Avaleht/Monastère/Les rēgles monastiques de St Basile le Grand – « Les grandes rēgles 28-55 »

Les rēgles monastiques de St Basile le Grand – « Les grandes rēgles 28-55 »

« LES GRANDES REGLES 28-55 »

Table des matières
28 – Comment tous doivent se comporter à l’égard de qui n’obéit pas.
29 – De l’orgueil et du murmure dans le travail.
30 – Dans quel esprit les supérieurs doivent s’occuper des frères.
31 – Qu’il faut accepter les services du supérieur.
32 – Quelle attitude faut-il prendre vis-à-vis des membres de sa famille ?
33 – Quelle règle observer dans les relations avec les sœurs ?
34 – Quelles qualités sont requises àceux qui distribuent le nécessaire aux frères ?
35 – Faut-il établir plusieurs fraternités dans une même localité ?
36 – De ceux qui quittent une fraternité.
37 – Faut-il négliger le travail sous prétexte de prière et de psalmodie ? Quels sont les moments opportuns pour la prière ? et, tout d’abord, faut-il travailler ?
38 – Quels métiers sont compatibles avec notre profession ?
39 – Comment faut-il vendre les produits du travail et comment voyager dans ce but ?
40 – Des foires qui se tiennent à l’occasion des fêtes religieuses.
41 – De la volonté propre et de l’obéissance.
42 – Pour quelle fin et dans quel but il faut travailler.
43 – Quelles qualités doivent avoir les supérieurs et comment ils doivent gouverner.
44 – A qui permettre de s’absenter et comment interroger ceux qui rentrent de voyage ?
45 – Qu’il faut, après le supérieur, quand celui-ci est absent ou empêché, un frère capable d’assurer la direction de la fraternité.
46 – Qu’il ne faut dissimuler ni sa faute ni celle d’autrui.
47 – De ceux qui n’admettent pas les décisions du supérieur.
48 – Qu’il ne faut pas scruter la conduite du supérieur, mais s’occuper de ce qu’on a soi-même à faire.
49 – Des contestations entre les frères.
50 – Comment le supérieur doit réprimer les fautes.
51 – Comment il faut corriger les pécheurs.
52 – Dans quels sentiments il faut recevoir la correction.
53 – Comment ceux qui enseignent les métiers doivent corriger les enfants pris en faute.
54 – Des entretiens entre supérieurs de la fraternité sur les sujets qui les concernent.
55 – Si le recours à la médecine est conforme à l’esprit de la vie religieuse.
 

QU : 28 : Comment tous doivent se comporter à l’égard de qui n’obéit pas

R. : Lorsqu’un frère obéit à contrecœur aux préceptes du Seigneur, il faut commencer par avoir pitié de lui, comme d’un membre malade, et le supérieur doit tâcher de le guérir par ses exhortations.

S’il persiste dans sa désobéissance et ne consent pas à se corriger, il faut le reprendre rudement en présence de tous les frères et lui adresser, pour le sauver, les appels les plus pressants ; mais si , après bien des admonestations, il ne se reprend ni ne s’amende dans sa conduite, il faut le considérer, selon le proverbe, comme étant une peste pour lui-même et, à l’exemple des médecins, avec larmes peut-être et avec tristesse, le retrancher du corps comme un membre corrompu et complètement inutile.

De fait, lorsque les médecins ont à faire à un membre atteint d’une maladie incurable, ils ont l’habitude de l’enlever par le fer ou par le feu, de peur que le mal ne se répande en attaquant les parties voisines. Il faut faire de même à l’égard de ceux qui se conduisent en ennemis des commandements de Dieu et empêchent les autres de les observer, car le Seigneur a dit : « Si ton œil droit te scandalise arrache-le et jette-le loin de toi » (Mt 5, 29). La bonté que l’on montre à de tels frères ressemble à la faiblesse coupable dont Héli fit preuve envers ses fils contre la volonté du Seigneur, et qui lui fut reprochée. »(1 S 3, 13)

Conserver une attitude bienveillante à l’égard des méchants c’est trahir la vérité, dresser des embûches à la communauté et s’habituer à l’indifférence vis-à-vis du mal, car faute d’avoir fait ce que dit l’Apôtre : « Pourquoi n’avez-vous pas été dans une plus grande affliction, de façon à chasser d’entre vous l’auteur d’un tel acte ? » (1Co 5, 2), il arrive nécessairement ce qu’il ajoute : « Qu’un peu de levain fait lever toute la pâte » (1 Co 5, 6)

« Pour les pécheurs, dit-il encore, il faut les reprendre devant tous », et il ajoute immédiatement le motif : « afin que les autres en conçoivent de la crainte ». (1 Tm 5, 20)

En somme celui qui n’accepte pas la médication que lui offre le supérieur se contredit aussi lui-même, car s’il ne veut pas en recevoir de directives et persiste dans sa volonté propre, pourquoi reste-t-il avec lui ? Pourquoi le conserve-t-il comme règle de sa vie ?

Si quelqu’un a accepté d’être incorporé dans la communauté, une fois jugé vase capable de servir, même s’il croit que l’ordre dépasse ses forces, il doit s’en remettre au jugement de celui qui commande ainsi au-delà de ce qu’il peut, et se montrer docile et obéissant jusqu’à la mort en souvenir du Seigneur, « qui s’est fait obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix  » (Ph 2, 8). Se révolter et contredire est l’indice de bien des défauts : foi débile, espérance branlante, orgueil et superbe de caractère. Personne, en effet, ne désobéit sans avoir d’abord méprisé celui qui commande. Au contraire, celui qui a confiance dans les promesses divines et espère fermement en elles n’hésitera certainement pas à accomplir les ordres mêmes difficiles qu’on lui impose, car, il le sait, « les souffrances de cette vie sont en elles-mêmes bien indignes de nous mériter la gloire future ». (Rm 8, 18)

Celui qui croit en outre que l’humble sera élevé (Mt.23, 12), montrera plus d’ardeur encore que n’en attend le supérieur, car, il le sait, « nos légères afflictions du moment produisent pour nous au-delà de toute mesure, un poids éternel de gloire ». (2 Co 4, 17)

 

QU : 29 : De l’orgueil et du murmure dans le travail

R. : Lorsqu’un frère est surpris à murmurer ou à s’enorgueillir dans son travail, ce qu’il aura fait ne peut être mis avec le travail de ceux qui ont le cœur humble et contrit, ni servir d’aucune façon à ceux qui ont la crainte de Dieu, car « ce qui est élevé parmi les hommes est en abomination devant Dieu » (Lc 16, 15). L’Apôtre, lui aussi, donne un avertissement en disant : « Ne murmurez pas comme certains ont murmuré et ont été livrés à l’exterminateur » (1 Co 10, 10),et : « N’agissez ni avec tristesse ni avec contrainte ». (2 Co 9, 7)

Un travail de ce genre est donc inacceptable, comme un sacrifice digne de blâme, et il ne convient pas de le joindre au travail des autres. Puisque ceux qui avaient apporté sur leur autel le feu étranger furent soumis à un tel châtiment (Lv 10, 1-2), comment ne serait-il pas dangereux de faire servir à la pratique des commandements eux-mêmes le travail accompli dans de mauvaises dispositions vis-à-vis de Dieu ? « Quel commerce peut-il y avoir entre la justice et l’injustice ? » (2 Co 6, 14-15). C’est pourquoi Dieu dit : « L’impie qui m’immole un veau est comme s’il tuait un chien, et lorsqu’il m’offre la fleur du froment, comme s’il me présentait le sang du porc ». (Is 66, 3)

Il faut donc absolument écarter de la fraternité le travail du paresseux et du murmurateur.

De leur côté, les supérieurs doivent veiller à ne pas transgresser eux mêmes la doctrine de Celui qui a dit : « Celui qui marche dans des voies sans tache est mon serviteur, mais celui qui s’élève par l’orgueil n’habitera pas ma demeure » (Ps 100, 6-7). Il ne faut donc pas que, grâce à eux, celui qui mêle le péché à l’observance des commandements et gâte son travail en évitant la peine ou en s’enorgueillissant de sa supériorité, continue dans la perversité, parce qu’ils acceptent ses œuvres et lui enlèvent ainsi l’occasion de se rendre compte de ses maux.

D’une part, le supérieur doit savoir que, s’il n’est pas pour son frère un véritable guide, il s’expose à un grave et inévitable châtiment, car, selon l’Ecriture, son sang lui sera réclamé (Ez 3, 18) ; d’autre part, l’inférieur doit être prêt à ne se soustraire à aucun ordre, même des plus pénibles, dans la persuasion qu’il aura une récompense plus abondante dans les cieux.

Que l’espérance de la gloire réjouisse donc le disciple obéissant, et lui fasse accomplir le travail du Seigneur en toute patience et allégresse !

 

QU : 30 : Dans quel esprit les supérieurs doivent s’occuper des frères

R . : Le supérieur ne s’enorgueillira pas à cause de sa dignité, de peur de déchoir de la béatitude promise aux humbles (Mt 5, 3), ou de tomber aveuglé de superbe sous la condamnation du démon (1 Tm 3, 6) ; mais il sera bien persuadé de ceci : que gouverner c’est servir.

Celui qui donne ses soins à un blessé, racle le pus de ses plaies et emploie des remèdes selon la nature du mal qu’il rencontre, ne tire nullement vanité du service qu’il rend, mais il y trouve un motif d’humilité, de sollicitude et d’angoisse. Ainsi, a fiortori, celui à qui a été confié le soin de guérir la communauté, tel le serviteur de tous obligé de répondre de chacun, doit accepter les préoccupations et l’anxiété. C’est alors qu’il atteindra réellement son but, selon la parole du Seigneur : « Celui qui veut être le premier parmi vous doit être le dernier et se faire le serviteur de tous ». (Mc 9, 34)

 

QU : 31 : Qu’il faut accepter les services du supérieur

R. : Les frères doivent accepter même les services matériels que leur rendent ceux qui occupent la place de supérieurs dans la fraternité, car il est de l’essence de l’humilité que le supérieur serve et que l’inférieur reçoive volontiers ce service.

L’exemple du Seigneur montre, en effet, que s’il n’a pas cru indigne de lui de laver les pieds de ses disciples, ceux-ci n’ont pas eu non plus l’audace de lui résister, et Pierre, qui pour sa piété envers lui tenait la première place, s’étant récusé d’abord, s’empresse cependant d’obéir dès qu’il eut été averti du danger qu’il courait en se dérobant.

