Avaleht/Pères de l'Eglise/L’ECCLESIOLOGIE DE SAINT BASILE LE GRAND

L’ECCLESIOLOGIE DE SAINT BASILE LE GRAND

Archevêque Basile Krivochéine

Il n’est pas si facile de parler de l’ecclésiologie de saint Basile le Grand. St. Basile lui-même n’a laissé aucun traité où il exposerait sa doctrine sur l’Eglise. Nulle part, il n’en parle d’une manière systématique. On est donc obligé de chercher dans ses œuvres des passages, dispersés un peu partout, où il en parle, toujours en passant d’ailleurs et généralement très brièvement. Ces passages se trouvent dans presque tous les écrits de saint Basile — son Hexaéméron, ses Homélies sur les Psaumes, ses Discours, ses Livres contre Eunome, son Livre sur le Saint-Esprit, ses œuvres ascétiques et surtout dans ses Lettres. Ces dernières ont pour nous un intérêt particulier parce qu’ensemble avec les idées ecclésiologiques de saint Basile, elles nous montrent aussi l’attitude vitale du grand évêque de Césarée devant les problèmes ecclésiastiques de son temps, sa réaction aux événements ecclésiastiques. Cette attitude vitale de saint Basile complète et fait mieux comprendre ses pensées ecclésiologiques dispersées dans ses écrits. En s’appuyant donc sur toutes ces données on peut reconstruire dans ses lignes générales la doctrine ecclésiologique de saint Basile. Il faut seulement éviter de trop systématiser.

Notons d’abord que c’est tantôt au singulier (ή έκκλησία) tantôt au pluriel (αί έκκλησίαι) que saint Basile parle de l’Eglise. Les deux manières de s’exprimer sont à peu près également fréquentes, mais on peut remarquer que tandis que le pluriel domine dans les Lettres, c’est surtout au singulier que saint Basile parle de l’Eglise dans ses autres écrits. Ceci peut être expliqué par le fait que dans ses Lettres saint Basile parle de l’Eglise dans son apparition concrète et historique, donc se manifestant comme multitude des églises locales ; c’est le côté théologique et spirituel de l’Eglise qui attire surtout son attention dans ses autres écrits.

Saint Basile ne donne aucune définition de l’essence ou de la nature de l’Eglise. Une pareille définition se trouverait d’ailleurs en contradiction avec les principes gnoséologiques de saint Basile qui affirmait toujours (en particulier contre Eunome) l’inconnaissabilité et l’inexprimabilité de l’essence (ούσία) de toutes les choses, même créées. Peut-être aussi la conscience du mystère de l’Eglise incitait saint Basile à s’abstenir d’en donner une définition. Mais s’il évite de définir la nature de l’Eglise, il emploie par contre fréquemment des images bibliques pour la décrire. Ainsi, l’Eglise est un corps et ce corps est le Corps du Christ. « Notre Seigneur Jésus Christ », écrit-il, « a bien voulu appeler son corps toute l’Eglise de Dieu et ayant fait chacun de nous des membres les uns des autres, a donné à nous tous d’avoir avec tous des relations intimes, selon l’harmonie qui doit régner entre les membres ». Sa tête est le Christ et une seule âme doit l’animer « afin que la même succession et bon ordre (qui existe dans le corps) soit préservé, et bien davantage, dans l’Eglise de Dieu, à laquelle il a été dit : « Vous êtes le corps du Christ et membres chacun pour sa part ». C’est à dire que l’unique et seule véritable tête, qui est le Christ, tient et joint en harmonie chacun à un autre. Saint Basile oppose l’unité des membres du corps du Christ aux divisions des églises de son temps : « Nous serions vraiment les plus étranges de tous les hommes, si nous trouvions notre plaisir dans les schismes et les divisions des églises, et si nous ne regardions pas comme le plus grand des biens l’union des membres du corps du Christ ». C’est par l’amour que les membres de ce corps, divisés par l’espace, sont unis ensemble. « Que pourrait-il, en effet », écrit saint Basile, « y avoir de plus agréable que de voir ceux qui sont séparés par une telle étendue de pays rattachés dans le corps du Christ en une seule harmonie de membres par l’union qu’opère l’amour ». La tête de ce corps est le Christ lui-même à qui l’Eglise obéit et à qui est due notre adoration. Ainsi, commentant les paroles du Ps. 44 « Alors le Roi désirera ta beauté, Il est ton Seigneur, prosterne-toi devant Lui », saint Basile (pour qui la reine du psaume préfigure l’Eglise) dit : « Le « car Il est ton Seigneur » suggère la nécessité de l’obéissance… (le psalmiste) ne dit pas : « On t’adorera par des dons », mais « On adorera ta Face ». Car ce n’est pas l’Eglise qui est adorée mais la Tête de l’Eglise, le Christ, appelé « Face » par l’Ecriture ». C’est pourquoi le Christ est l’évêque universel de l’Eglise « le grand et véritable Evêque qui remplit toute la terre de ses merveilles, le Seigneur ».

