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POUR UN ESSAI DE THEOLOGIE DE LA BEAUTE

Cet essai a été présenté comme conférence au festival de « Trialogos » de Tallinn le 1er octobre 2005. Il est la synthèse d’une compilation à partir d’extraits de livres. Voir la bibliographie en fin de texte.

Existe-t-il encore pour l’homme de notre temps une forme objective, définissable de la beauté ; a-t-elle encore un sens dans le monde actuel ? Tant il est vrai que cette notion a tellement été étirée dans tous les sens, qu’on peut se demander si elle a encore une signification précise.

Il semblerait en effet que surtout deux causes ont gravement mis en question le monde moderne : l’esprit pratique d’une part ; l’esprit critique de l’autre. Je m’explique.

L’esprit pratique d’abord !

Notre temps s’oriente principalement vers l’action, d’où l’expression esprit pratique. Notre société est fondamentalement une société de rendement. Et le rendement ne s’obtient que par l’étude du fonctionnement de la nature ou par la création de fonctionnements rationnels.Cela exige par conséquent une analyse des éléments pour savoir comment s’agencent les choses.

Le regard analytique s’oppose nécessairement au regard esthétique. Il sépare alors que pour sa part la contemplation, qu’elle soit d’ordre esthétique ou mystique, est à l’opposé un regard de synthèse. La conséquence : nous savons décomposer mais nous ne savons plus embrasser ni visuellement ni affectivement. L’utile tue le beau ; se servir d’une chose, c’est cesser de la contempler. Pour pouvoir admirer, pénétrer dans la profondeur esthétique de l’objet, il faut ne plus avoir prise sur lui. Or la beauté, en profondeur, ne peut être qu’un mouvement d’amour né de la gratuité alors que l’esprit utilitaire est au contraire le ressort de la puissance du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.

Déjà Rimbaud, dans sa « Saison en enfer » appelait son siècle « un siècle de mains ». Nous vivons nous aussi dans un siècle de mains, nous maîtrisons de plus en plus. Nous agissons de plus en plus. Où trouverions-nous du temps pour la contemplation ?

L’esprit critique ensuite.

Par définition, il exige une froide lucidité pour percer au-delà des apparences et tenter de prendre totalement conscience de la vérité. Le projet est en soi admirable mais est-ce que la recherche du vrai ne tue pas finalement le sentiment du beau en ce sens que la beauté, aux yeux d’un homme qui se veut lucide, risque de passer pour un mensonge, une tromperie ? La beauté apparaît alors comme une sorte d’insolence. Car pour accepter la beauté, il faudrait d’abord accepter la vie. Or la situation est telle aujourd’hui que nous ne pouvons plus consentir à la vie. Parce que nous avons perdu l’innocence, nous avons plutôt tendance à déprécier le point-de-vue esthétique. Un artiste qui, maintenant, mettrait dans son œuvre de la beauté au sens traditionnel, serait vite mal vu ou dérisoire.

Si tel est le cas, alors c’est toute la condition humaine qui entre en jeu puisque le sentiment du beau est intimement lié au sentiment d’un ordre profond de l’univers. Le vrai n’a de splendeur que s’il rencontre et révèle cet ordre fondamental. L’art antique complétait la joie d’une philosophie heureuse qui ressentait la plénitude de l’être, l’équilibre merveilleux de la raison cosmique. L’art médiéval complétait la contemplation heureuse des mystiques. L’art classique complétait un rationalisme triomphant ou confiant dans ses destinées. L’art actuel témoigne au contraire de la vérité d’un désordre et, en présence de ce désordre essentiel, toute tentative d’harmonie semble devenir fausseté.

Pourtant le sentiment et le besoin du beau subsistent en nous toujours aussi vifs et ce qui paraît négatif peut un jour déboucher sur des thèses positives, qui seront autant d’appels à rétablir le lien profond entre les êtres et les choses. Cela est possible parce qu’il existera toujours des artistes capables de découvrir la potentialité de beauté cachée dans les choses qui auparavant paraissaient laides ou vulgaires.

Et c’est ainsi que nous nous approchons étrangement des frontières mêmes du sacré, du transcendant.

C’est « par sa nature que l’homme désire le beau » enseigne saint Basile, car il porte en lui un « logos ( une parole ) poétique cachée » qui le rend contemplatif et saint Maxime le Confesseur ajoute : qui le rend sensible « à l’éclat fulgurant de la Beauté divine au-dedans de toutes choses ».

