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AVANT-PROPOS POUR UN ANNIVERSAIRE

En 2013 notre Eglise fête le 90e anniversaire de la proclamation de son autonomie par le Patriarcat Oecuménique de Constantinople. C’est pour nous un grand moment, si l’on se réfère à tout ce que l’Histoire nous a réservé depuis 1923 jusqu’à aujourd’hui : de la joie et de la fierté certes, mais aussi des larmes et des humiliations jusqu’à ce moment béni de février 1996 où de nouveau nous avons retrouvé nos droits d’être libres et indépendants sur notre terre bien-aimée d’Estonie, elle-même redevenue peu avant  libre et indépendante.

Mais il ne suffit pas de nous contenter de rappeler à notre souvenir ce précieux événement. Encore faut-il le projeter dans les années qui viennent et c’est de cela que je désire vous entretenir ici.

Pour commencer, je dirai qu’il ne s’agit pas pour nous de nous demander ou de regarder  ce que l’Eglise peut faire pour nous mais de nous demander et de regarder  ce que nous nous pouvons faire pour Elle. Tout particulièrement à notre époque, qui génère de nombreux problèmes moraux, sociaux et autres et autant de doutes et d’interrogations de première importance. Il n’est un secret pour personne que nous évoluons dans un monde qui se veut ou se dit de plus en plus „sans Dieu“. Nous ne sommes pas sans savoir que, d’une part, nous sommes nous-mêmes tributaires du poids d’une énorme décadence (nos propres baptisés se déchristianisent ou se laissent manger par les sectes) tandis que d’autre part d’immenses secteurs de l’humanité forment à l’heure actuelle la „non-Eglise“ pour avoir perdu le „sens même de Dieu“. Un monde donc marqué par une désertification spirituelle de plus en plus grandissante ; un monde pour qui la seule réalité est la quête du progrès matériel par le biais d’une civilisation technique et mercantile laquelle, selon Paul Evdokimov, „considère ses poètes, ses penseurs et ses prophètes comme des êtres inutiles“(1).

Voilà pourquoi j’insiste sur le fait qu’il est très important que nous regardions ce que nous  pouvons faire pour l’Eglise du Christ et non pas le contraire. Comprenons qu’à un moment où toute la société change, où elle se sécularise de plus en plus, la responsabilité missionnaire de chacun d’entre nous, clerc ou laïc, est particulièrement importante et nécessaire. Car la crise que traverse le monde est avant tout et au premier chef une crise spirituelle bien plus que matérielle.

D’ailleurs comment pourrait-il en être autrement ? Les hommes et les femmes de notre temps sont de plus en plus dépendants d’une surconsommation qui lentement et sûrement les mène à l’aliénation sociale et politique. Les valeurs traditionnelles tendent à disparaître au risque de dissoudre la famille elle-même. Dans les grandes villes, où tant et tant de personnes se côtoient chaque jour, combien ne sont-elles pas victimes d’une immense solitude ? Le « tsunami de la sécularisation » tend de plus en plus vers le matérialisme total au détriment de la cure d’âme, ressentie par endroits comme encombrante, aliénante ou pour le moins inutile.

C’est à ce niveau qu’il nous faut réagir. Par la qualité de notre prédication. Par celle aussi de notre propre témoignage personnel. Je dirai volontiers que notre but premier n’est pas d’entreprendre des initiatives susceptibles de remplir nos lieux de culte mais plutôt d’attirer les gens par notre manière d’être, par notre façon d’agir selon ce que nous demande l’Evangile. Nos communautés chrétiennes seront des lieux d’évangélisation si elles sont reconnues comme des lieux d’accueil et de fraternité authentique, où chacun peut y trouver non seulement sa place mais aussi toute sa dignité. L’Estonie devient de plus en plus un pays de mission. Elle fait partie des trois nations les plus déchristianisées d’Europe. Sans prétention, sans agressivité mais avec beaucoup d’amour et de respect envers les autres n’ayons ni honte ni peur de dire notre fierté d’être des Chrétiens Orthodoxes et d’appartenir à l’Eglise de Jésus-Christ.

