the Church of Creece and its revocation, Athens 1977, p. 5 et 10-11. L’intérêt de cette étude canonique réside en l’actualité de son sujet, tout comme la question de la diaspora. Elle contient la correspondance échangée par le Patriarcat œcuménique et l’Église autocéphale de Grèce à propos d’un règlement du statut canonique des communautés helladiques vivant en dehors de la Grèce). De même, selon l’opinion droite et unanime des canonistes Balsamon, Zonaras et Aristène exprimée en commentant précisément le 39e canon/V-VIe [cf. A. PALMIERI, ibid., col. 2431 ; R. JANIN, Ibid., col. 796], « les droits reconnus à l’archevêque étaient ceux que le patriarche de Constantinople avait jusqu’alors exercés sur la province d’Hellespont » ; ils reconnaissent alors que depuis la fondation de leur Église, le synode local chypriote élisait et consacrait, nommait et jugeait lui-même ses évêques ; voir P. G., t. CXXXVII, col. 649 A-652 A et col. 365 B-368 A [cf. également P. G., t. CXXXVIII, col. 223-224 C], col. 651-652 A-B et col. 367-368 A-D, et 651-652 B-C et col. 367 D-370 A respectivement ; voir également SYNTAGMA, t. 2, p. 396-397 et 204-206. Au départ des chypriotes, l’Hellespont retourna ipso facto sous la juridiction patriarcale de l’Église de Constantinople comme auparavant. Par ailleurs, qu’il nous soit permis d’utiliser une expression heureuse — bien qu’en réalité sa formulation ne soit pas canoniquement correcte — pour qualifier la situation exposée ci-dessus d’un autre point de vue et à travers le critère territorial. Il s’agirait d’une “Église dans une autre Église” destinée à diriger son peuple ecclésial en préservant pleinement ses droits ecclésiaux acquis auparavant tout en acquérant provisoirement les pleins droits canoniques également sur le peuple de l’autre Église. Ce cas, par ailleurs, touche directement la question contemporaine de la diaspora orthodoxe en fournissant un précédent qui concerne notamment l’exercice et le contenu de la juridiction ecclésiale d’une Église locale obligée de vivre intégralement ou proportionnellement sur le territoire d’une autre Église locale.

13.- Cf. Vl. PHIDAS, “L’ “autocéphalie” et l’ “autonomie” dans l’Église orthodoxe”, in Néa Sion, t. 71 (1979), p. 27. Voir également une problématique sur cette question chez J. HACKETT-Ch.-J. PAPAÏOANNOU, Histoire de l’Église de Chypre…, op. cit., vol. I, p. 60-69 ; G. KONIDARIS, “La place de l’Église de Chypre dans les Tactica…”, op. cit., p. 111-112.

14.- Voir MANSI, t. XI, col. 989-990 A ; MANSI, t. XIII, col. 1A-490D, respectivement.

15.- À titre d’exemple qui n’est pas unique, voir les canons 8/Ier (325) et 10/Antioche (341).

16.- Cf. la publication récente du SOP, “TALLINN : l’Église d’Estonie relevant du Patriarcat de Moscou”, in SOP, n° 269 (6/2002), p. 8-9, demeure révélatrice en ce qui concerne la façon dont on a présenté la reconnaissance civile des communautés russes par les autorités étatiques estoniennes. On y parle d’une “Église d’Estonie” autre que l’“Église autonome orthodoxe” existant canoniquement en Estonie depuis 1923. Voir également infra.

17.- C’est le terme que nous proposons pour qualifier le domaine théologique scientifique de “droit canonique”, qui exprime exactement ce que c’est l’ensemble noétique des canons de l’Église.

18.- Voir la partie précédente.

19.- Voir les détails de cette question dans Archim. Grigorios D. PAPATHOMAS, L’Église autocéphale de Chypre…, op. cit., p. 46-81.