Cette soif du beau n’est nullement un privilège des artistes ; elle est ontologique, inhérente à tous au point que « dans sa ressemblance, l’homme manifeste la Beauté divine », dit saint Grégoire de Nysse. Nous savons qu’il existe dans l’Eglise Orthodoxe un célèbre recueil ascétique qui s’appelle la Philocalie, nom qui signifie « l’amour du Beau », car tout être enseigné par Dieu n’est pas seulement bon, ce qui va de soi, mais il est essentiellement beau en tant qu’icône vivante de Dieu. « Les martyrs, dit Nicolas Cabasilas, consumés par le charbon ardent du Saint Esprit, surent aimer par-dessus tout la Souveraine Beauté ». Et saint Syméon le Nouveau Théologien, « blessé par le Seigneur d’amour et de désir, cherchait par l’espérance la Beauté spirituelle ». Ce que les icônes cherchent à nous faire voir, ce sont les ineffables éclairs de la Beauté divine. Et Karl Barth, dans sa Dogmatique énonce une affirmation très orthodoxe : « Si on nie la Trinité, on a un Dieu sans beauté ».

Et quand le Seigneur dit : « Voyez les oiseaux, observez les lis des champs » dont la beauté naturelle dépasse toute la splendeur décorative d’un « Salomon », il veut dire que la beauté d’une simple fleur est le surgissement de l’intériorité qu’on ne peut ni peser ni chiffrer et qui est justement vie et lumière.

Mais pour saisir la profondeur mystérieuse d’une simple fleur, il faut y saisir la poésie créatrice de Dieu et y croire. Parce que la contemplation n’est pas esthétique mais théologale. Elle requiert la perception selon les Pères grecs de « l’œil de la foi », qui n’a rien à voir ni avec l’œil tout court, curieux des choses utilitaires ni avec une foi abstraite et aveugle, étrangère au monde réel des hommes. Lors de la Transfiguration du Seigneur, enseigne Palamas, les disciples « passèrent de la chair à l’Esprit ». En fait, « c’était, écrit Paul Evdokimov, la transfiguration non pas du Seigneur mais de l’œil des apôtres parce que celui qui participe à la lumière devient lui-même lumière ». « L’homme tout entier doit devenir œil » affirme saint Macaire. La lumière est l’objet de la vision, elle est aussi l’organe de la vision. Et c’est pourquoi il est écrit dans l’ Evangile : « Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est Esprit ». Le jour de la Pentecôte, les Apôtres, parlant de la magnificence de Dieu, donnaient à penser aux gens qui les écoutaient qu’ils étaient ivres. Ivres, certes ils l’étaient. Non pas de vin … mais de Beauté !

Je me plais ici à reprendre les Pères lorsqu’ils disent que « Dieu a voulu manifester sa Beauté et il a créé la matière ». Le texte grec de la Genèse, à la fin de chaque mouvement de la création en six jours ( Hexaméron ), répète chaque fois que Dieu « vit que c’était beau » ( καλόν – beau ) et non αγαθόν ( bon ). Selon ce même récit biblique, au commencement : « Il y eut un soir et il y eut un matin, ce fut le jour ». L’Hexaméron ne connaît pas la nuit. Ce sont le matin et le soir qui marquent la succession des évènements et ne forment que le jour, dimension de la lumière pure. La nuit, si l’on se réfère au sens que lui donne l’évangéliste Jean, n’apparaît qu’au moment de la chute : Adam et Eve vont fuir la lumière et le regard de Dieu et vont chercher l’obscurité et l’ombre pour se cacher. Et Judas, qui ne peut plus demeurer dans la chambre haute inondée de lumière, « sort précipitamment et il faisait nuit », précise Jean l’Evangéliste.

Plus encore. Le premier jour de la création, notent les Pères, n’est pas protön (premier ) mais mia ( un ). ,,,, « και εγένετο εσπέρα και εγένετο πρωί, ημέρα μία », dit le texte grec de la Genèse 1,5, c’ est-à-dire « et il fut le soir et il fut le matin, jour un ». En d’autres termes ce jour n’est pas le premier, comme ont tendance à le définir les diverses traductions, mais un, unique, hors série. Il est l’alpha, le germe qui porte en lui et appelle son oméga, le huitième jour de l’accord final, le Royaume. C’est pourquoi, saint Maxime le Confesseur précisera que « le nom du Royaume signifie la parfaite Beauté ». Ainsi, à la première parole de la Bible « Que la Lumière soit ! » répond la dernière : « Que la Beauté soit ! ».