Au lieu de cela, que de fatigue dans nos engagements, que de faiblesse à faire valoir notre certitude de la Vérité qui sauve. Ayons le courage d’admettre avec lucidité que bien souvent  notre enseignement et nos propos ont perdu toute crédibilité ; que l’Eglise d’aujourd’hui donne l’impression de ne plus être une embarcation solide, quand bien même elle ne perd pas de vue non plus que son Seigneur marche sur les eaux, aussi agitées soit-elles. Si nous voulons aller jusqu’au bout de notre sincérité, reconnaissons que nous aussi nous traversons, au sein de notre propre Eglise, une grande crise interne ; que nous aussi, les chrétiens orthodoxes de tous bords, nous sommes sujets à une sorte de vulnérabilité qui nous apparente au monde dans son angoisse.

Face à un laïcisme athée et agressif, proclamant que l’homme est la « mesure de toutes choses“ et mettant en cause la foi elle-même dans son sens le plus général, face aussi à la concurrence volontariste des sectes, oui, nous donnons l’impression de n’être qu’un gentil groupement de personnes fatiguées, sans aucun enthousiasme missionnaire et pastoral. Au lieu de nous efforcer en toutes choses de promouvoir un autentique esprit de « nouveauté évangélique“, nous nous contentons de formules obsolètes, quand nous ne nous enfermons pas dans une sorte d’auto-défense de formes mortes ; nous privilégions des célébration qui flattent nos sens charnels mais qui ne communiquent aucune joie intérieure profonde et durable ; nous faisons de nos sacrements des instruments de discipline au lieu qu’ils soient une libération, un appui à la guérison des hommes ployant sous le poids des épreuves de la vie… Pour de vrai, ce qui nous manque pour que nous entamions un chemin radical de changement, ce sont ces trois ingrédients spirituels indispensables qui sont l’humilité, la conversion (metanoïa) et l’obéissance, liées les unes ou autres par la prière.

Je sais bien que nous n’aimons pas beaucoup prononcer ces trois mots. Ils nous font peur parce qu’ils nous imposent de « faire mourir en nous tout ce qui est terrestre“(2), ainsi que nous le recommande l’Apôtre Paul. Sans l’humilité, sans la metanoïa et sans l’obéissance il n’est  possible ni de recevoir ni d’entendre ni de garder la Parole de Dieu et encore moins d’aider à discerner les choses de l’Esprit Saint. C’est bien souvent pour cette raison que, en bien de circonstances, nous n’arrivons pas à réaliser ce qui se passe en ce monde, à bien saisir de quoi il s’agit. Selon, feu le Métropolite de Chalcédoine Meliton : “l’hier est derrière nous depuis bien longtemps ; nous ne vivons même plus l’aujourd’hui ; l’après-demain nous a déjà surpris“. Autrement dit nous ne voyons pas que nous évoluons dans une sorte de réalité fictive, dans laquelle, tantôt nous nous enfermons dans des nostalgies du passé, tantôt nous nous laissons séduire par des rêves utopiques qui ne servent à rien.Par nos égoïsmes et notre manque d’attention nous portons ombrage à l’annonce de la Bonne Nouvelle dans le monde.  Pourtant, comme nous le rapelle Saint Paul dans sa lettre aux Romains (3), « là où le péché a abondé, là aussi la grâce a surabondé“.

Et la grâce du Saint Esprit agit secrètement. Elle véhicule la Parole de Dieu dans le coeur des hommes et la propage dans tout l’univers. Elle germe et s’épanouit en chaque être sans faire plus de bruit qu’une jeune pousse de blé dans un champ de bonne terre. Aussi, malgré le vide  spirituel qui a saisi notre société, viendra ce jour où beaucoup se tourneront vers nous afin que nous leur proposions un sens à leur propre existence. Notre devoir est de nous préparer pour les accueillir et honorer leur attente. Par amour envers le Seigneur et envers notre prochain.

Prière, conversion (metanoïa), témoignage.

La prière, parce que „prier, ce n’est plus être seul ; c’est respirer l’air d’un espace qui n’est pas celui de ce monde, mais celui du Royaume de Dieu“(4). Par la prière notre coeur perd tout ce qui fait de lui „un coeur rigide“ ; il se laisse saisir par l’Esprit Saint, qui ne cesse d’intervenir pour chacun de nous, même quand nous ne savons pas ce que nous devons demander pour prier comme il faut.

La conversion (metanoïa), parce qu’elle transforme notre être intérieur et notre coeur d’où sortent les mauvaises pensées mais dans lequel aussi l’amour peut se déverser par l’Esprit Saint.