L’Eglise est aussi le Temple de Dieu, le lieu de la véritable adoration, l’héritière de la synagogue de l’Ancien Testament. Ainsi, commentant Ps. 28 v. 3 : « Adorez le Seigneur dans son parvis saint », saint Basile écrit : « L’adoration a lieu non en dehors de l’Eglise mais dans le parvis même de Dieu. Ne m’inventez pas, dit le Psaume, des parvis et des assemblées particulières. Il n’y a qu’un seul parvis saint de Dieu. Ce parvis était d’abord la synagogue des juifs, mais après leur péché envers le Christ leur campement devint désert. Pour cette raison le Seigneur dit : « J’ai d’autres brebis qui: ne sont pas de cet enclos », en indiquant ceux des païens qui ont été prédestinés pour le salut. Il montre son parvis différent de celui des juifs. On ne doit donc pas adorer Dieu en dehors de ce saint parvis, mais en se trouvant en Lui ». L’Eglise est la cité de Dieu où habite son peuple. Saint Basile le dit dans son exégèse des paroles du Ps. 45 : « Les courants du fleuve réjouissent la cité de Dieu… Dieu est au milieu d’elle » — « Ce fleuve », écrit-il, « réjouit toute la cité de Dieu, c’est-à-dire l’Eglise de ceux qui se sont inscrits citoyens des cieux ». C’est une cité céleste et terrestre en même temps ; « Puisque Dieu est au milieu de la cité, Il lui donne l’inébranlabilité en lui accordant son aide dans les premières lueurs de la lumière. On peut donc appliquer le nom de cité à la Jérusalem d’en haut ou à l’Eglise d’en bas ». C’est par le baptême qu’on devient citoyen de cette cité de Dieu. « Viens », appelle saint Basile dans son Homélie protreptique au saint Baptême, « transfère-toi tout entier vers le Seigneur, donne à toi-même un nom, inscris-toi avec l’Eglise ». On s’inscrit par le baptême dans le livre de l’Eglise pour devenir citoyen céleste : « Tu dois rendre compte de tout comme soldat du Christ, comme athlète de la piété, comme ayant ta citoyenneté dans les cieux. Inscris-toi dans ce livre pour être réinscrit dans celui d’en haut ».

Saint Basile emploie beaucoup d’autres images bibliques, vétérotestamentaires et néotestamentaires, quand il parle de l’Eglise. Elle est la maison de Dieu. Dans son exégèse du Ps. 29 v. 1 (Dédicace de la maison de David) saint Basile se demande : « Peut-être faut-il entendre par la ,,maison » l’Eglise qui est construite par le Christ, comme Paul écrit dans son épître à Timothée: Il faut que tu saches comment te comporter dans la maison de Dieu, — je veux dire l’Eglise du Dieu vivant ». L’Eglise est une maison en construction continuelle effectuée par le Christ Lui-même. C’est une idée très proche de celle du Pasteur d’Hermas qui représente l’Eglise comme une tour dont la construction continue toujours. C’est aussi une maison de prières. L’Eglise est la Reine et la Fiancée : « La reine se tient debout à ta droite », interprète saint Basile le Ps. 44. «… Le psalmiste parle ici de l’Eglise à propos de laquelle nous avons appris dans le Cantique qu’il n’y a qu’une seule colombe parfaite du Christ qui reçoit dans la place à droite du Christ ceux qui sont reconnus par leurs bonnes œuvres, en les séparant des mauvais, comme le berger sépare les brebis des boucs ». Elle est aussi la Fille du Roi, engendrée par l’amour : « (Le roi) appelle l’Eglise à écouter et à observer ses ordres et il la fait proche de lui en l’appelant « fille », comme s’il la faisait son enfant par l’amour : Ecoute, fille, et voie ». On peut remarquer que dans cette exégèse des images bibliques l’unicité de l’Eglise est fortement exprimée (un seul parvis, une seule colombe, etc.). D’autres métaphores nombreuses se trouvent encore dans les écrits de saint Basile pour désigner l’Eglise : mer, champ, vigne, etc. Enfin, l’Eglise est la nourrice qui nous nourrit par la piété.

Si le Christ est la Tête du Corps de l’Eglise, l’Esprit Saint qui repose sur la chair du Christ, y est toujours présent. (L’esprit Saint), dit saint Basile, « fut d’abord présent à la chair du Seigneur, lorsqu’il s’en fit l’« onction » et l’inséparable compagnon comme il est écrit : « Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et se poser, c’est mon Fils Bien-Aimé » et « Jésus de Nazareth, que Dieu a oint de l’Esprit Saint ». Puis toute l’activité du Christ se déroula en présence de l’Esprit… Il ne l’a pas quitté après sa résurrection d’entre les morts : Quand le Seigneur, pour renouveler l’homme et pour lui rendre, car il l’avait perdue, la grâce reçue du souffle de Dieu, quand le Seigneur souffla sur la face de ses disciples, qu’a-t-Il dit ? « Recevez l’Esprit-Saint ; ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus ». Toujours présent, le Saint-Esprit inspire et forme la structure de l’Eglise, Corps du Christ :« N’est-ce pas évidemment, et sans contredit, l’œuvre de l’Esprit ? Car, suivant saint Paul, c’est Lui qui a donné à l’Eglise « premièrement des Apôtres, deuxièmement des prophètes, troisièmement des docteurs, ensuite le don des miracles, puis des charismes de guérison, des secours, des gouvernements, des langues diverses ». L’Esprit distribue cet ordre-là suivant la répartition de ses dons ».

L’Eglise, comme nous l’avons vu, est le lieu de l’adoration véritable de Dieu. Or, c’est dans l’Esprit-Saint que cette adoration est rendue à Dieu. « L’Ecriture dit de l’Esprit», nous enseigne saint Basile, « Voici une place à côté de moi, tiens-toi sur le rocher ». Par cette « place », que désignait-elle d’autre que là contemplation dans l’Esprit ?… C’est là le lieu propre de Padoiration véritable : « Garde-toi, dit-elle, d’offrir les holocaustes en tout lieu, sinon dans le lieu que le Seigneur ton Dieu aura choisi ». Quel est donc l’holocauste spirituel ? C’est le sacrifice de louange. En quel lieu l’offrons-nous ? Dans l’Esprit-Saint. De qui l’avons-nous appris? Du Seigneur en personne, qui dit : « Les vrais adorateurs adoreront le Père dans l’Esprit et la Vérité ». Or, étant donné que pour saint Basile l’Eglise, comme le Saint-Esprit, était aussi le lieu de l’adoration véritable, on pourrait dire que pour lui l’Eglise s’identifiait avec le Saint-Esprit ou était plutôt sa manifestation. Notons encore l’expression « sacrifice de louange » (ή θυσία της αίνέσεως) qui doit être offert à Dieu dans un lieu choisi par lui (c’est-à-dire en Esprit-Saint et dans l’Eglise). On pourrait voir ici une allusion à l’Eucharistie qui apparaîtrait ainsi comme une activité essentielle de l’Eglise, accomplie par l’Esprit-Saint.