L’inférieur n’a donc pas à craindre de ne pouvoir pratiquer l’humilité même si parfois le supérieur le sert, car celui-ci le fait souvent pour l’instruire ou lui donner le bon exemple bien plus que parce qu’il en a un besoin urgent. C’est en obéissant et en imitant qu’il montrera son humilité, tandis que s’il résiste sous prétexte d’humilité, il fera preuve d’orgueil et de superbe, car la résistance indique un esprit d’insoumission et d’indépendance et est un signe de l’orgueil et du dédain plutôt que de l’humilité et de la docilité en tout.

Obéissons donc à Celui qui a dit : « Supportez-vous mutuellement dans la charité ». (Ep 4, 2)

 

QU : 32 Quelle attitude faut-il prendre vis-à-vis des membres de sa famille

R. A ceux qui ont été définitivement reçus dans la fraternité les supérieurs ne doivent absolument pas permettre de s’en éloigner pour quoi que ce soit, de se séparer des frères et d’aller vivre sans témoins, sous prétexte de visiter leurs proches, ou d’assumer la protection des intérêts des membres de leur famille.

Il faut, en effet, rejeter absolument l’emploi des mots « mien » et « tien » entre frères, car, est-il écrit, « les fidèles n’avaient qu’un cœur et qu’une âme et personne n’appelait sien ce qu’il possédait » (Ac 4, 32). Par conséquent, si les parents ou les frères de quelqu’un vivent selon Dieu, qu’ils soient honorés par tous dans la fraternité comme pères et frères de tous, le Seigneur ayant dit : « Celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux est à la fois mon frère, ma sœur et ma mère » (Mt 12,50), et il nous semble que c’est au supérieur de la fraternité de prendre soin d’eux.

Lorsqu’ils sont impliqués dans la vie ordinaire, nous n’avons rien de commun avec eux, nous qui nous efforçons de pratiquer fidèlement et sans relâche la loi de Dieu, car, outre que nous ne pouvons leur rendre aucun service, nous remplirions encore notre vie de trouble et d’agitation, et nous nous laisserions entraîner aux occasions de pécher.

Bien plus, si nos proches d’autrefois sont des contempteurs des lois divines et méprisent la vie religieuse, nous ne pouvons normalement les recevoir, lorsqu’ils viennent nous visiter, parce qu’ils n’aiment pas le Seigneur qui a dit :  » Celui qui ne m’aime pas n’observe pas mes commandements » (Jn 14, 24). Or « quel commerce peut-il y avoir entre la justice et l’iniquité, quelle relation entre le fidèle et l’infidèle ? » (2 Co 6, 14-15)

Il faut spécialement tout faire pour écarter soigneusement de ceux qui s’exercent encore à la vertu les occasions de pécher, dont la plus funeste est le souvenir de la vie passée, de peur qu’il ne leur advienne ce qu’expriment ces paroles : « Leurs cœurs se sont retournés vers l’Égypte » (Nb 14, 4) ; or ce malheur arrive souvent par suite de fréquents entretiens avec les proches.

En général il ne faut donc permettre à qui que ce soit, parents ou étrangers, de s’entretenir avec des frères, à moins que l’on ne soit sûr qu’ils le font pour l’édification et le progrès spirituel de l’âme.

S’il est parfois nécessaire de parler avec des visiteurs, que la charge en soit confiée à ceux qui ont reçu le charisme de la parole, parce qu’ils peuvent parler et écouter avec sagesse pour l’édification de la foi. L’Apôtre nous enseigne clairement qu’il n’est pas donné à tous de savoir parler, mais que c’est un charisme accordé rarement : « A l’un, dit-il, l’Esprit saint donne la parole de sagesse, à l’autre une parole de science » (1 Co 12, 8), et il ajoute ailleurs : « Afin qu’il puisse exhorter par une sainte doctrine et confondre les contradicteurs » (Tt 1, 9).

 

QU : 33 : Quelle règle observer dans les relations avec les sœurs ?

R. : Celui qui a renoncé pour toujours au mariage renoncera bien plus encore aux préoccupations dont s’embarrassent un homme marié qui veut plaire à son épouse (1 Co 7, 33), et il repoussera complètement tout souci de plaire à une femme, car il craindra le jugement de Celui qui a dit : « Dieu a dispersé les os de ceux qui plaisaient aux hommes » (Ps 52, 6)

Il ne s’entretiendra donc jamais, même avec un homme, dans le seul désir de lui plaire, mais lorsque son utilité le demandera il ira à lui dans cet esprit de charité que Dieu veut que chacun trouve dans son prochain.

Ces entretiens ne doivent donc être concédés ni à tous ceux qui le désirent, ni à n’importe quel moment, ni en n’importe quel endroit. Si, obéissant au précepte de l’Apôtre, nous ne voulons pas être un sujet de scandale (1 Co 10, 32) aux juifs, aux grecs et à l’Eglise de Dieu, mais faire tout avec décence, ordre et édification, il nous faut choisir et déterminer avec soin les personnes, le moment, le sujet et le lieu. Par là, on évitera même toute ombre de soupçon du mal et ceux qui auront été reconnus capables de se voir et de s’entretenir de sujets agréables à Dieu, soit pour le service du corps soit pour l’utilité de l’âme, manifesteront leur réserve et leur modestie dans toute leur façon d’agir.

Qu’ils ne soient donc pas moins de deux de chaque coté, car à n’être qu’un de part et d’autre on fait facilement naître le soupçon, pour ne pas dire plus, et on donne moins de poids à ce que l’on dit, car l’Ecriture affirme sagement : « Toute parole reçoit confirmation par la présence de deux ou trois témoins » (Dt 19, 15 ; Mt 18, 16). Qu’ils ne soient cependant pas plus de trois pour ne pas entraver l’empressement du zèle voulu par notre Seigneur Jésus-Christ.

Si des frères ont à dire ou à entendre des choses personnelles, on n’accordera pas l’entretien aux intéressés eux-mêmes, mais d’autres frères choisis parmi les anciens se rencontreront avec des sœurs également anciennes et la question sera traitée par leur intermédiaire. Cette mesure doit du reste être observée non seulement par les hommes vis-à-vis des femmes et les femmes vis-à-vis des hommes mais aussi par les hommes entre eux et les femmes entre elles.

Outre qu’ils doivent posséder la crainte de Dieu et la gravité en tout, ces intermédiaires choisis seront prudents dans leurs interrogations et leurs réponses, fidèles et sages dans leurs discours, et ils réaliseront cet avertissement : « Il parlera avec discernement » (Ps 111, 5), de manière à répondre à l’attente de ceux qui auront eu confiance en eux et à leur donner tout apaisement au sujet de ce qu’ils auront traité pour eux.

D’autres frères auront de même la charge de veiller aux nécessités corporelles et ils seront, eux aussi éprouvés, avancés en âge, vénérables dans leur conduite et dans leur manière de vivre, afin que nul mauvais soupçon ne vienne blesser aucune conscience, car : « Pourquoi ma liberté sera-t-elle jugée par la conscience d’autrui ? » (1 Co 10, 29)

 

QU : 34 : Quelles qualités sont requises en ceux qui distribuent le nécessaire aux frères ?

R. : Il faut absolument qu’il y ait des frères chargés de distribuer le nécessaire en chaque ordre de choses, capables de faire comme il est dit dans les Actes : « On donnait à chacun selon ses besoins ». (Ac 4, 35)

Ils auront particulièrement à cœur d’être miséricordieux et bons envers tous et de ne pas prêter le flanc au soupçon de sympathie ou de préférence pour certains, suivant l’avertissement de l’Apôtre : « Ne faisant rien par inclination » (1 Tm 5, 21) ; ils éviteront aussi de paraître animés de cet esprit de querelle déclaré par le même Apôtre étranger au chrétien : « Si quelqu’un se plaît à quereller, ni nous ni l’Eglise de Dieu nous n’avons cette habitude » (1Co 11, 16), car par suite de cette disposition ils refuseraient le nécessaire à leurs adversaires, et donneraient avec excès à leurs amis : d’un côté ce serait la haine entre frères, et de l’autre l’amitié particulière, amitié extrêmement blâmable, parce qu’elle détruit la concorde, fruit de l’amour fraternel, et parce qu’il en résulte les mauvais soupçons, les jalousies, les disputes et la négligence dans le travail.

Pour ces conséquences et pour bien d’autres semblables, il est au plus haut point nécessaire que ceux qui subviennent aux besoins des autres dans la fraternité soient exempts de cet esprit de contention et de ces sympathies particulières. Eux-mêmes et tous ceux dont la charge est d’être utile aux frères, doivent sentir intérieurement et montrer extérieurement qu’ils servent non des hommes mais le Seigneur lui-même, car dans sa grande bonté Celui-ci estime comme rendus à lui-même l’honneur et le zèle rendus à ceux qui lui sont consacrés, et il promet en récompense l’héritage du Royaume des Cieux : « Venez, dit-il, les bénis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde, parce que ce que vous avez fait au plus petit d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ». (Mt 25, 34-40)

Par contre ils reconnaîtront combien la négligence est désastreuse lorsqu’ils se souviendront de celui qui a dit : « Maudit celui qui accomplit négligemment les œuvres de Dieu » (Jr 48, 10), car non seulement ils seront rejetés du Royaume des Cieux, mais ils entendront encore cette redoutable et terrible sentence : « Allez maudits au feu éternel qui a été préparé pour le démon et pour les anges ». (Mt 25, 41)

Puisque ceux qui doivent servir autrui et veiller sur leurs besoins reçoivent une telle récompense pour leur zèle ou encourent un tel châtiment pour leur négligence, avec quel empressement doit-on, en s’acquittant de cette charge, essayer de se rendre digne du nom de frère du Seigneur ? C’est bien, en effet, ce qui ressort des enseignements du Christ : « Celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux est mon frère, ma sœur, ma mère ». (Mt 12, 50)

Il est en grand danger celui qui n’a pas assigner pour but à sa vie tout entière de faire la volonté de Dieu, doit en montrant l’effort de sa charité par son zèle à travailler pour le Seigneur lorsqu’il est en bonne santé, soit en manifestant sa patience et sa longanimité par la joie dans la maladie. Il est en danger d’abord et surtout parce qu’il s’est séparé lui-même du Seigneur et de la communauté des frères en s’en écartant par sa désobéissance, en second lieu parce qu’il ose indignement prendre part à ce qui est réservé pour ceux qui l’on mérité.