Explicitons cela un peu plus. Le monde voulu par Dieu a été tissé comme un vêtement lumineux de l’homme. Tous les « jours » de la création entourent Adam comme autant de beautés. Dernier-né de la création, Adam est l’avenir du monde. Le monde sera ce qu’enfantera l’homme. Ainsi, l’homme est vraiment à l’image de Dieu. Pour la tradition la plus ancienne – la tradition hébraïque relayée par la tradition orthodoxe – le premier Adam, l’Adam « qadmon », l’homme antérieur, était un corps de lumière qui récapitulait les « six jours » de la création et devait rendre au Créateur la libre réponse de l’amour en se laissant aspirer par la lumière incréée de Dieu, dans un mouvement d’ascension à même le septième jour. L’homme devait y enfanter le huitième jour : la transfiguration du premier. 
Mais il y eut la chute d’Adam et d’Eve et la souillure de l’image dans le monde rend la beauté ambiguë. Si la Vérité est toujours belle, toute beauté n’est pas toujours vraie. Le récit biblique de la première tentation se réfère à la chute des anges. Isaïe et Ezéchiel disent à propos de Lucifer : « comment es-tu tombé du ciel, toi qui te levais au matin plein de beauté ? » (Is.14/12) « tu t’es enorgueilli de ta beauté, tu as laissé ta splendeur corrompre ta sagesse » (Ez.28/17).

La beauté est devenue pierre d’achoppement : au moment de l’épreuve la femme vit que le fruit était « bon à manger, séduisant à voir, désirable » (Ge.3/6 ) ; sa convoitise place l’esprit humain au-dessus du Bien et du Mal. Autrement dit : le vrai, le beau et le bon se séparent, la beauté n’est plus, comme disaient les Anciens, l’éclat du vrai. L’art humain, dans le mépris de l’être et de la personne peut déchaîner les images les plus cannibales.

Le beau devient alors une valeur autonome, dans une culture morcelée, cloisonnée, une valeur extérieure à la relation personnelle qui unissait à Dieu le premier couple et unissait entre eux l’homme et la femme. L’attrait esthétique exerce finalement ses chances et convertit à un culte idolâtre. Dédoublée, la beauté vue sous cet angle fait périr et fascine ; ambiguë et se séduisant elle-même d’une manière narcissique, elle a besoin d’être sauvée et protégée. La beauté désormais est une énigme, car observe Dostoïevski, elle peut être en même temps celle de la Madone et celle de Sodome.

Apparaît dès lors dans le monde une force d’opposition, de négation, de destruction – c’est justement le sens du mot diabolos en grec -, la création est comme vampirisée par un réseau de pensées idolâtriques : c’est ce monde pour employer le langage du Nouveau Testament qui nous permet de distinguer ce monde réseau d’illusions et d’hypnoses du monde comme création de Dieu : ce monde dont nous sommes à la fois des auteurs et les victimes.

Mais l’amour divin qui a créé le monde vient jusqu’au plus profond de l’enfer pour vaincre. En Christ, Nouvel Adam, l’homme retrouve une vie plus forte que la mort et la possibilité de la communiquer au cosmos ou plutôt de la déceler et de la libérer en lui. L’incarnation du Christ remet en mouvement l’immense circulation de la gloire ; le Christ s’est transfiguré sur le Mont Thabor et il a fait resplendir la beauté originelle et déjà ultime. Il a ainsi revivifié « le visage commun de l’humanité » dit saint Cyrille d’Alexandrie ( sur Jean 1,14 ). Mais cette lumière, pour être vraiment la lumière ultime, pour assumer vraiment toute la souffrance et tout le désespoir des hommes, devait jaillir non seulement au sommet de la montagne, dans l’évidence de la splendeur mais aussi dans l’abîme de la mort, de l’enfer, du néant substantialisé par notre liberté pervertie.