Cet Esprit-Saint est donné à tous ceux qui croient en Christ et se sont inscrits citoyens de la Cité de Dieu qui est l’Eglise : « Et dans le temps présent le juste boit l’eau vive et dans le siècle à venir il la boira avec plus d’abondance quand il sera inscrit citoyen de la Cité de Dieu ». Ailleurs, saint Basile dit, en interprétant les paroles du Ps.45 v.5 « Les impétuosités du fleuve réjouissent la Cité de Dieu » : « Quel serait ce fleuve de Dieu sinon l’Esprit-Saint qui est donné aux dignes par la foi de ceux qui ont cru au Christ ». Les actions de ceux qui ont la charge des églises sont inspirées par le Saint-Esprit. « Ne voyez pas là une décision humaine », écrit saint Basile au clergé de Colonie à propos d’un transfert d’évêque à un autre siège, « ou inspirée par des calculs d’hommes aux pensées terrestres, mais soyez persuadés que ceux à qui incombe la sollicitude des églises de Dieu ont agi avec le concours de l’Esprit-Saint : imprimez à vos esprits cette source de leur action et mettez votre zèle à la réaliser ».

L’Eglise du Christ est aussi l’Eglise des Apôtres et des Pères. C’est d’eux qu’elle a reçu l’enseignement que Notre Seigneur nous a laissé, exprimé par la Tradition, fixé par l’Ecriture. Les Apôtres eux-mêmes sont les héritiers des Patriarches de l’Ancien Testament. S. Basile commente de la manière suivante le v.16 du Ps.44 « A la place de tes pères tes fils sont nés, tu en feras des princes de toute la terre ». « Même si on admet que les pères de la fiancée sont les patriarches, le sens de la phrase ne cesse pas de se rapporter aux apôtres parce que c’est à la place des patriarches qu’ils sont devenus les fils du Christ ». On peut donc parler de la foi apostolique qui est en même temps «la foi des pères, cette foi que nous avons reçue nous aussi, que nous avons reconnue pour être marquée des caractères apostoliques ». On peut de même parler de la prédication apostolique. Parmi les apôtres saint Basile paraît donner une place particulière à certains  sans préciser pourtant en  quoi elle consiste. C’est d’abord le groupe de trois apôtres présents à la Transfiguration, Pierre, Jean et Jacques. « Pierre et les fils du Tonnerre », dit-il, « ont vu sur la montagne sa beauté, brillant plus fort que la splendeur du soleil, et il leur fut donné de saisir par les yeux les prémisses de sa glorieuse Parousie ». C’est l’apôtre Pierre en particulier « qui pour l’excellence de sa foi a reçu sur lui le bâtiment de l’Eglise ». Ou bien encore :  « Le bienheureux Pierre qui a été préféré de tous les disciples, qui seul a reçu plus de témoignages et fut déclaré plus bienheureux que les autres, à qui ont été confié les clefs du Royaume des Cieux, lorsqu’il entend de notre Seigneur : « Si je ne te lave pas, tu n’as pas de part avec moi », quel cœur de pierre n’induira-t-il pas à la crainte et au tremblement devant les jugements de Dieu ? ». Ce passage, inspiré de Matthieu 16 en connexion avec Luc 22, bien qu’important quant à la place que saint Basile reconnaissait à l’apôtre Pierre dans l’Eglise, a néanmoins un caractère primordialement spirituel et moral. Saint Basile veut montrer à ses auditeurs par l’exemple de l’apôtre Pierre que les plus grandes grâces ne peuvent pas nous préserver d’une chute possible si nous nous confions à nos propres forces. La même chose (et même davantage) peut être dite d’autres textes, peu nombreux d’ailleurs, où saint Basile parle de l’apôtre Pierre. Ce sont avant tout des exhortations spirituelles et des leçons d’humilité et d’obéissance, tirées de la chute de Pierre, et qui veulent dire en substance : si un tel personnage, comme l’apôtre Pierre, a pu tomber, d’autant plus nous. Ainsi, par exemple, dans son discours « Sur l’Humilité » saint Basile s’adresse à ses auditeurs avec la leçon morale suivante: « Si tu ne comprends pas même ceci, que tu as reçu la grâce, mais dans ta grande insensibilité tu fais de la grâce un résultat de tes propres exploits, tu n’es pas en tout cas plus honoré que l’apôtre Pierre, parce que tu ne pourras pas surpasser par l’amour pour le Seigneur celui qui l’aimait si fortement qu’il désirait mourir pouf lui. Néanmoins, puisqu’il a parlé avec trop d’assurance en disant : « Si tous sont scandalisés à ton sujet, moi je ne le serai jamais », il fut livré à la lâcheté humaine et tomba dans le reniement, assagi par sa faute à avoir de la crainte et instruit à avoir pitié des faibles, en comprenant sa propre faiblesse et en apprenant clairement que, comme il fut relevé par la main droite du Christ quand il se noyait dans la mer, ainsi, dans la tempête de la tentation, s’étant trouvé dans le danger de perte à cause de sa faible foi, il fut gardé par la force du Christ qui lui a prédit ce qui lui arriverait en disant: «Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous cribler comme le froment ; mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères ». Et Pierre, ayant été ainsi réprimandé, recevait justement une aide, instruit à rejeter la témérité et à avoir pitié des faibles ». Comme nous voyons, saint Basile reconnaît ici le grand amour que l’apôtre Pierre avait pour le Christ. D’ailleurs, ce n’est pas avec l’amour des autres apôtres qu’il le compare, mais avec celui de son auditeur en disant que celui-ci ne peut prétendre avoir un plus grand amour pour le Christ qu’avait saint Pierre. En même temps il insiste sur ses faiblesses humaines et démontre que son amour et sa fidélité envers le Christ étaient des dons de grâce exclusivement. Il comprend les paroles du Christ à l’apôtre Pierre comme une prédiction de sa chute et de sa restauration dans la dignité apostolique après son repentir. Il est difficile de déduire de tout ceci des conclusions ecclésiologiques déterminées. Plus intéressant de ce point de vue est par contre un passage de ses « Règles Monastiques » où saint Basile insiste sur le devoir des supérieurs de monastères de rendre compte de leurs activités après leur retour de voyage de mission. En qualité d’exemple saint Basile cite le cas du baptême du centurion Corneille par l’apôtre Pierre et dit : « Pierre après son retour à Jérusalem rend compte de sa communion avec les gentils à ceux qui se trouvaient là». Donc, selon saint Basile, saint Pierre devait rendre compte de ses activités aux autres apôtres.