Ici encore il est donc nécessaire de se souvenir de ce que dit l’Apôtre : « Comme coopérateurs du Christ nous vous exhortons à ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu » (2 Co 6, 1). Ceux qui tiennent lieu de frères au Christ doivent se garder de mépriser une si grande grâce de Dieu et de trahir une telle dignité en négligeant d’accomplir les volontés du Seigneur. Ils obéiront plutôt à l’Apôtre qui a dit : « Je vous en supplie, moi, prisonnier dans le Seigneur, marchez dignement selon la vocation qui est la vôtre ». (Ep 4, 1)

 

QU : 35 : Faut-il établir plusieurs fraternités dans une même localité ?

R . : L’exemple si souvent employé des membres du corps nous servira de nouveau ici.

Nous avons vu que pour agir convenablement et normalement en tout ce qu’il fait, le corps a besoin des yeux, de la langue et des autres membres, tous nécessaires et indispensables. Or, dans une communauté, il est assurément bien malaisé de trouver quelqu’un qui puisse remplir la fonction de l’œil. S’il faut donc, pour bien faire, que celui qui dirige les frères soit prudent, sache parler, soit sobre, miséricordieux, et cherche la justice avec un cœur parfait, comment dans un même endroit, en trouver plusieurs qui réunissent ces qualités ?

Si même on en trouve deux ou trois, ce qui est difficile et, à notre connaissance n’est jamais arrivé, il sera de loin préférable qu’ils assument ensemble la charge d’une seule communauté et s’en allègent mutuellement le poids. De cette façon, lorsque l’un est absent ou occupé, ou dans d’autres circonstances, par exemple si l’un d’eux quittait la communauté, l’autre sera toujours là pour consoler les frères de leur abandon, à moins que lui-même ne se rende dans une autre communauté manquant de supérieur.

Nous pouvons également faire ici la comparaison avec ce qui se passe dans le monde. Ceux qui sont habiles dans leur profession jalousent leurs rivaux et il en résulte naturellement des inimitiés latentes. Ainsi également en arrive-t-il le plus souvent dans notre état de vie entre communautés voisines : on commence par rivaliser de vertu et on s’efforce de se dépasser soit dans la réception des hôtes, soit dans le recrutement des frères, soit en d’autres points semblables, et on finit ordinairement dans des querelles.

Lorsque des frères sont de passage, au lieu de trouver la tranquillité, ils tombent dans l’incertitude et le doute parce qu’ils ne savent dans quelle communauté se rendre, craignant de mécontenter par leur choix et ne pouvant cependant, surtout s’ils sont pressés, contenter tout le monde.

Ceux qui voudraient s’engager dans la même vie tomberont, eux aussi, dans l’inquiétude parce qu’ils ne sauront qui choisir pour guides et que s’ils choisissent les uns ils devront bien exclure les autres ; il s’en suivra naturellement pour eux que, dès les premiers jours, ils sentiront les atteintes de l’orgueil parce que au lieu de se soumettre en disciples ils auront dû se faire les censeurs et les juges de la fraternité.

Puisqu’il n’y a aucun avantage reconnu à une telle division, mais qu’il y a au contraire de si graves inconvénients, il est donc tout à fait inopportun d’établir des communautés à peu de distance l’une de l’autre. Si par hasard quelqu’un a eu la présomption de le faire, qu’il s’empresse de revenir sur sa décision, surtout lorsqu’il en aura éprouvé les désavantages, car persister dans sa manière de voir serait montrer de l’esprit de contention : « Si quelqu’un aime la querelle, dit l’Apôtre, ni nous ni l’Eglise de Dieu nous n’avons cette habitude ». (1 Co 11, 16)

Du reste quel motif trouveront-ils pour empêcher l’union ? Quel besoin ? Mais il est bien plus facile de se procurer ce dont on a besoin lorsqu’on est réunis, puisqu’il suffit alors d’une seule lampe, d’un seul foyer et ainsi de suite et puisqu’en cela comme en tout le reste il faut viser à se procurer aisément le nécessaire et dans la mesure du strict minimum. Il faudra ensuite pour aller chercher au-dehors ce dont on a besoin, plus de frères, si les communautés sont divisées, et moins, si elles sont réunies en une seule. Or vous savez sans que je vous le dise combien il est difficile de trouver un homme qui ne déshonore pas le nom du Seigneur et garde une attitude digne de sa profession dans ses relations avec les étrangers au-dehors.

D’ailleurs comment ceux qui restent ainsi éloignés de la communauté pourront-ils édifier leur frères en les unissant dans la paix si c’est nécessaire, ou en les entraînant à l’observance des commandements, puisque le fait qu’ils ne sont pas au milieu d’eux provoque déjà de perfides soupçons ?

Nous savons en outre que Paul écrivait aux Philippiens : « Rendez ma joie parfaite en ayant un même sentiment, un même amour, une même âme, une même pensée. Ne faites rien par esprit de parti ni par vaine gloire, mais estimez avec humilité les autres au-dessus de vous, ne considérant pas seulement votre propre intérêt mais aussi celui des autres » (Ph 2, 3). Or quelle plus grande marque d’humilité chez les supérieurs que de se soumettre l’un à l’autre, car s’ils sont doués de charismes leur commun effort sera d’autant plus précieux. Comme le Seigneur nous l’a montré en envoyant ses disciples deux à deux (Mc 6, 7), chacun voudra se soumettre à l’autre avec joie en souvenir de la parole : « Celui qui s’humilie sera exalté » (Lc 18, 14). Si au contraire, l’un est mieux doué que l’autre, il sera d’autant plus utile au moins favorisé d’être assisté par celui qui l’est davantage.

Comment plusieurs communautés ne constitueraient-elles pas aussi une violation manifeste du précepte donné par l’Apôtre : « considérez non seulement vos intérêts, mais aussi ceux d’autrui » (Ph 2, 4) ? Je crois en effet, qu’il serait difficile de s’y conformer dans cette division, puisque chaque communauté s’occuperait uniquement de ce qui regarde ses membres en ne se souciant aucunement des autres, ce qui, nous devons le dire, s’oppose clairement à l’avertissement de l’Apôtre.

Enfin, les saints dont il est parlé dans les Actes apportent eux aussi, leur témoignage, car il est dit à leur sujet que « la foule des fidèles n’avait qu’un cœur et qu’une âme » (Ac 4, 32), et que « tous les fidèles habitaient ensemble et possédaient tout en commun » (Ac 2, 44). Il est évident qu’il n’y avait aucune division entre eux, que personne ne vivait à part, et que tous étaient soumis à une seule et même direction ; or ils étaient une foule de cinq mille personnes et parmi elles il y en avait sans doute et en bon nombre, qui au jugement des hommes étaient plutôt aptes à empêcher l’union. Puisque les frères que l’on peut trouver dans un même endroit sont bien moins nombreux, pourquoi resteraient-ils divisés ?

Plût au ciel que non seulement les frères d’une même bourgade mais aussi les fraternités dispersées en des lieux différents puissent être réunies et soumises à une direction unique, sous des supérieurs capables d’administrer fermement et sagement les intérêts de tous dans l’unité de l’Esprit et le lien de la paix !

 

QU : 36 : De ceux qui sortent de la fraternité

R . : Ceux qui ont pris l’engagement de vivre ensemble ne peuvent plus se quitter à leur gré, aussi le fait de ne pas persévérer dans leur résolution est-il imputable à deux motifs : ou à des inconvénients résultant de la vie en commun, ou à l’instabilité d’esprit de celui qui change.

Celui qui part afin d’éviter qu’on lui nuise ne doit pas garder secret le motif qui le pousse, mais faire des reproches à ses frères de la manière qu’indique le Seigneur, en disant : « Si ton frère pèche contre toi, va et corrige-le entre toi et lui » (Mt 18, 15). S’il parvient à son but il aura gagné ses frères et il ne devra pas infliger un affront à la communauté, mais s’il voit qu’ils persistent dans le mal et n’acceptent pas de se corriger, il en fera part à ceux qui sont capables d’en juger et il s’en ira en présence de témoins. Ce ne sera plus alors des frères qu’il quittera, mais des étrangers, car le Seigneur a appelé païen et publicain qui persévère dans le mal : « Qu’il soit pour vous, dit-il, comme un païen et un publicain ». (Mt 18, 17)

Lorsque celui qui veut abandonner la communauté le fait par légèreté personnelle, qu’il se corrige de sa faiblesse et s’il n’y consent pas, qu’il soit considéré comme un indésirable.

Parfois cependant c’est pour obéir au Seigneur que l’un ou l’autre se voit tiré de ci delà ; mais ceux qui sont dans ce cas ne quittent pas réellement la communauté : ils accomplissent un devoir.

Aucun autre motif d’éloignement n’est admissible, tout d’abord parce que c’est mépriser le nom unificateur de notre Seigneur Jésus Christ, ensuite parce que chacun gardera difficilement sa conscience pure à l’égard de son frère par suite des soupçons qui naîtront, et cela s’oppose évidemment au précepte du Seigneur : « Si tu portes ton offrande à l’autel et te souviens en même temps que ton frère a quelque chose contre toi, laisse-la devant l’autel et va, réconcilie-toi d’abord avec ton frère puis reviens présenter ton offrande » (Mt 5, 23-24).

 

QU : 37 : Faut-il négliger le travail sous prétexte de prière et de psalmodie ? Quels sont les moments opportuns pour la prière ? Et tout d’abord faut-il travailler ?

R . : Notre Seigneur Jésus-Christ a dit non pas « Chacun », ni « N’importe qui », mais : « Celui qui travaille mérite sa nourriture » (Mt 10, 10), et l’Apôtre a voulu qu’on se procure par l’honnête travail de ses mains de quoi donner à ceux qui ont besoin. (Ep 4, 28). Il en résulte donc à l’évidence qu’il faut travailler avec zèle.

Il ne faut pas mettre en avant la piété pour excuser la paresse ou la crainte de l’effort, mais envisager l’occasion de combattre, de souffrir davantage et de pratiquer la patience dans les difficultés, afin de pouvoir dire : « Dans le travail et dans la peine, dans les veilles nombreuses, dans la faim et dans la soif » (2 Co 11, 27). Une telle conduite est nécessaire non seulement pour mortifier le corps, mais aussi parce que la charité envers le prochain le demande, en sorte que, par notre intermédiaire, Dieu donne à nos frères nécessiteux le moyen de se suffire.

L’Apôtre nous donne l’exemple de cette charité dans les Actes : « Je vous ai montré de toutes manières que c’est en travaillant ainsi qu’il faut soutenir les faibles » (Ac 20, 35), et il dit ailleurs : « Afin que vous ayez de quoi donner à l’indigent » (Ep 4, 28). Si nous faisons cela, nous serons dignes d’entendre cette invitation : « Venez les bénis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous a été préparé pour vous depuis le commencement du monde, car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire » (Mt 25, 34-35).