Après le Thabor viennent donc Gethsémani et le Golgotha. Le Serviteur souffrant « n’a plus ni éclat ni beauté pour attirer nos regards, ni apparence pour séduire », dit Isaïe ( 53/2 ). Le visage du Dieu incarné n’est plus qu’un visage d’esclave, aprosopos, c’est-à-dire « celui qu’on ne voit pas ». Alors apparaît à travers la mort du Christ sur la Croix une beauté qui n’est plus esthétique au sens culturel, qui n’est plus ambiguë mais qui s’identifie à l’amour. Désormais à travers le visage le plus dégradé, on peut pressentir la possibilité d’une autre beauté, inaliénable, « celle de l’homme caché au fond du cœur », dit l’apôtre Pierre ( 1 P 3/4 ). Dostoïevski, dans une de ses lettres, écrit : « Il n’y a pas et il ne peut y avoir rien de plus beau que le Christ ». Cette beauté libère notre liberté. Et l’écrivain d’ajouter encore : « l’homme désormais n’a plus pour se guider que cet idéal éternel de beauté » puisque le Verbe de Dieu, qui est désormais le Christ ressuscité, … « ayant rétabli l’image souillée dans son antique dignité, l’unit à la Beauté divine 
( Kondakion du dimanche de l’Orthodoxie ) ».

On comprend maintenant la parole de saint Basile : « Les saints priaient pour que la contemplation de la Beauté divine s’étende sur l’éternité ». Ils ressentaient la soif que chante le psaume 27/4 : « La chose qu’à Yahvé je demande, la chose que je cherche, c’est d’habiter le Royaume de Yahvé, de contempler la Beauté de Yahvé tous les jours de ma vie »…

Denis l’Aréopagite chante la grandeur de la création divine où Dieu met quelque chose de Lui-même, rend l’homme conforme, « ressemblant à Lui » et en fait un être contemplatif : « l’homme, dit-il, est créé selon l’Archétype divin qui nous accorde de participer à sa propre Beauté ».

Les Pères d’Orient cultivent cette vision et amorcent leur théologie de la Beauté. Saint Gregoire Palamas fait la synthèse : « La parfaite Beauté vient d’en-haut et se pose en unique origine d’une théologie sûre ». Définition, écrit Paul Evdokimov, bien surprenante avant tout pour les théologiens eux-mêmes. Elle se réfère à la parole de saint Cyrille d’Alexandrie : « L’Esprit Saint est le Docteur de l’Eglise…Il est la Forme des formes ». Autrement dit, l’Esprit Saint est la saisie immédiate de la Beauté. Aussi, l’apôtre Paul n’hésite pas d’écrire : « Vous avez été scellés du Saint Esprit…et Dieu s’est acquis ces êtres scellés pour la louange de sa gloire ( Eph.1/14 ) ». Sur le cœur pacifié de l’homme scellé du Saint-Esprit s’imprime la vérité des êtres et des choses dans leur ultime beauté.

Un être humain a déjà traversé définitivement la porte de la beauté pour passer tout entier, âme et corps, dans la lumière de la vie, c’est la Mère de Dieu. Denis l’Aréopagite dit d’elle qu’elle est la Beauté salvatrice : « Je désire, lui dit-il en s’adressant à elle, que ton icône se réfléchisse sans cesse dans le miroir des âmes et les conserve pures jusqu’à la fin des siècles ; qu’elle relève ceux qui sont courbés vers la terre et qu’elle donne l’espoir à ceux qui admirent et imitent cet éternel modèle de Beauté ». C’est qu’en Marie, non seulement se résout la tragédie de la liberté humaine mais s’exprime pleinement la transparence des choses que masque le péché. Saint Grégoire Palamas disait qu’elle synthétise toutes les beautés de la création ( in Dormitionem ).

C’est cette beauté comme révélation qui s’inscrit dans l’icône au sujet de laquelle les Pères du VIIe Concile Œcuménique (787 ) disent : « Ce que la Parole dit, l’icône nous le montre silencieusement … ce que nous avons entendu dire, nous l’avons vu ».
En tant que valeur propre, l’icône dépasse l’art. Dans l’icône, ce qui prime c’est le symbole dans le sens des Pères et de la tradition liturgique, à savoir que le symbole contient en lui la présence de ce qu’il symbolise. C’est cette présence qui distingue une icône d’un tableau. L’icône se tient donc un peu à part, comme la Bible se place au-dessus de la littérature et de la poésie universelle. L’art tout court sera toujours formellement plus parfait que l’art des iconographes car ce dernier, justement, ne cherche pas cette perfection. Son excès même nuirait à l’icône, risquerait de décentrer le regard de la vision du mystère, comme une poésie excessive et recherchée nuirait à la puissance de la parole biblique. Le contenu de l’icône prime sur sa forme et la subordonne à son symbolisme. L’icône est avant tout une « image épiphanique », autrement dit une image qui manifeste, qui révèle une réalité : à travers le visible contemplé, l’Invisible Beauté vient vers nous et nous accueille dans sa Présence. J’ajoute encore : si la Parole se fait entendre, elle se fait voir aussi. A un certain niveau, la parole humaine s’arrête, impuissante : seule l’image, seule l’icône peut la prolonger et faire voir l’ineffable. Déjà, dans l’Ancien Testament, dès qu’il s’agit de textes messianiques, l’ « Ecoute Israël » laisse place au « Lève tes yeux et vois ». Moïse et Elie entourent le Christ transfiguré sur le Mont Thabor en tant que « grands voyants ». Rappelons ici encore une fois ce que l’Evangile nous dit si bien : « ce qui est né de la chair est chair ; ce qui est né de l’Esprit est Esprit ».