Les successeurs des apôtres sont les évêques. Saint Basile parle fréquemment de l’importance de l’épiscopat dans le corps ecclésial. Les pasteurs sont des béliers qui marchent devant le troupeau, l’enseignent, le mènent aux pâturages et le protègent. Le peuple chrétien doit voir en eux ses pères et tous ensemble, clergé et laïques, doivent avoir une seule âme : « Pour cette raison », écrit saint Basile, « nous prions nuit et jour le Roi des siècles de garder le peuple dans l’intégrité de la foi et de garder au peuple le clergé comme une tête intacte au sommet, et qui entoure de sa vigilance les membres du corps placés au-dessous d’elle/Lorsque les yeux remplissent leur fonction, les travaux des mains se font avec art, les mouvements des pieds sont à l’abri des faux pas et aucune partie du corps n’est privée de la protection convenable ». L’évêque est le père du peuple uni avec lui par les liens d’amour et de respect filial : « Aussi nous vous exhortons », continue saint Basile dans la même lettre, « à vous attacher les uns aux autres… Vous, à qui a été confié le soin des âmes, nous vous exhortons à rallier en particulier chacun des fidèles et à les réchauffer comme des enfants chéris ; nous exhortons le peuple à vous garder intacts le respect et l’honneur qui sont dus aux pères, afin que dans la belle tenue de l’Eglise se conservent votre force et la fermeté de votre foi dans le Christ, que soit glorifié le nom de Dieu, que grandisse et s’accroisse le bien de l’amour ». L’évêque et l’Eglise sont intimement liés ensemble: « J’approuve », écrit saint Basile au clergé de Colonie, « l’ardeur de votre affection à l’égard de votre pasteur. Pour un enfant qui aime son père, la privation d’un bon père n’est pas supportable, et pour l’Eglise du Christ, le départ d’un pasteur et d’un maître n’est pas plus tolérable. » L’évêque est l’ange de l’église à la tête de laquelle il se trouve : « Si vous éprouvez du chagrin », écrit saint Basile aux prêtres de Nicopolis qui furent expulsés de leurs églises ensemble avec leur évêque, « d’avoir été rejetés hors des murs, du moins vous camperez sous la protection du Dieu du ciel, et l’ange qui veille sur l’Eglise (ό της έκκλησίας έφορος) est parti avec vous ». C’est le Seigneur lui-même qui donne de bons pasteurs à ceux qui le demandent sincèrement : « A vous de le demander en gardant vos âmes pures de toute rivalité et de toute ambition, au Seigneur de le désigner », écrit saint Basile à l’église de Néocésarée, « lui qui, depuis le grand chef de votre Eglise, Grégoire… faisait toujours succéder… vos pasteurs, comme on ajusterait des pierres précieuses, a gratifié votre Eglise de sa merveilleuse beauté. Aussi ne faut-il pas désespérer de leurs successeurs. Le Seigneur connaît les siens et il peut mettre en évidence ceux que peut-être nous n’attendons pas ». « Relevez-vous », écrit-il dans une autre lettre à l’église de Parnasse, « pour prendre de l’église le soin nécessaire, afin que le Dieu saint s’occupe de son troupeau. Puisse-t-Il vous procurer un pasteur selon sa volonté, qui vous paisse avec science ». Un tel évêque, demandé par le peuple, donné par Dieu, est le véritable pilote de la nef ecclésiastique : « Agis donc en homme et soit fort, marche à là tête du peuple que le Très-Haut a confié à ta droite », écrit saint Basile à l’évêque Amphiloque d’Iconium après son sacre, « gouverne comme un sage pilote, domine par ta décision toute tempête excitée par les hérétiques, garde ton navire de l’immersion dans les flots salés de la doctrine perverse et attends le calme que fera le Seigneur, lorsqu’il se sera trouvé une voix digne de le réveiller pour commander aux vents et à la mer ».