Est-il besoin de dire combien la paresse est coupable, lorsque l’Apôtre nous avertit clairement que celui qui ne travaille pas n’a pas le droit de manger ? (2 Th 3, 10)

De même que la nourriture quotidienne est nécessaire à chacun, ainsi est-il requis que l’on travaille le plus possible, car ce n’est pas en vain que Salomon a dit dans son panégyrique de la femme forte : « Elle ne mange pas son pain dans l’oisiveté » (Pr 31, 27), et l’Apôtre a dit : « Le pain que nous mangeons n’est pas un don qu’on nous fait ; nous le gagnons en peinant jour et nuit dans le travail et le labeur » (2 Th 3, 8), et cependant, ouvrier de l’Evangile, il lui était permis de vivre de l’Evangile.

Le Seigneur a, lui aussi, associé la paresse à la méchanceté en disant : « Serviteur méchant et paresseux » (Mt 25, 26), et le sage Salomon non seulement loue, comme nous l’avons dit, celui qui travaille, mais il confond encore le paresseux en le comparant aux animaux les plus petits : « Va, paresseux, auprès des fourmis »(Pr 6, 6).

Craignons donc que ce même reproche ne nous soit adressé aussi au jour du jugement, lorsque Celui qui nous a donné la force de travailler nous demandera des œuvres en conséquence, « car à celui à qui il aura été plus donné il sera plus demandé » (Lc 12, 48).

Quelques-uns cependant, évitent le travail sous prétexte de prière et de psalmodie, mais il faut bien savoir que, s’il existe, selon la parole de l’Ecclésiaste : « Toute chose à son heure » (Qo 3, 1), des occupations pour lesquelles certains moments sont particulièrement appropriés, tous les instants sont, par contre, favorables à la prière, à la psalmodie et à d’autres occupations de ce genre. Ainsi pendant que nos mains sont occupées, nous pouvons, de bouche s’il est possible ou utile à l’édification des fidèles, ou du moins de cœur, louer Dieu dans des psaumes et des cantiques spirituels, conformément à l’Ecriture (Col 3, 16), et remplir le devoir de la prière tout en travaillant. De cette façon, nous remercierons Celui qui a donné à nos mains l’habileté au travail, et à notre esprit l’aptitude à acquérir la science, et qui nous a fourni en outre la matière, tant celle qui consiste dans les outils que celle que nous travaillons dans les divers métiers ; enfin nous demanderons que les œuvres de nos mains soient dirigées vers le but en étant agréable à Dieu.

C’est du reste le moyen de conserver son âme dans le recueillement que de demander à Dieu, lorsqu’on est occupé, de conduire le travail à bonne fin, de rendre grâce à celui qui nous a donné de l’exécuter, et de se maintenir, comme nous venons de le dire, dans l’intention de lui plaire ; sinon, comment pourraient se concilier les paroles de l’Apôtre : « Priez sans cesse » (1 Th 5, 17), et : « Travaillant jour et nuit » (2 Th 3, 8).

Cependant, ce n’est pas parce qu’il nous est fait une loi de rendre grâces à chaque instant, et que la nature et la raison nous en montrent la nécessité, qu’il faut négliger les heures de prière officiellement établies dans les fraternités, et choisies par nous, en raison du bienfait spécial du Seigneur rappelé par chacune d’elles.

Avant tout, la prière de l’aurore consacre à Dieu les premiers mouvements de l’âme, car il ne faut se préoccuper de rien, avant d’avoir réjoui son cœur en Dieu, selon la parole de l’Ecriture : « Je me suis souvenu du Seigneur et me suis réjoui » (Ps 76, 4), et on ne doit pas mettre le corps au travail, si l’on n’a fait d’abord ce que dit le psalmiste : « Je vous adresserai ma prière, Seigneur, et, dès le matin, vous entendrez ma voix. Au point du jour, je serai devant vous pour vous contempler » (Ps 5, 4-5).

A la troisième heure on sera debout pour la prière, et on réunira la fraternité, même si les uns et les autres sont occupés à différents travaux. Ils se souviendront alors que l’Esprit saint a été donné aux Apôtres à la troisième heure, ils se prosterneront tous ensemble afin de mériter, eux aussi, d’être sanctifiés par Lui, et demanderont qu’Il les guide et les instruise selon leurs besoins. Pour cela ils diront avec le Psalmiste : « Créez en moi, mon Dieu, un c cœur droit et mettez en moi un esprit bien disposé ; ne me rejetez pas loin de votre face et n’éloignez pas de moi votre Esprit-Saint. Rendez-moi la joie du salut qui vient de vous, et qu’un esprit de bonne volonté me soutienne »(Ps.50, 12-13), ou encore : « Que ton Esprit de bonté me conduise sur la voie droite ! » (Ps 142, 10) Après cela, on reprendra le travail.

S’il en est qui, par suite de la nature de leur travail ou de la disposition des lieux, sont éloignés et détachés des frères, ils doivent absolument et sans hésiter accomplir tous les offices communs là où ils se trouvent, car le Seigneur a dit :  » Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » (Mt 18, 20).

Il nous semble également qu’il faut aussi prier à la sixième heure, à l’imitation des saints qui disent : « Le soir, le matin et au milieu du jour, j’exposerai et raconterai ma misère, et le Seigneur entendra ma voix » (Ps 54, 18). On récitera à ce moment le psaume quatre-vingt-dixième, afin d’être délivré des attaques du démon de midi (Ps 90, 8).

La neuvième heure doit être de même consacrée à la prière, d’après ce que nous enseignent les Apôtres dans les Actes, où il est raconté que Pierre et Jean s’en allèrent au Temple « vers la neuvième heure, l’heure de la prière » (Ac 3, 1).

A la fin du jour, on remerciera Dieu pour les bienfaits reçus ou les bonnes actions que l’on a heureusement accomplies. On s’accusera également de ses manquements volontaires ou involontaires, même si la faute a été commise dans le secret, que l’on ait péché en paroles, ou en actes ou dans le fond du cœur, et enfin on cherchera à apaiser Dieu par la prière. Il est en effet extrêmement utile de s’examiner sur ses fautes passées, afin de ne plus retomber dans les mêmes errements ; c’est pourquoi il est dit : « Souvenez-vous avec componction sur vos couches de ce que vous méditez dans vos cœurs » (Ps 4, 5)

Au commencement de la nuit, il nous faudra prier de nouveau, pour obtenir un repos tranquille et exempt de rêves ; on dira encore à ce moment le psaume cinquantième.

Pour ce qui est du milieu de la nuit, Paul et Silas nous ont montré qu’il faut aussi le donner à la prière, comme le rapporte le récit des Actes : « Au cœur de la nuit, Paul et Silas chantaient des hymne au Seigneur »(Ac 16, 25), et le psalmiste dit : « Au milieu de la nuit, je me lèverai pour vous louer de la justice de vos sentences » (Ps 118, 62).

Enfin, il faut une autre fois encore se lever pour prier en prévenant l’aurore, afin que le jour ne nous surprenne pas endormis sur nos couches, selon ces paroles : « Mes yeux se sont ouverts avant l’aurore et j’ai médité vos enseignements » (Ps 118, 148).

Lorsqu’on a pris la résolution de vivre en cherchant uniquement la gloire de Dieu et de son Christ, on ne peut négliger aucune de ces occasions. Je crois cependant qu’il est utile de mettre de la variété et de la diversité dans les prières et les psaumes aux différentes heures indiquées, pour ce motif que l’âme se fatigue souvent de l’uniformité et s’abandonne à la distraction, tandis qu’elle retrouve l’ardeur et renouvelle son effort d’attention, lorsque changent les psaumes ou varie l’ordonnance des offices. (Retour)

 

QU : 38 : Maintenant que nous ont été suffisamment montrés le devoir inéluctable de la prière et la nécessité du travail, nous voudrions savoir quels métiers sont compatibles avec notre profession

R. : Déterminer avec précision certains métiers n’est pas chose facile, parce que l’opportunité de chacun varie selon le caractère des lieux, et le mouvement particulier des affaires en chaque contrée. On peut toutefois esquisser ce principe général, qu’il faut choisir ceux qui gardent à notre vie sa paix et sa tranquillité, qui n’offrent pas beaucoup de difficultés pour l’acquisition des matières premières, ni d’ennuis pour la vente des produits obtenus, et qui n’exigent pas de nous des rencontres malséantes ou nuisibles avec hommes ou femmes.

Il faut, d’autre part, songer à n’avoir en tout pour objectif que ce qui est simple et ordinaire, en évitant de satisfaire les funestes et sottes passions humaines par la fabrication de ce qu’elles recherchent. Pour le tissage, il faut admettre seulement les étoffes d’usage dans la vie courante, et non celles que des gens sans scrupules inventent pour captiver les jeunes et les retenir dans leurs filets. De même pour le métier de cordonnier ; n’exécuter que ce qui est nécessaire dans la vie.

Les métiers de maçon, de menuisier, de forgeron et de laboureur sont nécessaires en eux-mêmes, et procurent de grands avantages ; aussi est-il en général préférable de ne pas les rejeter, à moins que, par hasard, ils ne causent du trouble, et ne privent les frères de la vie commune, en quel cas il est nécessaire de les proscrire. Nous devons, en effet, préférer les métiers qui gardent notre vie recueillie et appliquée au Seigneur, et n’empêchent pas ceux qui veulent s’entraîner à la piété, de se livrer à la prière, à la psalmodie et aux autres exercices réguliers.

Pourvu qu’ils ne comportent rien de nuisible à notre genre de vie, plusieurs métiers sont donc dignes de notre choix, et tout spécialement la culture des champs, parce qu’elle tient d’elle-même ce dont elle a besoin, et dispense ceux qui s’y adonnent de voyager beaucoup ou de courir çà et là, du moment, comme nous l’avons dit, qu’il ne s’ensuive ni trouble ni agitation pour nous, à cause des voisins ou de ceux qui vivent avec nous.

 

QU : 39 : Comment faut-il vendre les produits du travail et comment voyager dans ce but ?

R. : Il faut veiller à ne pas vendre au loin les produits de notre travail, et à ne pas aller nous-mêmes les porter sur le marché ; il est bien plus convenable de rester chez soi, bien plus utile aussi à l’édification des autres et à la conservation de la vie régulière. C’est pourquoi il vaut mieux abaisser et diminuer un peu les prix, que de s’en aller au-dehors pour un maigre profit.