20.- Cf. P. L’HUILLIER, “L’expérience politique de l’Orthodoxie”, in Les Chrétiens et l’État, Paris 1967, p. 89 ; Yv. CONGAR, “Autocéphales (Églises)”, in Catholicisme, t. I, Paris 1948, col. 1089 ; cf. D. SALACHAS, “Le “status” ecclésiologique et canonique des Églises catholiques orientales “sui juris” et des Églises orthodoxes autocéphales”, in L’année canonique, t. XXXIII (1990), p. 36 et ss.

21.- Voir à ce propos le canon 28 du IVe Concile œcuménique de Chalcédoine (451).

22.- Voir à ce propos la partie précédente.

23.- On a vu que le terme “nation” désigne une région, une province, une “périphérie administrative” d’une éparchie civile de l’Empire romain (34e canon apostolique), alors que, de nos jours, signifie la conscience commune d’un peuple qu’elle l’unifie.

24.- Olivier CLÉMENT, L’Église orthodoxe, Paris, PUF (coll. Que sais-je ?, n° 949), 61998, p. 27 ; souligné par nous. En fait et en réalité, les paroisses orthodoxes estoniennes avec l’accord du gouvernement estonien ont demandé le statut d’autonomie — et non d’autocéphalie —et, plus précisément, la réactivation du Tomos de leur autonomie ecclésiastique de 1923.

25.- Actualisation du canon 39/Quinisexte ; souligné par nous.

26.- Interview accordée à France Catholique, n° 2340 du 31-1-1992.

27.- À l’avenir donc, si la Russie doit entrer dans l’Union Européenne, on est obligé — en retenant le [vraiment nouveau] critère de l’Église “numériquement dominante” — d’abolir ou de réduire toutes les autres autocéphalies, car le Patriarcat de Russie demeure majoritairement et “numériquement dominant” !

28.- Vl. PHIDAS, “L’Église locale — autocéphale ou autonome — en communion avec les autres Églises. Autocéphalie et communion”, in Église locale et Église universelle, Chambésy-Genève 1981, p. 147 ; souligné par nous.

29.- Cf. canon 57 du Concile local de Carthage (419) ; canon 56 du Quinisexte Concile œcuménique in Trullo (691).

30.- À ce propos, voir également le canon 10 du Concile local d’Antioche (341), qui est très précis et clair sur cette question.

31.- Voir notre étude canonique traitant dans les détails cette question : Grigorios PAPATHOMAS, “Les différentes modalités d’exercice de la juridiction du Patriarcat œcuménique de Constantinople”, in Istina, t. XL, n° 4 (1995), p. 369-385. De même, Archim. Grigorios PAPATHOMAS, Le Patriarcat œcuménique de Constantinople (y compris la Politeia monastique du Mont Athos) dans l’Europe unie (Approche nomocanonique), Thessalonique-Katérini, Éd. Épektasis (coll. Bibliothèque nomocanonique, n° 1), 1998, p. 98-107.

32.- Les canons 17e du IVe Concile œcuménique de Chalcédoine (451) et 38e du Quinisexte Concile œcuménique in Trullo (691) dicte : « L’organisation de l’Église doit toujours suivre l’organisation civile ».

33.- Dans les canons 34, 35 et 38 des Canons apostoliques ; 18e du Concile d’Ancyre (314) ; 8e du Ier Concile œcuménique de Nicée (325) ; 9e, 13e et 22e du Concile d’Antioche (341) ; 3e du Concile de Sardique (343) ; 2e du IIe Concile œcuménique de Constantinople (381) ; 20e du Quinisexte Concile œcuménique in Trullo (691) ; 16e du Concile prime-second (861).

34.- J. GAUDEMET, Le gouvernement de l’Église à l’époque classique [IIe partie, Le gouvernement local], t. VIII, vol. 2, Paris 1979, p. 124 ; J. MEYENDORFF, Orthodoxie et Catholicité, Paris 1965, p. 99-108.