La charge et la dignité épiscopale n’est pas comprise par saint Basile comme indépendante et isolée de l’ensemble de l’Eglise, mais en relation et communion avec les confrères dans l’épiscopat. « Je t’en prie », écrit saint Basile à l’évêque Atarbios, « chasse de ton âme cette pensée que tu n’as besoin d’être en communion avec personne. Ce n’est pas d’un homme qui marche selon la charité ou qui accomplit la loi du Christ de se retrancher de l’union avec ses frères». On peut même dire que pour saint Basile la communion avec les autres évêques était un signe; de l’orthodoxie tandis que sa rupture est une rupture avec l’Eglise. Ceci pose cependant le problème de faux évêques par opposition aux vrais évêques du Christ. Les faux évêques sont d’abord les opportunistes qui changent leurs croyances selon les circonstances, les créatures des pouvoirs civils. « Prenez garde seulement de vous laisser tromper par leurs mensonges », écrit saint Basile aux prêtres de Nicopolis, « tandis qu’ils font profession de rectitude dans la foi. De tels hommes sont des trafiquants du Christ, ce ne sont pas des chrétiens, car ils préfèrent toujours ce qui leur est utile en ce monde à la vie conforme à la vérité. Quand ils espèrent acquérir ce vain pouvoir, ils se joignent aux ennemis du Christ ; quand ils voient que les peuples s’irritent, ils simulent de nouveau la rectitude. Je ne reconnais pas comme évêque, et je ne saurais compter au nombre des prêtres du Christ celui qui a été placé au premier rang par les mains profanes pour la destruction de la foi ». Mais il s’agit surtout d’hérétiques. Saint Basile parle souvent de leurs activités contre les églises et les âmes : « Ce n’est pas la ruine de demeures terrestres, mais le rapt d’églises que nous pleurons ; ce n’est pas l’esclavage des corps, mais la capture des âmes que nous voyons s’opérer chaque jour par ceux qui combattent pour l’hérésie ». L’hérésie c’est la pourriture des églises. Par exemple : « L’abominable hérésie des Manichéens que l’on peut appeler sans manquer à la justice, la pourriture des églises ». Il est vrai qu’il s’agit ici d’une hérésie extrême, sortant même du cadre du christianisme. Les hérétiques tachent de troubler le calme de l’Eglise : « Que si la mer est belle et mérite les louanges divines », dit saint Basile en s’adressant aux fidèles de l’église de Césarée, «combien est plus belle la réunion de cette assemblée, où le bruit mêlé des voix, tel celui du flot qui déferle sur le rivage : [voix] d’hommes, de femmes et d’enfants, s’élèvent au milieu des prières que nous adressons à Dieu. Un calme profond la conserve dans la paix, [malgré] les esprit mauvais, impuissants à la troubler par les arguments de l’hérésie ». L’hérésie est assimilée par saint Basile à l’ivraie « image de ceux qui corrompent les préceptes du Seigneur, et, mal instruits de la parole [divine], gâtés au contraire à l’école du mal, se mêlent au corps sain de l’Eglise, afin d’inspirer sourdement aux simples leurs dogmes pernicieux ». Ceci n’empêche pas que du point de vue moral les hérétiques mènent souvent une bonne vie et peuvent même servir d’exemple aux orthodoxes: « Il s’impose souvent d’emprunter quelque vigueur même aux gens étrangers à la foi, pour que se manifestent nos bonnes œuvres. Si donc tu vois un païen, ou un homme séparé de l’Eglise par suite de quelque hérésie perverse, soucieux de mener une vie sage et moralement réglée, redouble de zèle pour ressembler au figuier fertile qui, au voisinage des figuiers sauvages, rassemble ses forces, empêche son fruit de couler, et le nourrit avec plus de soin ». Quoiqu’il en soit, c’est le devoir de l’Eglise de lutter contre les hérésies et pour pouvoir le faire avec succès les chrétiens doivent être unis. « Sache, en effet », écrit saint Basile à l’évêque Atarbios, « que, si nous n’entreprenons pas pour les églises la même lutte que soutiennent pour leur destruction et leur complète disparition les adversaires de la saine doctrine, rien n’empêchera la vérité de périr, renversée par ses ennemis, et nous-mêmes d’être atteints quelque peu par la condamnation, pour n’avoir pas déployé tout notre zèle et toute notre ardeur, dans une mutuelle entente et dans l’accord sur les choses de Dieu, à montrer toute la sollicitude possible en faveur de l’union des églises ». Il est nécessaire bien que souvent très pénible, de se séparer des hérétiques au nom de la vérité : « Vous, les médecins », écrit saint Basile au grand médecin Eustathe, « vous ne voulez pas brûler votre malade, ni le faire souffrir d’une autre façon ; cependant vous vous y résignez souvent pour vous conformer aux dures exigences de la maladie. Les navigateurs ne jettent pas volontiers à la mer leur cargaison, mais pour éviter les naufrages, ils supportent de la jeter, parce qu’ils préfèrent à la mort la vie passée dans la pauvreté. Pense donc que nous aussi nous supportons douloureusement et avec d’innombrables plaintes la séparation de ceux qui se sont éloignés de nous, mais nous le supportons cependant, parce que pour les amants de la vérité rien n’est préférable à Dieu et à l’espoir en Dieu». Il ne faut donc pas être indifférent quant aux relations eucharistiques avec les hérétiques. «Nous vous exhortons», écrit s. Basile, «…à vous tenir éloignés de la communion des hérétiques, car, sachez-le, l’indifférence en ces matières supprime notre liberté filiale en Christ». En rompant leur communion avec les hérétiques les orthodoxes les empêchent de propager leur maladie à leurs proches par la voie d’une communion sans précautions. La réception des hérétiques dans l’Eglise doit être faite avec l’accord de l’Eglise entière. « Daignez nous envoyer les propositions », écrit saint Basile aux évêques exilés de l’Egypte, « avec lesquelles vous avez reçu les disciples de Marcel, et, sachez-le bien : même si, pour ce qui vous concerne, vous avez des garanties absolues, vous ne devez pas vous charger seuls d’une affaire aussi importante, mais il faut que les Occidentaux et ceux des Orientaux qui sont de notre communion consentent à la réintégration de ces hommes ». Les hérétiques d’ailleurs doivent renoncer à leurs erreurs pour être reçus dans l’Eglise. C’est l’unité de l’Eglise qui l’exige : « Puisque [Marcel] est sorti de l’Eglise pour des dogmes impies il est nécessaire que ses sectateurs ne soient admis dans votre communion qu’après avoir anathématisé cette odieuse hérésie, afin que ceux qui s’unissent à nous par votre entremise soient reçus par tous les frères ». Fait important, il existe pour saint Basile une différence essentielle entre l’Eglise et l’hérésie, de sorte qu’on ne doit pas parler d’une réunion avec les hérétiques, mais de leur retour à l’Eglise unique. Ainsi, comme saint Basile écrit à Pierre d’Alexandrie, « ce n’est pas nous qui recevrons des reproches pour être allés vers les disciples de Marcel, ce sont ceux-ci qui deviendront les membres du corps de l’Eglise du Christ ; et le blâme déshonorant, qui s’est répandu à la suite de l’hérésie, disparaîtra par la façon dont nous les aurons admis, et nous n’aurons pas à rougir, comme si nous nous étions joints à eux ».