Si l’expérience nous montre que c’est là chose impossible, qu’on choisisse du moins des endroits et des villes où règne la crainte de Dieu, de peur que le voyage soit sans fruit. Les frères se rendront aux foires désignées en nombre et en portant chacun le produit de son travail ; ces voyages doivent être faits en groupes, afin de permettre la récitation des prières et des psaumes, ainsi que l’édification mutuelle durant le trajet. Arrivés sur les lieux, ils descendront à la même hôtellerie, pour veiller les uns sur les autres, pour ne laisser échapper de nuit, comme de jour, aucune occasion de prier, et pour ne pas se laisser tromper, en traitant isolément avec des gens difficiles et avides, car même les plus violents craignent de commettre l’injustice en présence de témoins nombreux.

 

QU : 40 : Des foires qui se tiennent à l’occasion des fêtes religieuses

R. : L’Ecriture nous dit toutefois que faire du commerce dans les lieux consacrés aux martyrs n’est pas convenable pour nous.

Pour se montrer dans les endroits dédiés aux martyrs ou dans leur voisinage, les chrétiens ne doivent avoir d’autres motifs que le désir de prier ou de se convertir au même zèle que les saints, en se rappelant qu’ils ont persévéré dans l’amour de Dieu jusqu’à la mort. Ils se souviendront aussi de cette colère terrible du Seigneur, toujours doux et humble de c cœur, comme dit l’Ecriture (Mt 11, 29), et qui leva cependant le fouet uniquement contre ceux qui vendaient et faisaient des affaires autour du temple (Jn 2, 15), parce qu’ils avaient transformé la maison de la prière en un repaire de voleurs.

Il est vrai que beaucoup déjà ont présumé de rompre avec la coutume de jadis en vigueur chez les saints. Au lieu de prier les uns pour les autres, de se prosterner ensemble et de pleurer devant Dieu en invoquant sa pitié pour leurs fautes, au lieu de rendre grâces et de s’édifier entre eux par de pieux discours, ce que nous nous souvenons encore d’avoir vu, ils profitent de l’endroit et de l’occasion pour traiter des affaires, établir des foires et tenir des marchés publics ; mais ce n’est pas pour cela que nous devons les suivre, et ratifier cette inconvenance par notre participation.

Notre devoir est plutôt d’imiter ces réunions tenues, dit l’Evangile, autour de Notre Seigneur, et d’observer les prescriptions de l’Apôtre en accord avec un tel modèle ; il écrit en effet : « Lorsque vous vous rassemblez, si l’un ou l’autre a son psaume particulier, sa doctrine, son apocalypse, sa langue ou son interprétation, que tout se passe néanmoins d’une manière édifiante » (1 Co 14, 26).

 

QU : 41 : De la volonté propre et de l’obéissance

R. : Pour ce qui est des métiers admis, il ne faut pas que chacun s’adonne à celui qu’il connaît ou veut apprendre, mais à celui pour lequel il aura été reconnu capable ; car celui qui a renoncé à lui-même et a rejeté toutes ses volontés ne fait pas ce qu’il veut, mais ce qu’on lui enseigne. Il ne lui est même raisonnablement pas permis de choisir lui-même ce qui lui convient, parce qu’il a, une fois pour toutes, confié à d’autres le gouvernement de lui-même, et ceux-ci, jugeant au nom du Seigneur, l’affecteront au travail qu’ils auront trouvé convenable pour lui.

Celui qui se choisit lui-même son occupation, porte sa propre condamnation : tout d’abord parce qu’il se recherche lui-même, ensuite parce que, s’il préfère ce travail, c’est par goût de gloire humaine, par espoir du gain ou autre sentiment de ce genre, ou bien encore s’il choisit la besogne la plus facile, c’est par paresse ou indolence ; or, le fait de se trouver dans de telles dispositions prouve que l’on n’est pas encore débarrassé du mal des passions.

Celui-là ne s’est pas renoncé à lui-même qui veut satisfaire ses désirs personnels, et il ne s’est pas retiré des affaires du monde, puisqu’il a encore la passion du gain et de la gloire. Il n’a pas non plus mortifié ses membres ici-bas, celui qui ne supporte pas de peiner au travail, et il fait preuve de suffisance, lorsqu’il s’imagine que son jugement est plus sûr que l’opinion des autres.

Si quelqu’un possède un métier non désapprouvé par la communauté, il ne faut pas qu’il l’abandonne, car mépriser ce que l’on a, est d’un esprit instable et d’une volonté indécise ; mais s’il n’en connaît pas, qu’il ne choisisse pas lui-même et accepte plutôt ce que les supérieurs auront décidé, de sorte qu’en tout l’obéissance soit sauve.

Comme il est démontré qu’il ne convient pas de suivre sa propre volonté, ainsi aussi est-il blâmable de ne pas accepter la décision d’autrui. Bien mieux, si quelqu’un possède un métier non admis dans la fraternité, qu’il l’abandonne volontiers, montrant ainsi n’être attaché à rien en ce monde.

Accomplir les désirs de ses propres pensées, appartient, selon l’Apôtre à « ceux qui n’ont pas d’espérance » (1 Th 4, 13), tandis qu’obéir en tout, mérite l’éloge, car le même Apôtre loue certains de s’être « donné d’abord au Seigneur, et ensuite à nous, pour faire la volonté du Seigneur » (2 Co 8, 5).

En tout cas, chacun doit être attentif à son propre travail, s’y appliquer soigneusement et l’accomplir intégralement, comme sous le regard de Dieu, y apporter un zèle actif et une sollicitude empressée, afin de pouvoir dire toujours : « Comme les yeux des esclaves sont constamment sur la main de leur maître, ainsi nos regards sont tournés vers le Seigneur » (Ps 122, 2).

Il ne faut pas non plus passer d’une occupation à l’autre, car notre nature est incapable de s’acquitter de plusieurs fonctions à la fois, et il est bien plus utile de se perfectionner avec zèle dans un métier, que de toucher superficiellement à plusieurs. Diviser ses efforts sur de multiples objets et passer de l’un à l’autre, aboutit à ne rien faire parfaitement, et, en outre, trahit un caractère léger ou le rend tel, s’il ne l’est pas.

Au besoin, celui qui en est capable peut donner son aide dans un autre genre de travail que le sien, encore que ce ne soit pas de sa propre initiative, mais seulement à la demande d’autrui, car nous ne devons faire cela que si les circonstances l’exigent, comme pour les membres du corps par exemple, en nous appuyant sur la main , lorsque le pied fléchit.

Encore une fois, comme on ne peut se mettre à un travail par initiative personnelle, on est digne de blâme, lorsqu’on n’accepte pas un travail imposé, car il ne faut ni entretenir le vice de la suffisance, ni enfreindre la loi de l’obéissance et de la soumission.

Le soin des outils regarde principalement aussi, en chaque métier, l’ouvrier qui s’en sert ; mais s’il se rencontrait de la négligence, les premiers qui s’en aperçoivent doivent y pourvoir diligemment, parce qu’il s’agit d’objets appartenant à toute la communauté, et, si l’usage en est réservé, l’utilité qui en résulte est pour tous. Mépriser ce qui sert à un autre métier, comme ne nous servant pas à nous, c’est donc faire figure d’étranger.

Sans doute, il ne faut pas que ceux qui exercent un métier s’arrogent la possession des instruments, au point de ne pas laisser le supérieur de la fraternité les employer comme il l’entend, et se permettre de les vendre, de les échanger ou d’en disposer autrement, ou encore d’en acheter d’autres en plus de ceux qu’ils ont. Comment celui qui a décidé à jamais, de n’être plus maître de ses mains, en remettant à un autre le soin d’en diriger l’activité, agira-t-il encore conformément à sa décision, s’il s’empare des outils et les traite comme s’ils étaient à lui ?

 

QU : 42 : Pour quelle fin et dans quelles dispositions il faut travailler

R. : Quiconque travaille, sachons-le, doit le faire, non pour subvenir par son labeur à ses propres besoins, mais pour accomplir le commandement du Seigneur qui a dit : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger » (Mt 25, 35).

Penser à soi-même est absolument défendu par ces paroles : « Ne vous préoccupez pas pour vous, en vous demandant ce que vous aurez à manger, ni pour votre corps en vous inquiétant du vêtement » (Mt 6, 25). « Car toutes ces choses, ajoutait le Seigneur, ce sont les païens qui les recherchent » (Mt 6, 32)

Le but que chacun doit avoir dans son travail est donc de venir en aide aux indigents et non de parer à ses propres besoins. C’est ainsi qu’on évitera le reproche de s’aimer soi-même, et qu’on sera béni par le Seigneur pour avoir aimé ses frères, car Il a dit : « Ce que vous aurez fait au plus petit d’entre mes frères c’est à moi que vous l’aurez fait » (Mt 25, 40).

Et que personne ne pense à nous opposer ces paroles de l’Apôtre : « S’ils travaillent ils mangeront leur propre pain » (2 Th 3, 12) car elles s’adressent à des paresseux déréglés, pour leur signifier qu’au lieu de vivre dans l’oisiveté, il vaut mieux s’occuper au moins chacun de ses intérêts, et n’être pas à charge aux autres. « Nous avons appris, dit en effet saint Paul, que certains parmi vous vivent dans le désordre, ne travaillent pas et s’occupent de futilités ; nous les invitons et les exhortons par le Seigneur Jésus Christ à manger leur propre pain en travaillant dans la paix » (2 Th 3, 11-12). Il exprime ailleurs la même pensée : « Nous avons travaillé jour et nuit pour n’être à charge de personne » (2 Th 3, 8) ; car, par charité et pour corriger les désordres, il se soumettait lui-même au travail, plus qu’il n’était dans l’ordre de le faire. C’est, du reste, s’approcher de la perfection que de travailler jour et nuit, pour donner à qui a besoin. (Ep 4, 28)

Le frère qui compte sur lui-même ou sur celui qui est chargé de distribuer le nécessaire, et croit que son travail et celui du voisin suffisent pour le faire vivre, est comme celui qui met son espérance en l’homme, et il encourt cette condamnation : « Maudit l’homme qui espère en l’homme, qui s’appuie sur la force de son bras et détourne son âme de Dieu » (Jr 17, 5).

Par ces mots : « qui espère en l’homme », l’Ecriture défend de se reposer sur autrui, et par ces paroles : « qui s’appuie sur la force de son bras », elle défend de se confier en soi-même. Elle appelle apostasie l’une et l’autre de ces dispositions, et elle ajoute quel en est l’aboutissement : « Il est comme une bruyère sauvage dans le désert, et il ne verra point arriver le bonheur » (Jr 17, 6). Elle montre donc ainsi que mettre sa confiance en soi-même ou en autrui, c’est s’écarter du Seigneur.

