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A PROPOS DE LA PAIX INTERIEURE
Nous connaissons la parole de saint Séraphin, » acquiers d’abord la paix intérieure et beaucoup trouveront le repos auprès de toi ». Parole importante aujourd’hui car nous sommes dans une société d’activisme et de consommation. Nous avons de la bonne volonté, de la générosité, mais nous voulons surtout faire. Or l’important, c’est peut-être d’abord d’être.
Interrogeons-nous donc sur cet état de paix intérieure. Nous connaissons habituellement deux sortes de paix: d’abord l’absence de guerres au niveau des états, de conflits au niveau des hommes, -ce qui est bien sûr très positif et aussi, cette attitude tout à fait négative où l’on ne veut pas être dérangé, perturbé. « Fichez-nous la paix, laissez-nous tranquille » ! Mais il y a une troisième sorte de paix « qui n’est pas une absence de guerres, mais une vertu qui naît de la force de l’âme ». Et c’est un philosophe, Spinoza, qui nous la définit si bien. Une vertu : « Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix, non comme le monde la donne », proclame l’Evangile, confirmant que la paix que nous devons chercher doit s’établir au dedans de nous et procède de « Dieu, le père des lumières ». « Pour la paix qui vient d’en haut et le salut de nos âmes, demande la liturgie de saint jean Chrysostome, prions le Seigneur ».
Cette paix qui vient d’en haut et qui prend possession du cœur humain est bien sûr un don de la Grâce, niais ce qui dépend de nous sera notre disponibilité à la recevoir. C’est cela la synergie, rencontre entre l’effort de l’homme et la Grâce divine : « Dieu qui travaille et l’homme qui transpire », dira-t-on plaisamment. Or cette paix intérieure, qu’est-ce qui, en nous, y fait obstacle ?
Si nous nous penchons vers les pères, comme saint Grégoire de Nysse par exemple, nous y découvrirons que cette paix du cœur, nécessaire à la réception de l’Esprit, est essentiellement troublée par nos pensées. La pensée reste un phénomène ambigu, antinomique, car d’une part elle est bien la marque de Dieu dans l’homme, mais en même temps, elle est ce qui l’en sépare.
Quand nous voulons nous mettre en prière, par exemple, feront alors irruption en nous deux sortes de pensées : phantasmata et logismos qui manifestent des tentations bien définies et demandent chacune un combat spécifique.
« Phantasmata » d’abord, du grec « image sans consistance ». Ce sont des perturbations, des distractions qui viennent nous disperser l’attention. Apparaissent alors un souvenir, un souci, une image …des pensées parasitaires qui, à la limite, nous donnent la pénible impression que « ça pense en nous ».
Mais plus subtils et plus troublants, à côté de ces pensées disparates, viennent les logismoï, pensées passionnelles de peur, de désir, de colère, ou autres, qui vont éveiller en nous tout un bouillonnement émotionnel.
C’est alors, autant qu’il est en notre pouvoir et sans oublier pour autant le recours à la Grâce divine, que nous devons entamer le combat, pour nous rendre disponibles à cette paix intérieure, si propice à recevoir l’Esprit.
Comment ?
Pour ce qui est des phantasmata, ils ne sont guère que le ressurgissement des images mentales produites par les souvenirs. Nous ne le savons que trop, dans la société d’aujourd’hui où nous sommes sollicités sans cesse par toutes sortes d’images, d’opinions, de publicités ou de propagandes, etc… C’est de tous ces embarras que nous devons nous désencombrer et pour ce, un certain jeûne des sens et de la pensée reste indispensable. C’est ce qui fondera la valeur de la solitude, du recueillement, de même que la liturgie qui nous lave et nous purifie de tout un ensemble d’images, de sensations et d’impressions qui ne mènent pas directement à Dieu, même si quelquefois elles peuvent nous illusionner. Nous pouvons croire parfois, par exemple, que nous sentir solidaires du monde souffrant, prier pour la détresse humaine, nous obligeraient à nous tenir au courant, savoir ce qui se passe dans le monde, pour avoir une prière qui soit plus sincère, alors que Dieu sait ce dont l’homme a besoin, ce dont il souffre. Notre intercession implique, certes, que nous soyons à l’écoute des êtres, mais non nécessairement des événements, voire des anecdotes de l’existence quotidienne.
Quant aux « logismoi » : mouvements intérieurs d’émotivité, d’attachement ou de révolte, ils sont, eux, quelque part suscités par des désirs ou par des craintes qui procèdent le plus souvent de l’idolâtrie de soi, crispée sur sa volonté propre. S’en libérer peu à peu, c’est tenter de vivre pleinement cette parole du « Notre Père », qui est l’essence même de l’Evangile : « que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ».
