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QU’EST-CE QU’UN MOINE ?

QU’EST-CE QU’UN MOINE ? PAR UN LAIC

Jean-Claude POLET

L’imaginaire collectif, la littérature et les arts et tout l’écho que leur valent les trompettes de la Renommée, ont diffusé et recèlent encore, bien plus que la sociologie de l’Histoire ne le permettrait, des trésors d’illustrations et de figurines représentant des moines tantôt gros-lards, pleins de bière, de liqueurs et de fromage, grippe-sous, filous, bénisseurs, fausses bonnes sœurs, forniqueurs, bourriques, tyranniques, sataniques, tantôt frustrés, châtrés, pisse-froid, compassés, cassants, impuissants, machiavéliques ou tout ce que tantôt les matoiseries du bon sens, tantôt les rigueurs normatives du juste milieu produisent dans les arsenaux de la conscience moyenne. Pour significative et instructive qu’elle soit, car elle met bien en évidence les extrêmes tensions de l’ascèse et son rejet satirique, cette typologie caricaturale, qui aura toujours cours dans les lieux communs – où se bâtit le grand cirque du rire – et dans le petit cercle de la dérision que font tourner les complaisances du parti pris, n’a plus de place aujourd’hui dans les milieux où le sérieux de l’intelligence et la science entendent serrer de près la réalité et la vérité des faits humains.

Hypocrisie, vice, ténèbres et lâcheté ?

Les reproches anciens sont passés, comme la crainte révérencielle. II n’est plus question d’entrer au couvent comme en résidence surveillée, en purgatoire, ou comme on trouve refuge dans un asile d’aliénés sociaux ou mentaux. Le monachisme est souvent traité à présent, face à la rareté des vocations religieuses et à la normalisation du paraître des moines, comme un problème à poser en termes anthropologiques, comme un mode spécial du comportement humain, suffisamment universel, du moins dans les sociétés marquées par les grandes traditions spirituelles ou religieuses, pour être considérés comme un aspect ou un stade de l’évolution de l’humanité.
Mais il est vrai que la conscience moyenne, qui ne sait que ce qu’elle connaît ou ce qu’elle vit, qui ne connaît que ce qu’elle voit, qui ne vit que ce qu’elle éprouve, qui n’éprouve que ce qu’elle sent, qui ne sent que ce qui la touche, continue, par nature pourrait-on dire, à se poser d’énormes questions sur ce qui, malgré tout, lui parait énorme, et qu’elle peut encore être tentée, par simple jugeote, de trouver même avec toute la prudence et les réserves d’usage, que ce n’est tout de même pas normal d’être moine, et que, aujourd’hui peut-être moins, selon toute apparence, mais dans le passé sans doute beaucoup plus, en sachant tout ce qu’on a dit, écrit et appris, il devait quand même y avoir des dessous là-dessous et – il y a suffisamment d’exemples attestés – pas toujours propres.

Démission ?

Face au fait monastique, même quand ce n’est plus la condamnation, le mépris ou le soupçon de toutes les hypocrisies et de tous les refoulements, cela reste l’incompréhension. Comment ? Renoncer à jouir de « tout ce qui est bon » dans une vie par ailleurs prodigue en difficultés voire en malheurs, renoncer à obéir aux imprescriptibles nécessités qu’impose notre Mère Nature pour vivre dans la constante fréquentation de gens que l’on n’a pas choisis ou dans un enclos d’ermite, n’est-ce pas fuir les responsabilités de l’autonomie, n’est-ce pas abandonner lâchement les défis de l’indépendance et les aventures de la liberté, n’est-ce pas se réfugier – quel que soit le label de normalité que vaille encore en Occident l’attestation d’enracinements chrétiens – dans un milieu qui, à l’égal des sectes, n’a d’autres propos que de procurer sécurité matérielle, promotion symbolique, sublimation spirituelle à des êtres trop faibles pour affronter le monde « comme tout le monde » ? Inauthenticité, inutilité, parasitisme et illusion. Illusion plus ou moins durable, plus ou moins consciente, plus ou moins confortable, mais illusion et, plus profondément, trahison de la condition humaine dans son essence, scandaleuse indifférence pour tous les défis de l’histoire contemporaine, notamment sinon même surtout les défis humanitaires, c’est-à-dire les plus purs, les plus gratuits, ceux qui devraient être les plus mobilisateurs pour ces hommes et pour ces femmes censément dévoués corps et âme aux causes les plus élevées de l’Evangile.