Le témoignage  parce que, avec l’Eglise, nous sommes avant tout les serviteurs de la Parole divine. Aujourd’hui, le témoignage n’est valable que d’homme à homme : il sera donc pour nous, les chrétiens orthodoxes de ce pays, inséparable d’une certaine manière d’aimer qui ne soit pas possession mais prière et service et parole pour que l’autre, notre prochain, soit lui-même réellement lui-même, dans sa voie unique vers la déification. Cela ne peut se faire sans une vision communautaire de la personne à qui nous nous adressons, sans une attitude attentive, compréhensive, accueillante, toujours en relation avec les hommes concrets dont les faibles et les pauvres seront au premier rang de nos préoccupations pastorales, les questions purement mondaines ne relevant nullement de notre champ d’action.

C’est bien cela que nous enseignent les Pères du désert par cette mise en garde : „n’usez pas du pouvoir de ce monde ; n’usez pas du pouvoir de l’argent ; n’usez pas de l’Eglise pour vous promouvoir vous-mêmes“. En d’autres mots : ne perdez pas de vue la réalité du Royaume de Dieu en préférant, à sa place, de ne dépendre uniquement que de ce qui se passe sur cette terre mais oeuvrez au-delà des contraintes historiques de notre temps car la mystère de l’Eglise surpasse de loin le niveau de l’histoire de ce monde. En termes clairs, le Christ n’a que faire de ces Eglises qui n’ont pour critère que leur grand nombre ou leur bonne organisation. Ce que le Christ apprécie par-dessus tout, c’est bien ces Eglises, aussi pauvres et petites soient-elles, qui sont mues par une foi puissante et qui agissent conformément aux préceptes de cette même foi.

Tous les défis que nous rencontrerons sur notre chemin ne seront pas surmontés par la simple utilisation de nouvelles techniques, de nouveaux manuels, de nouveaux supports, ni par un changement de méthodes de travail ou de programmes, mais essentiellement par la qualité de notre vie en Christ. Qui plus est, non pas dans les stratégies pastorales ou financières, non pas dans les beaux et grands discours, mais en chacun de nous, nulle part ailleurs, uniquement au plus profond de nous-mêmes. Il s’agit donc d’une autre manière d’être, qui réclame de nouvelles initiatives, sans pour autant dissocier le message de l’Evangile de la vie même de l’Eglise. Notre parole ne sera convaincante que si elle est la véritable expression, honnête et sincère, d’une expérience spirituelle vraie, loin de toutes ces attitudes moralistes qui n’apportent que sentiments de rejet et qui excluent toute tentative de compréhension et d’amour. Ne nous y trompons pas, c’est d’abord Dieu qui se révèle en nous et cette révélation n’est pas finie. Si l’on ne peut pas comprendre cela par l’intellect, il faut alors le faire par le coeur. Le gage du développement et du rayonnement de notre Eglise est tributaire autant de notre propre engagement responsable que du secret de Dieu. De ce Dieu qui, par la mort et la résurrection de son Fils unique, „nous a tous enfermés dans sa miséricorde“(5)…

Voilà les quelques recommandations que je soumets à la bienveillante attention de nos fidèles tandis que nous nous apprêtons à entrer dans le 90e anniversaire de l’autonomie de notre Eglise. Dans le but  de soutenir et de fortifier toute âme éprouvée. Afin de susciter de l’espoir et de l’oprimisme partout où cela sera nécessaire et de donner un sens à toute notre vision du futur. Enfin pour préserver et  renforcer le don de l’unité que Dieu renouvelle sans cesse au sein de notre propre Eglise à travers les sacrements et plus principalement  dans celui de l’Eucharistie.

Puissons-nous donc être ces témoins de la Bonne Nouvelle qui oeuvrent non pas dans le sens d’adapter l’Eglise à la mentalité du monde, mais l’Eglise et la société d’aujourd’hudi à la Vérité divine. Pour le salut du monde.

+STEPHANOS, Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie.

BILIOGRAPHIE :

1   – Paul Evdokimov : „Eglise Orthodoxe et Monde“ – Revue Contacts n°57(Paris 1967), pp10 et suivantes

2   – Colossiens 3,5

3   – Romains 5,20

4   –Olivier Clément :“Coopérateurs de Dieu“, in Parole et Pain, mars-avril 1970

5   –Romains 12,32