Néanmoins, une rupture de communion ecclésiastique n’est justifiée que lorsqu’il s’agit vraiment de questions essentielles de la foi chrétienne, fondamentales pour notre salut. Rien de plus regrettable que de se diviser pour des raisons qui ne concernent pas directement notre foi. Cette attitude de saint Basile, irénique et tout inspirée par une souci de l’unité chrétienne ,mais ferme en même temps quand il s’agit du contenu essentiel du message chrétien, lui est très caractéristique. « C’est là, en effet, sans doute ce qu’il y a de plus pitoyable, que la partie qui paraît saine se soit divisée contre elle-même », écrit saint Basile aux évêques italiens et gaulois. Et il continue : « Pour nous, outre la guerre que nous font ouvertement les hérétiques, il y a encore celle qui a été suscitée par les hommes qui semblent partager nos sentiments, et qui a conduit les églises au dernier degré de la faiblesse ». L’orthodoxie devient souvent un prétexte pour justifier l’hostilité dont les sources n’ont rien à voir avec la théologie. « Déjà même quelques-uns », écrit-il dans la même lettre, « ont imaginé comme arme pour se faire la guerre, les uns contre les autres, la défense, on s’en doute, de l’orthodoxie, ils cachent leurs haines personnelles et font semblant de haïr dans l’intérêt de la piété ». Il est bien connu combien loin saint Basile est allé dans cette voie d’« économie dogmatique » dans sa recherche de l’unité chrétienne et du bien de l’Eglise. Pour unir toutes les forces contre l’arianisme, saint Basile évitait lui-même d’appeler Dieu le Saint-Esprit et n’exigeait pas des autres une confession explicite de sa Divinité comme condition d’acceptation dans l’Orthodoxie, mais seulement une adhésion inconditionnelle à la foi de Nicée et l’anathématisme de ceux qui affirment que le Saint-Esprit est une créature. Cette attitude réservée de saint Basile fut vivement critiquée par certains de ses contemporains. Cependant, sa rupture avec Eustathe de Sébaste qui hésitait à accepter ce minimum dogmatique, montre bien que pour saint Basile existaient des limites strictes dans cette économie théologique qu’il ne voulait jamais franchir au nom d’une paix et unité de l’Eglise qu’il désirait pourtant de toute son âme. Ainsi il écrit à saint Athanase d’Alexandrie : « Il faut s’efforcer de tout faire passer après la paix ». Ou ailleurs ; « Qu’y a-t-il de plus doux à l’oreille que le nom de la paix, ou qu’y a-t-il de plus digne d’une personne sainte et de plus agréable au Seigneur que de délibérer sur de tels sujets ? ». Saint Basile exhorte ses confrères évêques de travailler pour l’unité et la paix ecclésiastique : « Ce qu’est le bien de la paix, qu’est-il besoin de le dire à des fils de la paix? Donc, puisque cette grande chose, admirable et digne d’être recherchée avec empressement par tous ceux qui aiment le Seigneur, est en danger désormais d’être réduite à un simple nom, parce que l’iniquité s’est multipliée à cause du refroidissement que subit désormais l’amour de la plupart, je pense qu’il convient à ceux qui servent le Seigneur en toute vérité et sincérité d’avoir comme unique but de leurs efforts de ramener à l’unité les églises qui ont été divisées entre elles par tant de fractions et de tant de façons ». Et il continue : « En effet, rien n’est autant le propos du chrétien que de faire la paix ; aussi le Seigneur nous a-t-il promis pour cela une très grande récompense ». Saint Basile revient fréquemment dans ses lettres au thème de l’unité de l’Eglise et des voies qui y mènent : « En un mot », dit-il, « l’état de l’Eglise est désormais semblable… à celui d’un vieux manteau qui se déchire facilement à la moindre occasion et qui ne peut plus revenir à sa solidité première. Aussi, comme il est naturel en de telles circonstances, faut-il un grand zèle et beaucoup de vigilance pour faire un peu de bien aux églises. Mais ce bien consiste dans l’union de ce qui jusqu’alors était dispersé. Or l’union se ferait, si nous voulions nous plier à la condition des plus faibles sur les points où nous ne causons aucun préjudice aux âmes ». Et il continue, en formulant les conditions concrètes de l’union : « N’exigeons rien de plus et proposons aux frères qui veulent se joindre à nous la foi de Nicée. S’ils l’acceptent, demandons-leur encore d’admettre que l’Esprit-Saint ne doit pas être appelé créature, demandons-leur enfin que ceux qui l’appellent ainsi ne soient pas reçus dans leur communion. En dehors de ces points j’estime que nous ne devons rien rechercher. Je suis persuadé en effet, qu’avec les relations plus longues et les discussions courtoises, s’il faut que soit ajouté quelque nouvel éclaircissement, le Seigneur l’accordera, Lui qui fait coopérer toutes choses au bien de ceux qui l’aiment ». Ce texte est très important. Tout en insistant sur la nécessité d’un accord dogmatique fondamental comme condition indispensable pour une union ecclésiastique, saint Basile admet que d’autres questions moins importantes, théologiques cependant puisqu’il s’agissait de la Divinité du Saint-Esprit, peuvent être résolues après l’union par des « discussions courtoises » (τη άφιλονείκω συγγυμνασία) le temps et le fait d’être unis aidant à les résoudre (χρονιωτέρα, συνδιαγωνη).

Comme nous voyons, l’attitude de saint Basile envers les divisions chrétiennes de son temps est déterminée principalement par des raisons théologiques et spirituelles, ainsi que par des considérations du bien de l’Eglise qui est avant tout la paix et l’unité. Saint Basile ne perd pas de vue ces considérations dans sa lettre 188 à saint Amphiloque d’Iconium, mais c’est plutôt sur un terrain juridique et canonique qu’il s’y pose quand il distingue parmi les divisions ecclésiastiques l’hérésie, le schisme et les assemblées irrégulières (parasynagogues). Saint Basile y discute de la validité du baptême chez des groupements séparés de l’Eglise (Cathares et autres). « Le baptême que les anciens jugèrent qu’il fallait reconnaître valide était celui qui ne s’écartait en rien de la foi. De là ils appelèrent certaines erreurs hérésies, d’autres schismes, d’autres parasynagogues. Les hérésies groupent ceux qui sont complètement séparés et qui sont des étrangers dans la foi même ; les schismes, ceux qui se sont éloignés pour certains motifs ecclésiastiques ou pour des problèmes que l’on pouvait résoudre dans une mutuelle entente ; les parasynagogues sont les parties que forment les prêtres ou les évêques rebelles et les peuples indisciplinés. Par exemple, si qulqu’un, que l’on aurait pris en faute et que l’on aurait écarté du ministère, ne se soumettait pas aux cations, mais réclamait pour lui la première place et le ministère, et si quelques-uns s’en allaient avec lui après avoir quitté l’Eglise catholique, ce serait une parasynagogue. C’est un schisme, le désaccord au sujet de la pénitence, avec ceux de l’Eglise. Les hérésies sont des sectes, comme celles des Manichéens, des Valentiniens, des Marcionites et de ces Pépuzènes mêmes : le désaccord porte directement et précisément sur la foi en Dieu » (68). Il est intéressant de noter que saint Basile cite ici comme exemples d’hérésies les sectes les plus extrêmes et sortant même du cadre de la religion\chrétienne, comme nous l’avons déjà remarqué plus haut (p. 84). Il ne mentionne pas parmi elles l’arianisme. Notons aussi que saint Basile emploie dans ce document de caractère canonique l’expression «Eglise catholique» (ή καθολική έκκλησία) extrêmement rare, peut être unique dans ses écrits, si on exclue une citation des anathématismes du Concile de Nicée « l’Eglise catholique et apostolique anathématise ». Saint Basile dit toujours l’Eglise tout court.

Tout en affirmant que ces  groupes ont quitté l’Eglise catholique, saint Basile admet que les schismes lui appartiennent encore d’une certaine manière, de sorte que le schisme serait plutôt une scission à l’intérieur de l’Eglise. Une attitude différente envers leurs sacrements en découle : « Il a paru bon aux anciens de rejeter absolument le baptême des hérétiques et d’admettre celui des schismatiques comme de gens qui sont encore rattachés à l’Eglise ». Pour ceux des « parasynagogues », saint Basile va encore plus loin : on peut les recevoir dans leurs degrés de sacerdoce quand ils retournent à l’Eglise. « Quand à ceux, », écrit-il dans la même lettre, « qui sont dans les parasynagogues, lorsqu’ils se sont améliorés par une juste pénitence et un sérieux repentir, on doit les rattacher de nouveau à l’Eglise, si bien que souvent les personnages mêmes constitués en dignités, qui étaient partis avec les rebelles, sont admis dans le même ordre, lorsqu’il ont fait pénitence ». On peut dire cependant que l’attitude générale de saint Basile envers les ordinations schismatiques est négative en principe quoique mitigée, peut-être, pour des raisons d’utilité ecclésiastique. Saint Basile admet difficilement la validité du sacerdoce schismatique, ce qui a pour conséquence la mise en question du baptême administré par les prêtres détachés de l’Eglise. Il s’exprime ainsi à propos de tous ceux dont « la séparation avait pris naissance à la faveur d’un schisme : « Ceux qui s’étaient séparés de l’Eglise n’eurent plus la grâce du Saint-Esprit en eux : ils avaient cessé d’y avoir part, parce que la continuité avait été interrompue. En effet, ceux qui s’étaient retirés les premiers avaient reçu des pères l’ordination, et grâce à l’imposition des mains de ces pères, ils avaient le don spirituel ; mais\ ceux qui furent retranchés, devenus laïcs, n’avaient le pouvoir ni de baptiser ni d’ordonner, parce qu’ils ne pouvaient plus procurer à d’autres une grâce de l’Esprit-Saint dont ils avaient eux-mêmes été exclus. C’est pourquoi les anciens ordonnèrent que ceux de leur parti, parce qu’ils étaient baptisés par des laïcs, fussent purifiés, en venant à l’Eglise, par le vrai baptême, celui de l’Eglise. Mais puisque quelques-uns de ceux d’Asie, ayant en vue le bien d’un grand nombre de personnes (οίκονομίας ένεκα των πολλων) , ont été tout à fait d’avis qu’on admît leur baptême, qu’il soit admis ». Et un peu plus loin : « Je pense donc que, puisqu’on n’a reçu à leur sujet aucune instruction, nous devons rejeter leur baptême ; et si quelqu’un a été baptisé par eux, il doit être baptisé en entrant dans l’Eglise. Au cas où cependant cela devait être un obstacle au bien général (τη καθόλου οίκονομία) il faudrait recourir de nouveau à la coutume et suivre les pères qui ont usé de l’« oeconomie » dans nos affaires ». Il faut dire que les affirmations de saint Basile concernant les sacrements administrés en dehors de l’Eglise ne sont pas claires et même paraissent contradictoires. Ceci s’explique peut-être par le fait qu’elles sont conditionnées par trois facteurs, pas toujours faciles à réconcilier : raisons théologiques, usages des anciens et l’« oeconomie » ou le souci du bien des âmes et de l’Eglise. Les raisons théologiques avec une logique impitoyable disent que toute personne, séparée de l’Eglise, perd le don de la grâce, interrompt de ce fait la continuité et ne peut pas donner à un autre ce qu’elle ne possède pas elle-même. Donc, tous les sacrements en dehors de l’Eglise sont sans validité. Mais qui est réellement séparé de l’Eglise ? Les hérétiques évidemment. Quant aux schismatiques, saint Basile, comme nous l’avons vu, cite les opinions des « anciens » selon lesquelles les « schismatiques sont encore rattachés à l’Eglise » et par conséquent leur baptême doit être admis. Les usages des anciens, très différents d’ailleurs d’après les églises locales, jouent ici en faveur de l’oeconomie. Saint Basile lui-même paraît être partisan de la rigueur théologique, mais pour des raisons « oeconomiques » ne rejette pas l’usage des anciens. Quant aux ordinations, il n’en est question qu’à propos des personnes appartenant aux « parasynagogues » .Saint Basile paraît dire qu’elles gardent leur dignité sacerdotale dans la parasynagogue, ce qui est démontré par le fait qu’elles la récupèrent quand elles retournent dans l’Eglise, mais tant qu’elles restent dans la parasynagogue elles sont comme des laïcs et ne peuvent validement ordonner personne. Tout ceci n’est pas très clair. Une chose est cependant certaine : pour saint Basile l’Eglise est l’unique trésor de grâce sacramentale qui a sa source dans la continuité apostolique. Quoiqu’il soit, l’Eglise n’est pas obligée de régler sa pratique sur celle des schismatiques. Si ces derniers reconnaissent nos sacrements, ceci ne nous oblige pas de reconnaître les leurs, puisqu’il n’y a aucune comparaison entre l’Eglise et le schisme. « Si les Encratites », écrit saint Basile, « reconnaissent notre baptême, cela ne doit pas nous émouvoir. En effet, nous ne sommes pas tenus de leur rendre la politesse, mais de nous plier à l’exacte observance des canons ».