 

QU : 43 : Ces règles à suivre dans le travail nous suffisent pour le moment, car par l’expérience nous apprendrons à découvrir le reste. Nous voudrions à présent entendre déterminer bien clairement quelles qualités doivent avoir les supérieurs et comment ils doivent gouverner

R. : Nous avons, il est vrai, déjà dit quelques mots de cette charge, mais puisque vous voulez un exposé plus ample, avec raison du reste, car tel est le supérieur et tel est ordinairement aussi la conduite de l’inférieur, force nous est de ne pas passer outre comme si c’était sans importance. Se souvenant donc de l’avertissement de l’Apôtre : « Sois l’exemple des fidèles » (1 Tm 4, 12), le supérieur fera de sa vie un modèle manifeste d’observance de la loi divine et ses disciples n’auront ainsi aucun prétexte pour affirmer qu’un commandement du Seigneur est impossible à exécuter ou peut être dédaigné.

Il doit tout d’abord et en premier lieu pratiquer l’humilité dans la charité du Christ en sorte que, même lorsqu’il ne parle pas, l’exemple de sa conduite soit un enseignement plus puissant que n’importe quel discours.

Si la règle de la vie chrétienne est, en effet, d’imiter le Christ dans les limites de la nature humaine qu’Il a assumée et chacun selon sa vocation, ceux qui ont charge de diriger les autres doivent faire progresser les faibles dans l’assimilation au Christ en leur servant comme d’intermédiaires, selon la parole du Bienheureux Paul : « Imitez-moi comme j’imite le Christ » (1 Co 11, 1).

Ils seront donc les premiers à exercer l’humilité comme le veut notre Seigneur Jésus Christ, et ils deviendront de parfaits modèles de cette vertu, car il a dit : « Apprenez de moi car je suis doux et humble de cœur » (Mt 11, 29). Que l’humilité et la douceur soient par conséquent les caractéristiques du supérieur, car si le Seigneur n’a pas dédaigné de servir ses propres sujets et a consenti à se faire lui-même le serviteur de cette terre et de cette boue qu’il a façonnée et revêtue de la forme humaine – « Je suis parmi vous, a-t-il dit, comme celui qui vous sert » (Lc 22, 27) – que ne devons-nous faire pour nos égaux avant de nous croire parvenus à sa ressemblance ?

Voilà donc, pour le supérieur, ce qu’il importe tellement d’être avant tout.

Qu’il soit également miséricordieux et souffre patiemment ceux qui manquent à leur devoir par ignorance ; qu’il ne garde pas le silence sur les fautes commises mais traite les coupables avec douceur en leur appliquant en toute miséricorde et modération la correction salutaire, car il doit être capable de trouver le traitement adapté à chaque état d’âme. Il ne doit pas faire des reproches avec arrogance, mais avertir et corriger avec douceur comme le veut l’Ecriture (2 Tm 2, 25), être sage dans le présent, prévoyant pour l’avenir, capable de combattre avec les forts et de supporter l’impuissance des faibles, à même enfin de dire et de faire tout ce qu’il faut pour le redressement de ses compagnons.

Personne ne s’arrogera le gouvernement de la fraternité, c’est aux supérieurs des autres communautés qu’il appartient de le conférer à celui qui aura donné des preuves suffisantes de son caractère : « Qu’ils soient d’abord éprouvés, dit l’Apôtre, et qu’ils remplissent ensuite leur ministère s’ils sont sans tache » (1 Tm 3, 10).

Qui remplit ces conditions assumera donc la charge de supérieur, veillera à la discipline parmi les frères et distribuera les travaux selon les aptitudes de chacun.

 

QU : 44 : A qui permettre de s’absenter et comment interroger ceux qui rentrent de voyage

R. : On permettra de voyager à ceux-là seuls qui peuvent le faire sans détriment pour leur âme et de manière à être utiles aux autres.

Si personne n’en est capable, il vaut mieux manquer du nécessaire et souffrir, même jusqu’à la mort, n’importe quelle détresse et n’importe quelle restriction, plutôt que de faire fi d’un dommage spirituel certain pour obtenir un soulagement matériel. « J’aimerais mieux mourir, dit l’Apôtre, plutôt que de me laisser enlever ce qui me procure la gloire » (1 Co 9, 15). Or, il s’agissait pour lui d’observances facultatives ; combien est-il donc plus nécessaire d’agir ainsi lorsqu’il s’agit de l’observance des commandements ?

Grâce à la charité, cependant, cette situation ne serait pas sans remèdes, car s’il n’y a personne dans la fraternité qu’on puisse envoyer dehors, les frères qui ont des intérêts voisins compenseront en organisant des expéditions en commun et groupes bien unis, en sorte que ceux qui sont faibles d’âme ou débiles de corps trouvent leur salut dans la compagnie de plus forts. Celui qui en est chargé prendra du reste ses dispositions à l’avance, de peur que le temps ne vienne à manquer pour procurer au moment voulu ce dont on a besoin.

Au retour on interrogera celui qui s’est absenté sur ce qu’il a fait, les personnes qu’il a rencontrées, les conversations tenues avec elles, ses pensées elles-mêmes ; on lui demandera s’il a vécu jour et nuit dans la crainte de Dieu et s’il n’a pas transgressé ou violé quelqu’une des décisions prises, soit en cédant aux occasions extérieures, soit en se laissant entraîner par sa propre négligence. On le félicitera alors s’il s’est bien comporté, et, s’il a commis une faute, on le reprendra par une juste et sage exhortation.

Ceux qui seront en chemin seront plus vigilants dès qu’ils sauront devoir ainsi rendre compte de leur voyage, et, d’autre part, ils verront que nous ne perdons pas de vue leur salut, même lorsqu’ils sont au loin.

Le récit des Actes nous rapporte que c’était également l’habitude chez les saints, et nous apprend comment Pierre allant à Jérusalem, y rendit compte de sa conduite vis-à-vis des gentils (Ac 11, 5), comment Paul et Barnabé, à leur retour, rassemblèrent les fidèles et leur exposèrent ce que le Seigneur avait fait par eux, et comment enfin tout le peuple se taisait pour entendre Paul et Barnabé raconter ce que Dieu avait opéré (Ac 15, 12).

Il faut bien savoir, en tout cas, que les fraternités doivent absolument rejeter les fraudes, les spéculations et les gains déloyaux.

 

QU : 45 : Qu’il faut après le supérieur, quand celui-ci est absent ou empêché, un frère capable d’assumer la direction

R. : Comme il arrive souvent que le supérieur de la fraternité soit séparé d’elle pour cause de maladie, de voyage nécessaire ou autre motif, il faudra, pour le remplacer en ces circonstances, un frère désigné et approuvé par lui-même et par les frères capables de donner leur avis. Celui-ci prendra soin de la fraternité en l’absence du supérieur, en sorte qu’il y ait au moins quelqu’un pour exercer envers ceux qui restent le ministère de la parole, car si elle reste privée de supérieur elle pourrait se transformer en une espèce de démocratie dans l’oubli de la règle et de la discipline traditionnelle.

Il devra garder à l’esprit les règles judicieusement établies pour la gloire de Dieu et répondre avec à propos aux hôtes de passage afin d’édifier dignement ceux qui demandent l’aumône de la parole pour quoi que ce soit, et éviter ainsi que la communauté ait à rougir de confusion. Se précipiter tous ensemble pour parler serait en effet cause de trouble et signe d’indiscipline, aussi l’Apôtre ne permet-il pas à ceux qui sont honorés du don d’enseigner, de prendre la parole en même temps, lorsqu’il dit : « Si un autre reçoit une révélation, que le premier se taise » (1 Co 14, 30), et il réprouve encore l’inconvenance d’un tel désordre en disant : « Si dans une assemblée de l’Eglise entière tous parlent des langues différentes et qu’il survienne des ignorants ou des incroyants, ne diront-ils pas que vous êtes fous ? » (1 Co 14, 23)

Si un étranger interroge un autre par erreur, celui qui sera questionné ainsi à la place de son frère, même s’il est capable de répondre parfaitement, respectera cependant la règle et ne parlera pas, mais il indiquera celui à qui cette charge a été dévolue, comme les Apôtres le firent pour le Seigneur, afin que le ministère de la parole soit exercé dans l’ordre et suivant les convenances. Lorsqu’il s’agit des soins du corps, il n’appartient pas à n’importe qui d’appliquer le fer au malade mais à celui qui a une longue expérience et qu’une longue étude de l’enseignement des maîtres a instruit dans cet art ; comment dès lors serait-il raisonnable que les premiers venus se mêlent d’administrer le remède de la parole ? Surtout que la moindre maladresse peut ici causer de tels dommages.

Dans une fraternité où l’on ne permet pas à n’importe qui de distribuer le pain, mais où l’on croît devoir confier cette charge à un seul bien éprouvé, combien n’est-il pas plus nécessaire que l’aliment spirituel soit livré avec sagesse et précaution à ceux qui le demandent par l’un des frères les plus capables ? C’est donc faire preuve d’une suffisance peu commune que d’oser répondre ainsi avec assurance et à l’improviste lorsqu’on est interrogé sur la loi divine, au lieu d’indiquer celui qui est chargé du ministère de la parole, lequel, économe fidèle et avisé, a été choisi pour dispenser la nourriture spirituelle en temps opportun (Lc 12, 42), et faire avec discernement l’aumône de la parole (Ps 111, 5), comme il est écrit.

S’il échappe quelque chose à celui qui doit répondre et qu’un autre s’en aperçoive, il ne doit pas se précipiter immédiatement pour le reprendre, mais lui dire sa pensée en particulier ; il arrive souvent en effet que des inférieurs trouvent là une occasion de s’ériger contre le supérieur. C’est pourquoi si quelqu’un répond à un étranger, bien peut-être, mais à contre temps, il encourt la peine due au désordre.

 

QU : 46 : Qu’il ne faut dissimuler ni sa faute ni celle d’autrui

R. : Toute faute doit être déclarée au supérieur ou par celui qui l’a commise ou par ceux qui en ont connaissance, lorsqu’ils ne peuvent y remédier par eux-mêmes suivant la prescription du Seigneur, car un vice gardé secret est une maladie latente de l’âme.