Ainsi, la Parole écoutée est contenue dans la Bible ; construite, elle parle à travers les formes symboliques du temple ; chantée et représentée sur la scène sacrée du culte, elle célèbre la liturgie ; dessinée, elle s’offre en contemplation, « en théologie visuelle » sous la forme de l’icône. En fait, « ce que le Livre nous dit, l’icône nous le rend présent »(Concile de 680 ). Cette présence n’est pas localisée mais rayonne énergétiquement en partant de l’icône. Le lieu de la présence n’est pas la planche de bois mais la mystérieuse ressemblance hypostatique qu’offre toute icône.

Avant l’Incarnation du Christ, par la crainte de l’idolâtrie, toute représentation du céleste était limitée au monde des anges. Après son Incarnation, le Christ délivre les hommes de l’idolâtrie non pas négativement, en supprimant toute image, mais positivement, en révélant la vraie figure de Dieu : « l’humanité du Christ est l’icône de sa divinité » ; l’humain reçoit sa fonction iconographique : image visible de l’invisible et lieu de sa présence.

« Nous contemplons, disent les Pères du VIIe Concile Œcuménique, à la fois l’invisible et le représenté » , non pas l’un ou l’autre mais l’un dans l’autre. Le miracle de l’icône est hors de tout art portraitiste ; il se situe dans la ressemblance hypostatique. Saint Athanase le Sinaïte précise : ce n’est pas la nature qui voit la nature, mais la personne qui contemple la Personne. Les Pères avertissent : adorer une icône, c’est la détruire, rendre sa présence absente. Le VIIe Concile déclare : « Malheur à qui adorerait les images » ! On peut ainsi mieux comprendre que ce n’est pas en tant qu’œuvre d’art qu’une icône est belle. Sa beauté est dans la ressemblance avec la Vérité qu’Elle rend présente. « Image conductrice », l’icône guide le regard au-delà d’elle-même. Ainsi par exemple, l’icône bien connue de la Trinité de Roublov traduit l’éclat trisolaire qui inonde de clarté et illumine le monde.

Un dernier mot. La contemplation de la Transfiguration du Seigneur apprend à tout iconographe qu’il peint avant tout avec la lumière thaborique et non avec les seules couleurs de ce monde, tant il est vrai que l’icône fait voir l’ homo cordis absconditus, la beauté de « l’homme caché du cœur » dont parle saint Pierre ( 1P 3/4 ). Tant il est vrai que ce sont les choses invisibles qui révèlent à leur profondeur les choses visibles, dans une pensée spirituelle, une pensée animée par l’Esprit Saint.

Comment conclure ?

Pour la théologie orthodoxe, la beauté est une personne, le Christ. La beauté est donc un nom divin. Mais elle a une histoire, liée à celle de l’homme. La première beauté est paradisiaque, que chaque chose en cette création reflète, remontée de gloire vers le Créateur. Mais l’homme a rompu le circuit de cette gloire et la lumière ne semble plus venir de l’intérieur des choses et de nous-mêmes ; elle nous apparaît trouée de nuit, et quelquefois trouant la nuit… Alors, la beauté créée par l’homme devient souvent déviation de la vie de Dieu, seconde beauté. Il est une troisième beauté, celle de la Croix, Croix de sang et de lumière. Une telle beauté pacifie et libère de la mort. L’art qui cherche cette beauté est un art philocalique. « La vision philocalique, écrit un grand théologien et penseur orthodoxe contemporain, brise l’esthétique charnelle et psychologique, séparée et séparatrice puisqu’elle met à part un domaine de la beauté. L’œil du cœur pacifié, purifié, découvre que tout est beau en Christ, que la croix nous ouvre l’ultime beauté, que la beauté du monde refleurit, telle une rose sur la croix, à partir de la mort sacrificielle, vivifiante du Dieu fait homme. Par la beauté, nous entrons dans notre véritable demeure. Certes, la porte ne fait que s’ouvrir par instants, et nous ne pouvons demeurer. Mais comme la beauté est une personne, comme le Christ est la beauté en personne, nous savons que Lui demeure plus profond que notre aveuglement, notre laideur, notre manque à la génialité de l’Esprit » ( Olivier Clément, in les Visionnaires, p.260 ).