35.- Vl. PHIDAS, “L’Église locale — autocéphale ou autonome — en communion…”, op. cit., p. 148 ; souligné par nous. Par ailleurs, à titre de comparaison, on voudrait citer la norme de l’article parallèle d’une autre Église autocéphale, celle de Grèce, qui stipule précisément : « Ses membres sont tous les chrétiens orthodoxes habitant ces régions [de Grèce] » (article 1, § 3). Cette question — qu’on trouve dans d’autres Chartes statutaires des Églises autocéphales — renvoie à une réévaluation de ces Chartes statutaires des Églises nationales orthodoxes d’un point de vue canonique.

36.- Interview du Patriarche de Russie Alexis II, juste après son élection patriarcale accordée à France Catholique, n° 2340 du 31-1-1992.

37.- Voir l’article intéressant sur cette question d’actualité Br. CHENU, “L’ambiguïté du « territoire canonique »”, dans le Journal quotidien La Croix, du lundi 25-2-2002, aussi bien que dans le SOP, n° 269 (6/2002), p. 5. En effet, aux termes du SOP, « L’Église orthodoxe russe a récemment adressé à la Commission de Bruxelles un document exprimant sa conception de la réforme des institutions européennes dans le cadre de l’élargissement de l’Union Européenne, indique un communiqué du département des relations extérieures du Patriarcat de Moscou. [Entre autres, on y déclare] “L’adhésion à l’Europe de plusieurs pays de tradition orthodoxe ainsi que des Républiques baltes, où il existe plus de trois cents paroisses relevant de la juridiction du Patriarcat de Moscou, l’existence en Europe occidentale de nombreuses paroisses du Patriarcat de Moscou, de même que le voisinage direct de l’Union Européenne avec des États qui entrent dans le territoire canonique du Patriarcat de Moscou, tout cela constitue des données objectives pour un engagement actif de l’Église orthodoxe russe en faveur d’une représentation digne et entière de l’Orthodoxie dans le cadre de l’Europe unie”, affirme le communiqué dans ses explications » ; ibid. ; souligné par nous.

38.- J. D. ZIZIOULAS, “Ortodossia”, in Enciclopedia del novecento, vol. V, Rome, Istituto dell’Enciclopedia Italiana, 1981, § 2, I, p. 1 b. Cf. une analyse ecclésiologique concrète concernant cette question dans J. D. ZIZIOULAS, “L’Église locale dans une perspective eucharistique”, in Messager de l’Exarchat du Patriarche russe en Europe occidentale, nos 97-100 (1978), p. 35-48.

39.- Lc 2, 35.

40.- Lc 2, 34.

41.- 1 Rois 3, 16-27.

42.- L’affaire est maintenant bien claire. Aux termes explicites du SOP, « le Patriarcat de Moscou s’est félicité de la reconnaissance de l’Eglise d’Estonie relevant de sa juridiction. “Cette décision ouvre la porte au rétablissement d’une justice authentique, y compris à la reconnaissance des droits des croyants de posséder les églises qui ont été construites par leurs ancêtres”, indique un communiqué du département des relations extérieures du Patriarcat. Le primat de l’Église orthodoxe russe, le patriarche de Moscou ALEXIS II, qui est lui-même d’origine estonienne et a, pendant près de trente ans, dirigé le diocèse de Tallinn, a déclaré devant la presse russe qu’il considérait cette décision comme “un premier pas dans la bonne direction”. Il n’a pas exclu la possibilité de se rendre prochainement en visite pastorale en Estonie » (SOP, n° 269 (6/2002), p. 8 ; souligné par nous). Si on comprend bien, la “bonne direction” constitue la réalisation, l’incarnation de l’exigence de la division et du partage… du corps du Christ en Estonie, étant donné en plus que, suite à la reconnaissance civile, la visite pastorale souhaitée concernera “l’Église d’Estonie relevant du Patriarcat de Russie”… Et si, enfin, on rappelait sa déclaration patriarcale inaugurale : « Les intérêts des nations ne peuvent être placés au-dessus de la vérité » (France Catholique, n° 2340 du 31-1-1992 ; souligné par nous), on se demande, où est la vérité évoquée ?…