Ce n’est pas celui qui enfermerait en nous ces germes mortels que nous appellerions bienfaiteur, mais au contraire celui qui les découvre au prix de la souffrance et de la douleur, afin qu’on puisse ou les vomir ou, d’une manière générale, trouver facilement des remèdes appropriés grâce à l’évidence de la maladie. Ainsi c’est préparer la mort du malade avec lui que de garder sa faute cachée ? « car le péché, dit l’Ecriture, est l’aiguillon de la mort » (1 Co 15, 56) et « les reproches faits ouvertement sont préférables à l’amitié qui dissimule » (Pr 27, 5).

Un frère ne dissimulera donc pas la faute d’un autre s’il ne veut devenir son meurtrier plutôt que son ami ; il ne cachera pas davantage sa propre faute, « car, est-il dit, celui qui ne se corrige pas dans ses œuvres est frère de celui qui se détruit lui-même » (Pr 18,9)

 

QU : 47 : De ceux qui n’admettent pas les décisions du supérieur

R. : Celui qui n’accepte pas les décisions prises par le supérieur doit, en public ou en particulier, alléguer contre lui, conformément à l’Ecriture, une raison valable s’il en a, autrement qu’il accomplisse l’ordre en silence.

S’il n’ose parler, qu’il le fasse par l’intermédiaire d’un autre. Si l’ordre donné est en contradiction avec l’Ecriture il se préservera ainsi et préservera ses frères du mal qui en résulterait.

Si l’ordre, au contraire, est démontré conforme à l’Ecriture, il se délivrera lui-même de doutes inutiles et dangereux, « car celui qui doute sera condamné, dit l’Ecriture, parce qu’il n’aura pas agit de bonne foi » (Rm 14, 23). D’autre part, les plus simples ne glisseront pas dans la désobéissance à cause d’eux, »car il vaut mieux, dit le Seigneur, être jeté dans la mer avec une meule de moulin au cou plutôt que de scandaliser un de ces petits » (Mt 18, 6).

Ceux qui persistent à ne pas obéir et murmurent secrètement, au lieu de déclarer ouvertement ce qui les arrête, seront expulsés de la fraternité, car ils sèment le doute chez les frères, ruinent la confiance dans les ordres donnés et enseignent l’insubordination et la révolte : « Chasse le moqueur, dit l’Ecriture, et la dispute s’en ira » (Pr 22, 10), et encore : « Repoussez le méchant, parce qu’un peu de ferment fait lever toute la pâte » (1 Co 5, 13).

 

QU : 48 : Qu’il ne faut pas scruter la conduite du supérieur, mais s’occuper de ce que l’on a soi-même à faire

R. : Afin que nul ne tombe trop facilement dans ce vice de la critique et ne nuise ainsi à lui-même et aux autres, il faut veiller à ce que personne absolument dans la fraternité ne s’ingère dans la conduite du supérieur et ne s’occupe indiscrètement de ce qui se passe, excepté ceux que leur rang et leur prudence qualifie auprès du supérieur pour qu’il en prenne le sentiment et le conseil dans les affaires de la communauté, se conformant en cela à l’Ecriture qui a dit : « Fait tout avec conseil » (Qo 32, 24)

Si nous avons confié à un frère la direction de notre vie en sachant bien qu’il devra en rendre compte à Dieu, il est tout à fait déraisonnable de lui refuser notre confiance dans les circonstances les plus ordinaires, et d’accumuler en soi ou d’exciter chez les autres des suspicions absurdes contre lui.

Pour éviter cela, que chacun reste au poste pour lequel il a été désigné et s’applique seulement à ce qu’on lui a dit de faire, sans s’occuper de la conduite des autres, imitant ainsi les Apôtres qui auraient certes pu concevoir des soupçons au sujet de la Samaritaine, mais desquels aucun ne demanda : « Que veux-tu ? » ou : « Pourquoi parles-tu avec elle ? » (Jn 4, 27)

 

QU : 49 : Des contestations qui surviennent entre frères

R. : Pour ce qui est des contestations qui peuvent surgir, si des frères sont en désaccord ils ne se résisteront pas mutuellement avec âpreté, mais ils s’en remettront à la décision de ceux qui ont autorité en la matière.

Pour éviter le désordre et les occasions de bavarder ou de plaisanter qui se réaliseraient si tous pouvaient toujours interroger, on désignera un frère éprouvé pour soumettre à l’examen de la communauté les questions posées par certains, ou en référer au supérieur.

Ces questions seront ainsi examinées d’une façon plus normale et plus sage, car s’il faut en toute circonstance du savoir et de l’expérience, il en faut particulièrement en cette occasion, et si personne ne confie des instruments à qui ne sait pas s’en servir, a fortiori ne permettra-t-on de parler qu’à ceux qui en sont capables. Ceux-ci doivent pouvoir discerner où, quand et comment on peut interroger, comparer avec douceur et prudence, écouter avec sagesse et résoudre pour l’édification de la communauté les questions proposées.

 

QU : 50 : Comment le supérieur doit réprimer les faute

R. : Le supérieur ne doit pas réprimander avec passion, car faire avec colère et avec violence des reproches à un frère, ce n’est pas le délivrer de sa faute, mais se précipiter soi-même dans le péché ; c’est pourquoi il est écrit : « Qu’il corrige dans la douceur ceux qui lui résistent » (2 Tm 2, 25).

Il ne s’emportera donc pas lorsqu’on l’aura offensé lui-même pour se montrer ensuite indulgent pour le coupable lorsque c’est un autre qui est en jeu, mais il montrera au contraire dans ce dernier cas un mécontentement plus grand. Il échappera de la sorte au soupçon d’amour-propre et indiquera par sa conduite ainsi nuancée, selon qu’il s’agit de lui-même ou d’un autre, qu’il ne hait pas le coupable mais cherche uniquement à enrayer le péché. S’il met au contraire plus d’indignation, non quand il s’agit d’un autre, mais quand il s’agit de lui, il montre qu’il s’irrite moins à cause de Dieu ou du danger couru par le coupable que par amour-propre et esprit autoritaire.

Ce qu’il faut donc, c’est montrer du zèle pour l’honneur de Dieu atteint par l’infraction à sa loi, faire preuve de charité et de miséricorde pour sauver le frère que sa faute met en péril, car  » l’âme qui a péché mourra » (Ez 18, 4), poursuivre tout péché en tant que péché et manifester l’ardeur de son âme par son empressement à en tirer satisfaction.

 

QU : 51 : Comment il faut corriger le pécheur

R. : On doit corriger comme en médecine on soigne les malades, sans se mettre en colère contre les faiblesses, mais en combattant la maladie et en opposant un obstacle aux passions, en soumettant l’âme à un régime des plus rudes si c’est nécessaire pour son mal. On soignera par exemple l’amour de la vaine gloire en imposant d’humbles occupations. On guérira les bavards par le silence, les dormeur par les veilles de prières ; on remédiera à la paresse par les travaux pénibles, à la gourmandise par le jeûne, au murmure par l’isolement, de façon que personne n’ose travailler avec le murmurateur et que même ce qu’il fait soit mis à l’écart, comme nous l’avons déjà dit, à moins que la pénitence acceptée sans respect humain ne montre que le coupable s’est corrigé ; on recevra alors le travail entaché de murmure. On ne le mettra cependant pas au service des frères, mais on l’utilisera autrement : la raison en a été suffisamment exposée plus haut.

 

QU : 52 : Dans quels sentiments il faut recevoir la correction

R. : Comme le supérieur, avons-nous dit, doit appliquer sans passion la correction salutaire aux faibles, de même ceux qui en sont l’objet doivent accepter les châtiments sans animosité, et ne pas appeler tyrannie, l’intérêt que par miséricorde on prend au salut de leur âme.

Ce serait une honte d’accorder aux médecins du corps assez de confiance pour leur donner le titre de bienfaiteurs, même lorsqu’ils taillent, brûlent ou imposent une potion amère, et de ne pas avoir la même attitude envers ceux qui soignent nos âmes, aussitôt qu’ils travaillent à nous sauver en nous faisant souffrir ; car l’Apôtre a dit : « Qui peut me réjouir, sinon celui que j’ai d’abord attristé ? » (2 Co 2, 2) et : « Cette tristesse selon Dieu, quel zèle n’a-t-elle pas ensuite produit en vous ? » (2 Co 7,1 1)

Celui qui considère la fin doit donc regarder comme un bienfaiteur celui qui l’afflige selon Dieu.

 

QU : 53 : Comment ceux qui enseignent les métiers doivent corriger les enfants pris en faute

R. : Certes, si dans l’apprentissage des métiers les enfants commettent des fautes contre le métier, les maîtres doivent eux-mêmes leur reprocher leur négligence ou redresser leur erreur.

Cependant, lorsque ces manquements sont l’indice de défauts du caractère comme les désobéissances, les répliques, la paresse au travail, l’oisiveté, le mensonge ou d’autres transgressions à la loi de Dieu, il faut conduire les enfants à celui qui est chargé de la discipline générale et les confondre devant lui ; celui-ci pourra alors déterminer dans quelle mesure et comment corriger les fautes.

Si imposer un châtiment n’est autre chose, en effet, que de soigner une âme, ce n’est pas au premier venu de s’en mêler, pas plus que de faire le médecin, mais seulement à celui à qui le supérieur en aura confié la charge après mûr examen.

 

QU : 54 : Du devoir pour les supérieurs de la fraternité, de traiter ensemble des affaires qui les concernent

R. : Il est bon que les supérieurs des fraternités se réunissent à des époques et en des endroits déterminés. Ils se feront alors connaître les difficultés rencontrées dans le règlement des affaires ou dans le gouvernement des âmes, et la manière dont ils se seront comportés en ces circonstances. De cette façon si l’un d’eux a commis une erreur, la discussion la fera certainement ressortir, et celui qui aura bien agi verra sa conduite confirmée par les approbations qu’il recevra.

 

QU : 55 : Si le recours à la médecine est conforme à l’esprit de la vie de piété

R. : Chacun des différents arts nous a été donné par Dieu pour remédier à l’insuffisance de la nature : l’agriculture, par exemple, parce que les produits de la terre ne naissent pas spontanément en assez grande abondance pour nos besoins, l’art du tissage parce qu’il nous faut absolument des vêtements pour nous couvrir décemment, et nous protéger contre les morsures de l’air ; de même l’art de construire, et il en est ainsi certainement pour l’art de la médecine.

Le corps est sujet à de nombreuses maladies provenant de causes extérieures ou intérieures comme la nourriture, et il souffre tantôt d’excès, tantôt d’insuffisance ; c’est pourquoi Dieu, modérateur de toute notre vie, nous a fait présent de la médecine, et celle-ci, en retranchant ce qui excède et en fournissant ce qui manque, symbolise l’art de soigner les âmes.