C’est sans doute là un des leviers les plus puissants du christianisme aujourd’hui : l’affirmation que l’être du monde est beauté. Le christianisme a pour mission de révéler et de donner à révéler cela, à savoir que le Dieu de la Bible n’est pas un Dieu utile, consommable mais un Dieu gratuit et par là source de salut ; un Dieu qui nous restitue le sens de l’existence comme célébration, comme fête puisque dans l’enfer, en Christ, l’amour divin est descendu, rendant ensuite possibles toutes les synthèses, tous les dépassements par la puissance de la résurrection.

Nous avons trop tendance en Occident de représenter Dieu comme un vieil homme, isolé, visage abstrait et idolâtre de notre imaginaire. Nous avons par trop souvent mis à mal sa transcendance par l’invasion de l’immanence, immanence athée ou gnostique, immanence de l’histoire ou du soi intérieur cultivé dans lesdites nouvelles spiritualités. Mais si Dieu est le Tout-Autre, il n’est pas opposé ni indifférent : il y a altérité et non pas contradiction.

L’Occident a glissé sur l’image de Dieu : il a cherché à le représenter tel qu’il s’est rendu accessible, en Christ, mais un Christ trop réduit au Verbe, à la Parole. L’Occident a transformé Dieu en visage abstrait, en concept, au lieu de le garder comme nom, comme le Nom. Il faut qu’ il se figure à nouveau Dieu, Lui redonne son visage. Particulièrement en Europe occidentale, l’engouement fulgurant des deux dernières décennies pour les icônes témoigne de ce besoin ; ces icônes qui rappellent que Dieu s’est donné à voir dans le visage de Jésus. A voir et pas seulement à entendre.

Par le Christ, Dieu s’est fait visage aux hommes ; le visage du Christ est connaissance de Dieu. Et cela d’une façon réelle : le Christ a un visage individuel, particulier, inscrit dans le temps et l’espace, inscription qui est gage de son humanité et, en même temps, « visage commun de l’humanité, visage des visages, non qu’il abolisse les autres pour se substituer à eux, mais parce que son rayonnement les pénètre, les rend transparents à sa propre lumière, à son incandescence secrète, qui est celle de l’Esprit », précise encore Olivier Clément ( in Le Visage intérieur , p.31 ). L’art de l’icône montre qu’en Christ, « c’est la matière qui est devenue spirituelle », dans ce réalisme mystique qui nous échappe tant, folie pour nos logiques occidentales.

« Etre chrétien, finalement, c’est découvrir au fond même de son enfer le visage de Dieu, dévasté et ressuscité, défiguré et transfiguré, qui nous accueille, nous libère, nous rend la chance de l’icône, la possibilité du visage », écrit Olivier Clément . Un visage capable de devenir à son tour beauté de la seule et unique Beauté qui est Dieu.

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Cet essai a été présenté comme conférence au festival de « Trialogos » de Tallinn le 1er octobre 2005. Il est la synthèse d’une compilation à partir des extraits bibliographiques suivants :

– Revue CONTACTS :
a) N° 64 / 4ème Trim. 1968 : Jean ONIMUS : Métamorphose de la Beauté, pp.254-272. : Paul Evdokimov : Vision de la Beauté, pp. 300-322.

b)N° 105 / 1er Trim.1979 : Jacques Touraille : La Beauté, Icône du Royaume, pp.1-24.

– Olivier CLEMENT :
a) L’œil de Feu, Ed. Fata Morgana 1994, pp.89-101.
b) Sillons de Lumière, Ed. Fates, Troyes 2002, pp.103-120.

– Franck DAMOUR : Olivier Clément, un Passeur, Ed.Anne Sigier,Canada, 1er trim.2003,pp.139-158.

 

+Stephanos, métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie