Avaleht/Pères de l'Eglise/Apologie des saints hésychastes

Apologie des saints hésychastes

 

Par St Grégoire Palamas

Question : Ils (certains professionnels de la culture profane) prétendent que nous avons tort de vouloir reclure notre esprit dans notre corps : nous devrions plutôt l’en expulser à tout prix. Leurs écrits malmènent certains des nôtres sous prétexte qu’ils conseillent aux débutants de ramener leurs regards sur eux-mêmes et d’introduire, au moyen de l’inspiration, leur esprit en eux-mêmes. L’esprit, disent-ils, n’est pas séparé de l’âme; comment dès lors pourrait-on introduire en soi ce qui n’est pas séparé mais uni ? Ils ajoutent que tels des nôtres parlent d’introduire la grâce en eux par les voies nasales. Je sais que c’est là une calomnie (car je n’ai jamais rien entendu de pareil dans notre milieu) et une malignité ajoutée aux autres. A celui qui déforme il coûte peu d’inventer.

Expliquez-moi donc, mon Père, pourquoi nous mettons tous nos soins à introduire en nous notre esprit et que nous n’avons pas tort de le reclure dans notre corps…

Réponse de Grégoire : (Notre corps n’a rien de mauvais comme tel; il est bon de sa nature; il n’est de damnable que l’esprit charnel, le corps prostitué au péché.) Le mal ne vient pas de la chair mais de ce qui l’habite. Le mal n’est pas que l’esprit habite dans le corps mais bien que la loi opposée à la loi de l’esprit s’exerce dans nos membres. Voilà pourquoi nous nous insurgeons contre la loi du péché et l’expulsons du corps pour y introduire l’autorité de l’esprit. Grâce à cette autorité, nous fixons sa loi à chaque puissance de l’âme et aux membres du corps : à chacun son dû. Aux sens la nature et les limites de leur exercice : cette œuvre de la loi porte nom tempérance; à la partie passionnée de l’âme, nous procurons l’habitus excellent : c’est la charité ; reste la partie raisonnable, que nous améliorons en rejetant tout ce qui s’oppose à l’ascension de l’esprit vers Dieu : cette partie de la loi s’appelle la sobriété. Celui qui a purifié son corps par la tempérance, qui, par la charité, a fait de son irascible et de son concupiscible des occasions de vertu, qui enfin présente à Dieu un esprit purifié par la prière, acquiert et voit en lui-même, la grâce promise aux cœurs purs…  » Nous portons ce trésor dans des vases d’argile  » (II Cor. 4, 6-7), entendez par là nos corps. Comment dès lors, en retenant notre esprit au-dedans de notre corps, manquerions-nous à la sublime noblesse de l’esprit ?…

Notre âme est une essence pourvue de puissances multiples, elle a pour organe le corps qu’elle anime. Sa puissance – l’esprit, comme nous l’appelons – opère au moyen de certains organes. Or, qui a jamais supposé que l’esprit pût siéger dans les ongles, les paupières, les narines ou les lèvres ? Tout le monde s’accorde à le placer au-dedans de nous. Les avis divergent quand il s’agit de désigner l’organe intérieur. Les uns placent l’esprit dans le cerveau comme dans une sorte d’acropole; d’autres lui attribuent la région centrale du cœur, celle qui est pure de tout souffle animal. Pour nous, nous savons de science certaine que notre âme raisonnable n’est pas au- dedans de nous comme elle serait dans un vase – puisqu’elle est incorporelle pas plus qu’au-dehors – puisqu’elle est unie au corps mais qu’elle est dans le cœur comme dans son organe.

Nous ne le tenons pas d’un homme mais bien de Celui qui a façonné l’homme :  » Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme, mais bien ce qui en sort … car c’est du cœur que viennent les mauvaises pensées  » (Matth. I5, II, 19). Et le grand Macaire ne dit pas autrement :  » Le cœur préside à tout l’organisme. Quand la grâce s’est emparée des pâturages du cœur il règne sur toutes les pensées et sur tous les membres. Car c’est là que se trouvent l’esprit et toutes les pensées de l’âme.  » Notre cœur est donc le siège de la raison et son principal organe corporel. Si nous voulons nous appliquer à surveiller et à redresser notre raison, au moyen d’une attentive sobriété, quelle meilleure manière de le surveiller que de rassembler notre esprit éparpillé au-dehors par les sensations, le reconduire au-dedans de nous jusqu’à ce même cœur qui est le siège des pensées. C’est bien pourquoi Macaire poursuit un peu plus bas : » C’est donc là qu’il faut regarder pour voir si la grâce y a gravé les lois de l’Esprit.  » Où là ? Dans l’organe directeur, le trône de la grâce, là où se trouvent l’esprit et toutes les pensées de l’âme, bref, dans le cœur. Tu mesures maintenant la nécessité pour ceux qui ont résolu de se surveiller dans la quiétude, de ramener, de reclure leur esprit dans leur corps et surtout dans ce corps au sein du corps, que nous appelons cœur…

Si  » le royaume des cieux est au-dedans de nous (Luc 17, 21), comment ne s’exclurait pas du royaume celui qui délibérément s’applique à faire sortir son esprit ?  » Le cœur droit, dit Salomon, cherche le sens  » (Prov. 27, 21), ce sens qu’ailleurs il appelle  » spirituel et divin  » (Prov. 7, 5) et dont les Pères nous disent :  » l’esprit, tout entier spirituel, est enveloppé d’une sensibilité spirituelle; ne cessons de poursuivre ce sens, tout à la fois en nous et hors de nous » (Echelle Sainte degré 26).

Vois-tu que si l’on veut se dresser contre le péché, acquérir la vertu et la récompense du combat vertueux, plus exactement les arrhes de cette récompense, le sentiment spirituel, il est nécessaire de ramener l’esprit au-dedans du corps et de lui-même. Vouloir faire sortir l’esprit, je ne dis pas de la pensée charnelle mais du corps lui- même, pour aller au-devant de spectacles spirituels, c’est le comble même de l’erreur grecque (= païenne)… Pour nous, nous renvoyons l’esprit, non seulement dans le corps et le cœur mais en lui-même. Ceux qui disent que l’esprit n’est pas séparé mais uni peuvent nous jeter :  » comment pourrait-on faire rentrer son esprit ?  » Ils ignorent que l’essence de l’esprit est une chose et que son aile (son énergie) en est une autre. A vrai dire, ils ne sont pas dupes, et c’est délibérément qu’à l’abri d’une équivoque, ils se rangent parmi les imposteurs… Il ne leur échappe pas que l’esprit n’est pas comme l’œil qui voit les autres objets sans se voir lui-même. L’esprit accomplit les actes extérieurs de sa fonction suivant un mouvement longitudinal, pour parler comme Denys; mais aussi il revient à lui-même et opère en lui-même son aile quand il se regarde : c’est ce que Denys appelle mouvement circulaire. C’est là l’acte le plus excellent, l’acte propre, s’il en est, de l’esprit. C’est par cet acte qu’à de certains moments il se transcende pour s’unir à Dieu. (Noms divins, chap. 4)

L’esprit, dit saint Basile, qui ne se répand pas au-dehors (il sort donc ! il lui faut donc rentrer ! écoute la suite 🙂 revient à lui-même et il s’élève de lui-même à Dieu par un chemin infaillible. » Denys, l’infaillible épopte du monde spirituel, nous dit que ce mouvement de l’esprit ne saurait égarer. Le père de l’erreur et du mensonge qui n’a jamais cessé de vouloir dévoyer l’homme… vient de trouver des complices, s’il est vrai que certains individus composent des traités en ce sens et persuadent aux gens, et même à ceux qui ont embrassé la vie supérieure de la quiétude qu’il vaut mieux,

durant la prière, tenir leur esprit hors de leur corps. Et cela au mépris de la définition de Jean dans son Échelle céleste :  » L’hésychaste est celui qui s’efforce de circonscrire l’incorporel dans le corps. » Nos pères spirituels nous ont tous enseigné la même chose…

Constate, mon frère, que la raison s’ajoute aux considérations spirituelles pour montrer la nécessité, quand on aspire à se posséder vraiment et à devenir de vrais moines selon l’homme intérieur, de faire rentrer et de maintenir l’esprit au-dedans du corps. Il n’est donc pas déplacé d’inviter surtout les débutants à se regarder eux- mêmes et à introduire leur esprit en eux-mêmes en même temps que le souffle. Quel esprit sensé détournerait celui qui n’est pas encore parvenu à se contempler, d’employer certains procédés pour ramener à lui son esprit ? C’est un fait que, chez ceux qui viennent de descendre dans la lice, l’esprit n’est pas plutôt rassemblé qu’il s’échappe; force leur est bien de mettre la même obstination à le ramener. Novices encore, ils ne se rendent pas compte que rien au monde n’est plus rétif à l’examen de soi ni plus prompt à s’égailler. Voilà pourquoi certains leur recommandent de contrôler le va-et-vient du souffle en le retenant un peu, de manière à retenir l’esprit, en même temps qu’ils restent sur leur inspiration. En attendant que, Dieu aidant, ils aient fait des progrès, aient purifié l’esprit, l’aient interdit au monde extérieur et puissent le ramener parfaitement dans une concentration unificatrice.

Chacun peut constater que c’est là un effet spontané de l’attention de l’esprit : le va- et-vient du souffle se fait plus lent dans tout acte de réflexion intense. Et cela particulièrement chez ceux qui pratiquent la quiétude de l’esprit et du corps. Ceux-là célèbrent vraiment le sabbat spirituel; suspendant toutes les œuvres personnelles, ils suppriment, autant que faire se peut, l’activité mobile et changeante, lâchée et multiple des puissances cognitives de l’âme en même temps que toute l’activité des sens, bref, toute activité corporelle en dépendance de notre vouloir. Quant à celles qui ne dépendent pas entièrement de nous, telle que la respiration, ils la réduisent autant qu’ils peuvent. Ces effets suivent spontanément et sans y penser chez ceux qui sont avancés dans la pratique hésychaste; ils se produisent nécessairement et d’eux-mêmes dans l’âme parfaitement introvertie.

Chez les débutants, cela ne va pas sans peine. Prenons une comparaison :  » La patience est un fruit de la charité – la charité en effet supporte tout  » (I Cor. 13, 7) or, ne nous enseigne-t-on pas à employer tous les moyens pour l’obtenir et parvenir ainsi à la charité? Le cas est le même ici. Tous ceux qui ont l’expérience pour eux se rient des objections de l’inexpérience; leur maître ne s’appelle pas le discours, c’est l’effort et l’expérience qu’il engendre. L’expérience qui porte un fruit utile et renverse les propos stériles des chicaneurs.

Un grand docteur a écrit que  » depuis la transgression, l’homme intérieur se modèle sur les formes extérieures « . Comment dès lors celui qui veut introvertir son esprit et lui imposer, au lieu du mouvement longitudinal, le mouvement circulaire et infaillible, n’aurait-il pas grand profit, plutôt que de promener son regard de-ci de-là, à le caler sur sa poitrine ou son nombril. En se ramassant extérieurement en cercle, il imite le mouvement intérieur de son esprit et, par cette attitude du corps, il introduit dans son cœur la puissance de l’esprit que la vue répand au-dehors. S’il est vrai que la puissance de la bête intérieure a son siège dans la région du nombril et du ventre, où la loi du péché exerce son empire et lui fournit pâture, pourquoi ne pas poster là précisément, toute armée de la prière, la loi opposée à la première ? Afin d’empêcher que l’esprit mauvais expulsé par le bain de régénération ne revienne avec sept esprits plus mauvais s’y installer une deuxième fois et que la situation nouvelle soit pire que la première (Luc 11, 26).

 » Prends garde à – toi  » a dit Moïse (Deut- 15, 9)A tout toi-même. Non pas à ceci et pas à cela. Comment ? Par l’esprit ! Il n’existe pas d’autre moyen de prendre garde à soi. Poste cette garde devant ton âme et ton corps; elle te délivrera facilement des mauvaises passions de l’âme et du corps… Ne laisse sans surveillance aucune partie de ton âme ni de ton corps. Ainsi tu franchiras la zone des tentations inférieures et tu te présenteras avec assurance à celui qui  » scrute les reins et les cœurs  » car tu les auras d’abord scrutés toi-même.  » jugeons-nous nous-mêmes et nous ne serons pas jugés  » (1Cor. 11,31). Tu partageras la bienheureuse expérience de David :  » Les ténèbres ne seront plus obscures, la nuit resplendit comme le jour, parce que tu as formé mes reins  » (Ps. 138,12). Tu n’as pas seulement fait tienne toute la partie concupiscible de mon âme mais s’il restait dans mon corps quelque foyer de ce désir, tu l’as ramené à son origine et, par la force même de ce désir, il s’est envolé vers toi, s’est attaché à toi. Ceux qui s’attachent aux plaisirs sensibles de la corruption épuisent dans la chair toute la puissance de désir de leur âme et deviennent ainsi tout chair. L’Esprit ne saurait demeurer en eux. Au contraire, ceux qui ont élevé leur esprit à Dieu, établi leur âme dans l’amour de Dieu; leur chair transformée partage l’essor de l’esprit et se joint à lui dans la communion divine. Elle devient, elle aussi, le domaine et la maison de Dieu, elle n’abrite plus l’inimitié divine ne désire plus contre l’esprit.

Quel est le lieu le plus désigné à l’esprit de la chair qui monte en nous d’en bas ? L’esprit ou la chair ? N’est-ce pas la chair, qui n’abrite rien de bon, nous dit l’apôtre, tant que n’y habite point la loi de vie ? Raison s’il en est de ne jamais la laisser sans surveillance. Comment nous appartiendrait-elle, comment interdire son accès à l’ennemi, nous surtout qui n’avons pas encore la science spirituelle voulue pour repousser les esprits du mal, sinon en nous dressant à cette attention au moyen d’une attitude extérieure ? Pourquoi nommer ceux qui viennent de se mettre à l’œuvre quand on en voit de bien plus parfaits utiliser cette attitude dans la prière et fléchir ainsi la bienveillance de Dieu ? Et cela non seulement parmi ceux qui ont suivi la descente du Christ parmi nous mais même parmi ceux qui l’ont précédée. -Élie lui- même, consommé dans la théoptie, appuie sa tête sur ses genoux, rassemble vaillamment son esprit en lui-même et en Dieu et met ainsi fin à une sécheresse de plusieurs années.

Les gens dont tu me rapportes les propos me paraissent partager le mal du pharisien… ils dédaignent l’attitude de la prière justifiée du publicain et exhortent les autres à ne pas l’imiter dans leur prière.  » Il n’osait même pas lever les yeux au ciel  » dit le Seigneur (Luc 15,13). L’imitent au contraire ceux qui, en priant appliquent leurs yeux sur eux-mêmes. Ceux qui leur donnent le surnom d’omphalopsyques (ceux qui ont ou mettent l’âme au nombril) calomnient leurs adversaires – qui d’entre eux a jamais placé l’âme dans le nombril ? – ils se comportent en outre en détracteurs de pratiques louables et non en redresseurs de torts. Car ce n’est pas la cause de la vie hésychaste et de la vérité qui les pousse à écrire, c’est la vanité. Ce n’est pas le désir d’amener à la sobriété mais d’en éloigner. Par tous les moyens ils s’emploient à ruiner l’œuvre et ceux qui s’y adonnent avec zèle. Ils pourraient aussi bien traiter de koiliopsyque celui qui a dit:  » Mon ventre (koilia) frémira comme une harpe…  » (Is. 16,11) et envelopper dans la même calomnie ceux qui représentent, nomment et poursuivent les réalités invisibles au moyen de symboles corporels…

Tu connais la vie de Syméon le Nouveau Théologien, ses écrits… et Nicéphore l’Hagiorite… Ils enseignent clairement aux débutants ce que d’aucuns, me dis-tu, combattent. Et pourquoi me borner aux saints du passé ? Des hommes auxquels la puissance du Saint-Esprit a rendu témoignage nous ont enseigné tout cela de leur propre bouche – Théolepte, l’évêque de Philadelphie, Athanase le Patriarche (fin du XIIIe s. début du XIVe s)… Tu les entends tous, et que d’autres avant eux, avec eux et après eux, inviter à garder cette tradition que nos nouveaux maîtres en hésychasme… s’appliquent à mépriser, à déformer et à ruiner, sans profit pour leurs auditeurs. Nous avons vécu nous-même avec certains des saints plus hauts nommés; ils furent nos maîtres. Comment compterions-nous pour rien ceux que l’expérience, jointe à la grâce, a formés, pour nous ranger derrière ceux qui n’ont d’autre titre à nous enseigner que leur orgueil. C’est impossible, cela ne doit pas être. Fuis ces gens-là et redis-toi sagement à toi-même après David : « Mon âme, bénis le Seigneur, et que tout ce qui est en moi bénisse son saint nom ! » (Ps.102,1) Écoute docilement les pères et écoute-les te conseiller la manière de faire rentrer l’esprit.