Comme nous n’aurions pas dû nous préoccuper de la terre ni la travailler au Paradis de délices, nous ne devrions pas maintenant recourir à la médecine, si nous étions à l’abri de la maladie autant que nous l’étions avant la faute, grâce aux dons reçus dans la création. Cependant après l’exil et la sentence : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front » (Gn 3, 19), nous avons pu remédier aux conséquences de la malédiction, car, à force d’expériences dans le travail pénible de la terre, et moyennant l’intelligence et la compréhension que le Seigneur nous donna de cet art, nous avons inventé l’agriculture.

De la même façon, renvoyés sur la terre d’où nous avions été tirés, liées à une chair de douleur, voués à la mort à cause du péché, et, par suite, soumis à toutes les maladies, nous obtînmes de Dieu le soulagement que la médecine procure aux malades dans la mesure où elle le peut.

Ce n’est point par hasard que germent sur le sol des plantes, qui ont des propriétés particulières pour guérir chaque maladie ; il est au contraire évident que le Créateur les veut à notre usage. On trouve donc une vertu spéciale dans les racines, dans les fleurs, dans les fruits, dans les feuilles ou dans les sucs, dans les herbes qui grandissent dans la mer et celles que l’on trouve au fond des carrières ; les unes entrent dans la composition d’aliments, les autres servent à faire des boissons.

Le chrétien doit cependant éviter ce qui est superflu, recherché, demande beaucoup d’apprêt, ou semble orienter toute notre vie vers les soins du corps, et, lorsqu’on doit recourir à la médecine, il faut prendre garde de ne pas lui attribuer exclusivement la santé ou la maladie, mais accepter ses prescriptions pour manifester la gloire de Dieu et comme une figure des soins que nous devons à l’âme.

Les soulagements de la médecine faisant défaut, il ne faut pas voir en elle notre seul espoir de guérison, car le Seigneur, ne l’oublions pas, ne permettra pas que nous souffrions au-delà de nos forces (1 Co 10, 13). Peut-être aussi en agira-t-il avec nous, comme lorsqu’il prit de la boue, s’en servit comme d’un onguent, et ordonna à l’aveugle de se laver à la fontaine de Siloé (Jn 9, 6-7), ou lorsqu’il se contenta d’exprimer un ordre en disant : « Je le veux, soit guéri » (Mt 8, 3), ou encore lorsqu’il en laissa d’autres s’exercer dans la souffrance, afin de se les rendre plus agréables à travers l’épreuve.

Parfois, en effet, il nous touche secrètement et à notre insu, quand il en voit l’utilité pour nos âmes. Parfois aussi il juge bon d’apporter à nos maux des remèdes matériels, afin de rendre plus durable le souvenir du bienfait par la longueur du traitement, ou, comme je l’ai dit, pour nous donner une image des soins que nous devons accorder à l’âme ; car, s’il faut enlever du corps ce qui gêne, et lui procurer ce qui lui manque, ainsi faut-il écarter de l’âme ce qui ne lui convient pas, et lui donner ce que sa nature réclame, le Seigneur ayant fait l’homme droit (Qo 7, 29) et nous ayant créés pour que nos œuvres soient bonnes, et que nous marchions en elles.

Lorsqu’il s’agit de guérir le corps nous acceptons incisions, amputations ou médicaments amers, acceptons donc aussi, dans l’intérêt de notre âme, les réprimandes qui tranchent et la potion âpre des reproches. Le prophète se répand précisément en plaintes contre ceux qui ne se sont pas laissés corriger : « N’y a-t-il pas de baume dans Galaad ? dit-il. N’y a-t-il pas de médecin ? Pourquoi la fille de mon peuple n’est-elle donc pas guérie ? » (Jr 8, 22)

Certaines maladies sont longues et exigent pour la guérison des médicaments variés et pénibles à prendre : elles nous font penser qu’il faut, pour corriger certains vices de l’âme, une prière persévérante, une pénitence continuelle et une discipline sévère adaptée raisonnablement à la guérison en vue.

Nous ne devons donc pas repousser absolument les avantages de la médecine pour le motif que certains en font un mauvais usage, car ce n’est pas parce que des gens adonnés sans retenue au plaisir le cherchent dans l’art du cuisinier, du boulanger ou du tisserand, dont ils abusent, que nous devons, nous, nous abstenir complètement de tous ces arts ; au contraire, servons-nous-en raisonnablement, afin de confondre ceux qui en usent mal. Ainsi en est-il de la médecine, don de Dieu, qu’il ne faut pas rejeter pour le mauvais emploi que certains en font.

Certes, il est insensé de mettre tous ses espoirs de guérison entre les mains des médecins, comme nous le voyons faire par certains malheureux, qui n’hésitent pas à les appeler leurs sauveurs, mais c’est aussi de l’obstination de refuser les secours de leur art.

Ezéchias, cependant, ne considéra pas le gâteau de figues comme la principale cause de sa santé, et ne lui attribua point sa guérison (2 R 20, 7), mais rendit grâces à Dieu d’avoir aussi créé des figues. Ainsi nous, lorsque Dieu, bon et sage modérateur de notre vie, nous envoie des infirmités, demandons-lui d’abord de nous faire connaître les raisons pour lesquelles il nous frappe, ensuite prions-le de nous accorder délivrance et patience afin qu’avec l’épreuve il nous donne le moyen d’en sortir (1 Co 10, 13), de façon que nous puissions la supporter.

Lorsque la grâce de la guérison nous est accordée, soit par le vin et l’huile, comme pour le voyageur tombé entre les mains des brigands (Lc 10, 34), soit par des figues, comme pour Ezéchias (2 R 20, 7), recevons-la avec reconnaissance, sans distinguer si Dieu nous a secourus d’une manière invisible, ou s’il l’a fait par l’intermédiaire des choses visibles, ce qui nous porte souvent beaucoup plus à reconnaître le bienfait accordé par le Seigneur. Il arrive souvent que les maladies nous sont un enseignement, et que c’est pour nous instruire que nous sommes condamnés à de pénibles remèdes. Il n’est donc pas raisonnable, alors, de nous soustraire aux ablations, cautérisations, aux désagréments des potions âcres et amères, aux diètes, aux rationnements sévères, à la privation de ce qui est nuisible, dès l’instant, je le répète, qu’il en résulte pour l’âme l’avantage d’y trouver une image du traitement qu’elle doit s’appliquer à elle-même.

On courrait cependant grand risque de se tromper, si l’on s’imaginait que toute maladie a besoin des adoucissements de la médecine. Les diverses infirmités n’ont pas toutes des causes naturelles ; elles ne sont pas toutes produites par un régime défectueux ou autres causes d’ordre physique, contre lesquelles nous reconnaissons utile l’emploi des médicaments. Elles sont souvent, au contraire, pour nous, des châtiments de nos fautes infligés pour notre amendement : « Car le Seigneur corrige celui qu’il aime » (Pr 3, 12). « C’est pourquoi beaucoup sont faibles, malades ou mourants parmi vous. Si nous nous jugions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés ; mais, quand nous sommes jugés par le Seigneur, nous sommes châtiés par lui, afin que nous ne soyons pas condamnés avec le monde »(1 Co 11, 30-32).

Ceux pour qui c’est le cas doivent donc, une fois leur faute reconnue, rester tranquilles, renoncer aux soulagements de la médecine, et supporter leurs maux, selon la parole : « Je subirai la colère du Seigneur parce que j’ai péché » (Mi 7, 9). Ils doivent aussi corriger leur conduite, afin de produire de dignes fruits de pénitence, et se rappeler les paroles du Seigneur : « Tu es guéri, mais ne pèche plus, de peur qu’il ne t’arrive plus grand mal ». (Jn 5, 14)

Parfois la maladie nous atteint sur la demande de l’esprit du mal. C’est alors comme un grand combat, dans lequel le Seigneur qui nous aime entre en lutte avec lui et confond son insolence par l’inaltérable patience de ses serviteurs : tel fut, nous le savons, le cas pour Job. (Jb 2, 6)

D’autres fois, Dieu veut donner à ceux qui ne supportent pas la souffrance l’exemple de ceux qui sont restés fermes dans la douleur jusqu’à la mort, ainsi qu’il en advint pour Lazare (Lc 16, 20). Celui-ci fut accablé de tant de maux, et l’Ecriture ne dit nulle part de lui qu’il implora le riche ou qu’il fut mécontent de son sort, mais qu’ayant reçu les maux en cette vie, il obtint le repos dans le sein d’Abraham. (Lc 16, 22-25)

Nous connaissons encore un autre motif pour lequel les infirmités frappent les saints, tel l’Apôtre Paul. Pour qu’il ne parût pas sortir des lois de la nature, et que personne n’imaginât un être supérieur en lui sous des apparences matérielles, (erreur des Lycaoniens lui offrant des couronnes et des taureaux (Ac 14, 12)), il se vit accablé d’infirmités suffisantes pour démontrer sa nature humaine.

Quel avantage tirer de la médecine en ces circonstances ? N’y-a-t-il donc pas plutôt danger de se tromper en soignant le corps ?

Cependant ceux qui s’attirent les maladies par un mauvais régime peuvent certes se soigner, et ce leur est, comme nous l’avons du reste déjà dit, une image et un symbole des soins à donner à l’âme. Il nous sera donc utile de nous abstenir, conformément à la médecine, de ce qui peut nous nuire, de choisir ce qui nous convient, et d’observer les avertissements qui nous sont donnés : le retour du corps à la santé après la maladie nous sera un encouragement à ne pas désespérer de l’âme, comme si elle ne pouvait, grâce à la pénitence, sortir du péché et retrouver son intégrité.

Il ne faut donc ni rejeter complètement cet art ni mettre en lui toutes nos espérances ; mais comme nous cultivons la terre, tout en demandant à Dieu la fertilité, et comme nous laissons le gouvernail au pilote, en priant cependant le Seigneur de nous faire échapper aux dangers de la mer, ainsi recourons au médecin, dès que la raison nous le suggère, sans laisser pourtant d’avoir confiance en Dieu.

Pour ma part, je crois que cet art nous aide même beaucoup dans la pratique de la tempérance, car je le vois retrancher les plaisirs, rejeter la satiété et la multiplicité des mets, condamner la recherche exagérée des condiments, faire, en somme, de la sobriété la mère de la santé ; ici encore ses conseils ne nous sont donc pas inutiles.

En tout cas, observe-t-on les règles de la médecine ou, pour les raisons susdites, les néglige-t-on, il faut avoir toujours en vue le bon plaisir de Dieu, tendre au bien de l’âme et accomplir le précepte de l’Apôtre : « Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu » (1 Co 10, 31).