La Volonté de Dieu, nous l’assimilons aux commandements et c’est juste, en un certain sens, mais nous le faisons d’une manière plus légaliste que spirituelle. Il est important de comprendre ici qu’entre le Décalogue et les Béatitudes il y a un radical changement d’optique : « tu ne tueras pas », par exemple, deviendra « bienheureux les doux ». Or la douceur n’est pas seulement le respect de certaines règles, elle est un état d’être. Il en découle que, pour le chrétien, les commandements ne seront plus des règles de morale mais la description, en mode humain, des qualités de Dieu. Assimiler en soi les qualités divines, non pour imiter le Christ dans ses actes, mais pour agir selon son Esprit, ou mieux le laisser agir, « ce n’est plus moi qui vit, c’est le Christ qui vit en moi », tel est le but.
Mais plus incompréhensible, la volonté de Dieu, c’est encore ce qui est. Car rien n’échappe à sa toute-puissance. Or la réalité nous est souvent difficilement acceptable. Il y a une réalité que nous ne voulons pas accepter, mais dont nous nous rendons bien compte que ce refus est dû à nos limites, nos passions et nos faiblesses, et cette prise de conscience éveille en nous, non un véritable repentir, celui du publicain, mais un mécontentement du style : « comment une personne aussi bien que nous peut faire des choses aussi moches ». Et c’est à partir de là, bien évidemment, que naîtront toutes sortes d’angoisses, de culpabilité, de remords et finalement de révoltes et de refus de soi. Alors qu’aimer son prochain comme soi-même implique d’avoir une juste estime de soi.
Nous pouvons donc refuser la réalité par faiblesse et même le savoir, mais nous pouvons aussi refuser la réalité en toute bonne conscience, avec le sentiment que ce refus est vertu ! Comment accepter ces guerres, ces malheurs, ces misères, ce monde qui s’entredéchire ? Comment accepter ces maladies, infirmités, épidémies ?…Tout cela apparaît scandaleux et pourtant ! Il ne s’agit pas de faire l’éloge du mal dans le monde, mais de reconnaître que le Christ ne prêche pas la paix au sens où nous l’entendons, nous : « Il y aura des guerres et des bruits de guerres et les hommes sécheront de frayeur dans l’attente de ce qui les menace, mais vous, réjouissez-vous et relevez la tête car votre délivrance est proche », dit encore l’Evangile. Réjouissez-vous non pas du mal dans le monde, bien évidemment, mais des signes avant-coureurs de ce qui sera le véritable bien, le Royaume à venir: ce Royaume de Dieu qui est au-dedans de nous.
Dans cette perspective, il y a dans l’ordre humain un mal, selon saint Cassien, qui aux yeux de l’Eternité n’est pas nécessairement négatif. Tout est question de libération, de dépouillement et de disponibilité. C’est un lieu commun de dire que beaucoup d’hommes enfermés dans les goulags ont témoigné que c’était dans ces circonstances qu’ils s’étaient sentis le plus pacifiés et proches de Dieu. Et on est obligé de reconnaître que ce n’est peut-être pas dans les circonstances humainement les plus heureuses de notre vie que nous avons eu la vie « intérieure »la plus profonde et la plus riche. Il ne s’agit pas d’être masochiste, de confondre ascèse et mortification, ce qui du point de vue orthodoxe friserait l’hérésie, mais il s’agit de rechercher l’unique nécessaire, sans se préoccuper des difficultés et des problèmes, en sachant que la souffrance qui peut apparaître en cours de route est là comme pierre de touche pour nous révéler l’état intérieur dans lequel nous sommes. Les souffrances encourues seront alors vécues comme les marques de nos combats, de nos défaites et de nos progrès ; épreuves incontournables sur le chemin qui mène à Dieu.
Et pour nous, moines et moniales, il y a peut-être un troisième niveau de la volonté de Dieu. Quelquefois, nous nous sommes mis au service de Dieu sans trop nous rendre compte si nous nous mettions à son service comme il nous appelle ou comme nous désirons le servir. Nous pouvons parfois réaliser qu’au cours de notre existence nous avons, insensiblement, construit un projet spirituel, certes valable, admirable même, mais qui n’était que le nôtre propre. Nous pouvons alors, à ce moment là, nous trouver confrontés à des effondrements, des conflits, des détresses et nous trouver face à une crise spirituelle réelle. Mais c’est alors que nous pouvons aborder le véritable commencement, celui auquel Dieu nous convie.
Et puisque notre propos est celui de la paix intérieure, on pourrait rappeler, pour conclure, que quand le Christ apparaît à ses disciples après sa Résurrection il est précisé qu’il le fait « toutes les portes étant fermées », en leur disant « la Paix soit avec vous ». C’est lorsque nous nous apercevons que toutes les issues, toutes les espérances humaines sont closes et que nous n’avons plus aucun espoir, ceux du monde, ceux de notre raison, ceux de notre vision spirituelle même, c’est au moment de cette grande défaite, de cet échec, si nous savons l’accepter comme la volonté de Dieu, que nous pouvons découvrir que le Christ est bien là et qu’au fond de notre détresse, il nous dit enfin : « la Paix soit avec toi ».
Par P. Victor, Higoumène du monastère de La Faurie