Une des orientations cardinales de l’harmonie ?

Le questionnement ne va pas toujours aussi loin dans le rejet. Quelquefois même, et c’est assez fréquent chez ceux qui partagent une certaine vision « écologiste » de l’existence, on reconnaît dans les règles monastiques, singulièrement dans les formes de l’ascèse qui proposent l’idéal de la sobriété, une des mesures cardinales de l’harmonie, qui convient assez bien à la moyenne des tempéraments et à la culture moyenne des Européens. Cela va du « bon pain des moines » et de toute l’agriculture biologique aux divers naturismes, aux médecines douces et aux multiples méditations « transcendantales » ou « orientales », en passant par les régimes diététiques et les psychothérapies de la sérénité. Il est plus d’un touriste, baptisé ou non, passé par un monastère, qui y a apprécié le calme, l’accueil, la simplicité des moines, la beauté des chants, des cérémonies, et le bon goût de tout. Le côté « bon vieux temps » ramène à l’enfance, à l’innocence, à la nature. Certains ne seraient peut-être pas loin de penser que l’équilibre éthique du monde moderne pourrait trouver de stimulantes exemplifications dans l’idéal d’intériorisation scrupuleusement réciproque du propre et du communautaire que préconisent les sociétés monastiques.

Un être de silence pour la prière ?

Devenir moine, au témoignage des intéressés et à l’évidence, c’est estimer que la prière est l’activité supérieure de l’homme, à laquelle tout doit être ordonné, autour de quoi tout doit tourner. Prière personnelle, prière liturgique, alternativement et respectivement identiques. Car la vraie prière, la prière pure, le lieu mystérieux où elle est, au fin fond de tout, l’appel, la substance et la fin de ce qu’elle cherche, c’est, dans le silence absolu de tout, la divine présence, cela que l’on ne chercherait pas si on ne l’avait déjà trouvé dans la préférence absolue de la prière. La prière, c’est le désir, l’espérance et l’expérience de la présence de Dieu, la découverte de Dieu en soi et dans les autres. Il n’y a pas de religion sans prière ; il n’y a de haute spiritualité que de la prière. Prier, c’est faire ainsi, en soi, d’une certaine manière, toute la place à l’Autre. Là comme en tout ce qui touche l’approche de l’Autre et la reconnaissance de la beauté de ce qu’il est en soi, tout est dans la manière. Et il est des manières qui touchent, et d’autres qui, quelle que soit la fin de l’envoi, ne touchent pas. La prière, c’est la réalisation de l’Amour absolu, impossible en effet et corporellement et affectivement – Eros, devant cet impossible, appelle Thanatos – possible seulement spirituellement.
Cet engagement à ne vouloir que la prière, c’est-à-dire l’union à Dieu, a pour conséquence, puisque Dieu est tout en tous, l’ouverture aux autres, la communion avec l’humanité et la création tout entière, pas seulement présente et proche mais universelle et totale, passée et à venir. En cela, la prière est le parvis de la Paix, qui anime le cœur de toutes les religions et constelle les références de toutes les spiritualités.

Une vie d’ascèse ?

Tous les moines le diront : la prière est à elle-même sa propre ascèse et elle suffit à tout. Cependant, la pesante nature, toujours égale à elle-même, et les lourdeurs de la conscience moyenne, en chacun récurrentes, invitent à l’ascèse corporelle et mentale: méthodes, techniques, moyens divers, physiques et psychiques, largement éprouvés, pour obtenir la maîtrise du corps, c’est-à-dire pour disposer librement de toutes les énergies mobilisables du corps et de l’âme afin de focaliser l’attention et l’acuité de l’esprit sur la prière et sa finalité, Dieu. L’ascèse monastique a pour propos de contrôler aussi bien que possible les besoins du corps et les passions de l’âme, non pour la gloire de l’exploit athlétique ou l’exaltation de la volonté, mais en défiance de toute complaisance esthétique ou égotiste, dans le seul but de faire en soi toute la place à l’Autre. Toute ascèse fondée sur un autre motif ou d’autres mobiles parait au moine illusion, orgueil ou vanité, car l’ascèse est le moyen et non la fin. Elle est cependant, de tous les moyens volontaires, le meilleur et le plus élevé : elle a, à ce titre, l’honneur de rappeler que la sainteté est et doit être constamment désirée et plus que désirée, voulue et, plus que voulue, laborieusement, tenacement, inflexiblement travaillée.

Un être de kénose pour le salut du monde ?

L’ascèse et la prière, l’ascèse de la prière, pour un moine chrétien, n’a pas de finalité généralement spiritualiste ou mystique, universellement religieuse ou anthropologiquement idéale. Ascèse et prière sont ancrées dans les mystères les plus fondamentaux inhérents à l’évangile de la Résurrection du Christ. Le moine chrétien n’est rien qu’un homme ou une femme qui prend le message chrétien absolument au sérieux, avec tout le radicalisme d’engagement qui s’ensuit, et qui accepte de prendre les moyens de cette fin. II croit que le mouvement de l’être au monde – la finalité de tout ce qui est dans l’état ou’ ii se trouve – a pour modèle absolu, radical et définitif, et pour destination, de devenir réponse adéquate, comme d’une réciproque à son théorème, au mouvement de Dieu au monde que le Christ a effectué. Ce mouvement qu’on appelle la kénose, – consiste pour Dieu à s’être incarné, c’est-à-dire à avoir fait en lui toute la place à l’Homme et, ce faisant, à le faire participer à sa divinité dans toute la mesure de son être. II s’agit pour l’homme qui prend au sérieux l’Evangile de la Résurrection et le met en pratique, d’expérimenter existentiellement la réciproque de ce théorème en faisant en lui toute la place à Dieu, en espérant, par la prière, qu’il la prenne.

Un témoin prophétique du Christ ?

Ce réalisme du salut et ce radicalisme de la sainteté sont, on l’a vu, par bien des côtés étrangers, voire suspects aux prudences de la conscience moyenne et aux médiations nécessaires à la conscience collective, toutes deux très généralement rassurées par les bienséances, les conformismes et les cléricalismes. Les instances institutionnelles de l’Eglise, souvent encombrées de leurs organigrammes, ont ainsi périodiquement connu des tensions voire des conflits avec le monde monastique ; régulièrement aussi, elles ont été contestées, réformées ou distancées par les audaces des moines. Pour ces raisons, en réalité structurelles, ceux-ci ont toujours entendu préserver leur autonomie de gestion et leur liberté d’expression au service de la communion ecclésiale et de la fidélité à l’Evangile. Les moines sont ainsi, de façon prophétique, et dans la tension d’un dialogue de vérité constamment fidèle et constamment novateur, garants de l’orthodoxie, au sens non confessionnel du mot, de la conscience chrétienne dans sa plénitude. Pierre de touche de tous les renouveaux, le monachisme chrétien est le lieu ou’ se rassemblent tous ceux qui incarnent, pour eux-mêmes et ensemble, la réciproque du premier théorème du christianisme, l’incarnation, dont la Résurrection est le bouquet, et la Trinité, l’origine.

Au nom de tous, pour tous

Tout homme est moine, par la solitude où il commence et où il finit – « on se retrouve seul… » – par la nécessité de l’ascèse où sa santé et sa conscience, éthique et esthétique, l’invitent – sobriété et mesure en toutes choses -, par l’espérance infinie, jusqu’au désespoir infini, où la limitation et la contingence de son être le portent, à vouloir être reçu tel quel, tout entier et absolument par l’Autre, et par la nécessité conjointe, pour y parvenir, d’offrir et d’ouvrir en soi toute la place à l’Autre, auxquelles répond le mystère de la kénose chrétienne, celle du Christ, puis, par lui, avec lui et en lui, réciproquement, celle de l’humanité tout entière portée par la prière de tous ceux qui adorent en esprit et en vérité.

SOP 239, juin 1999 (les intertitres sont du SOP)