Comme nous l’avons déjà vu maintes fois, l’unité était pour saint Basile un signe essentiel de l’Eglise. Cette unité on peut la comprendre d’abord comme unité dans le sens qu’il n’existe qu’une seule vraie Eglise du Seigneur. « Il n’y a qu’un seul parvis de Dieu où Il doit être adoré et ce parvis est l’Eglise », dit saint Basile dans un texte déjà cité. C’est aussi l’unité de l’Eglise, répandue dans l’univers entier et manifestée par les églises locales : « Un seul peuple tous ceux qui espèrent dans le Christ, et une seule Eglise ceux qui appartiennent au Christ, bien qu’on l’appelle par des noms de lieu différents ». Cette unité de l’Eglise universelle s’exprime par l’unité de la foi et des sacrements, dans le temps ainsi que dans l’espace. « Nous n’avons pas une foi à Séleucie », écrit saint Basile, «une autre à Constantinople, une autre à Zèle, une autre à Lampsaque, une autre pour Rome ; et celle qui circule maintenant n’est pas différente des précédentes, mais c’est une seule et même foi. Nous sommes baptisés selon la formule que nous avons reçue du Seigneur, nous croyons comme nous sommes baptisés, et nous glorifions Dieu comme nous croyons ». Et saint Basile continue : « Tenez-vous fermes dans la foi, jetez les yeux tout autour de vous sur la terre, et constatez qu’elle est petite, cette partie qui est malade. Tout le reste de l’Eglise, qui d’une extrémité du monde à l’autre a reçu l’Evangile) est dans cette doctrine saine et sans déviation que nous défendons». Cependant, ce n’est ni l’universalité géographique, ni la multitude de ses membres qui sont les signes de la vraie Eglise, mais sa fidélité à la foi orthodoxe, car les vrais chrétiens sont peu nombreux et souvent persécutés. « Sachez que c’est en vous », écrit saint Basile aux moines persécutés par les ariens, « que doit être sauvé ce reste de la piété que le Seigneur à sa venue trouvera sur la terre. Si des évêques ont été chassés de leurs églises, cela ne doit pas vous troubler. S’il s’est levé des traîtres parmi les clercs mêmes, cela non plus ne doit pas ébranler votre confiance en Dieu. Ce ne sont pas les noms qui nous sauvent, mais les intentions et le véritable amour pour notre Créateur… Ce n’est pas le grand nombre qui est sauvé, mais les élus de Dieu. Aussi ne soyez jamais effrayés par une masse populaire qui, comme les eaux de la mer, se laisse porter par les vents dans toutes les directions. Dût-il en avoir qu’un seul de sauvé, comme Lot à Sodome, celui-là devrait rester dans le droit jugement avec une immuable espérance dans le Christ, parce que le Seigneur n’abandonnera pas ses saints ».

Après la foi, l’épiscopat dans son ensemble constitue pour saint Basile l’expression la plus marquante de l’unité de l’Eglise. Des évêques peuvent, sans doute, tomber dans l’erreur et même trahir l’Orthodoxie, mais dans leur ensemble ils expriment la foi de l’Eglise. Voilà pourquoi la communion avec l’épiscopat est un signe d’appartenance à l’Eglise. Ainsi, dans sa lettre aux habitants de Néocésarée, après avoir remarqué qu’« il serait plus juste de juger notre conduite non d’après un ou deux seulement de ceux qui ne suivent pas le droit chemin de la vérité, mais d’après la foule des évêques qui sur toute la terre nous sont unis par la grâce du Seigneur », saint Basile mentionne plusieurs d’entre eux appartenant à des régions très différentes et ajoute: «tous nous envoient des lettres, et en retour en reçoivent de nous. Par celles de ces lettres qui sont apportées de chez eux vous pouvez comprendre, et par celles qui leur sont envoyées d’ici en réponse vous pouvez apprendre que nous sommes tous unis par les mêmes sentiments et inspirés par la même pensée. C’est pourquoi celui qui fuit notre communion, que votre conscience ne s’illusionne pas, se sépare de toute l’Eglise ». Notons ici que l’échange de lettres entre les évêques est considéré par saint Basile comme un signe de leur unité dans la foi. Les conciles d’évêques, réunis dans un esprit de concorde et de vérité, le sont encore davantage. Leurs décisions sont inspirées par le Saint-Esprit. Tel, par exemple, le Concile de Nicée. Il faut « que vous sachiez », écrit saint Basile, « que trois cents dix-huit pères, qui se réunissaient sans esprit de querelle, n’ont pas parlé sans l’action du Saint-Esprit ». Remarquons d’ailleurs la prudence de cette affirmation. On ne pourra pas en général trouver chez saint Basile une théologie conciliaire développée. Ce qu’il reconnaît, c’est le Concile de Nicée et la foi qu’il a formulée. C’est le seul Concile qui ait pour lui une autorité. C’est à l’ensemble de l’épiscopat et à sa foi commune qu’il se réfère généralement. Néanmoins, c’est seulement d’un concile général où seraient rassemblés en grand nombre les évêques d’Orient et d’Occident que saint Basile attend la solution définitive et la guérison de toutes les divisions et déviations de la foi dont souffrait l’Eglise de son temps. Il faisait tout ce qui dépendait de lui pour rendre possible et accélérer la convocation d’un pareil Concile, comme nous le verrons plus tard lorsque nous traiterons des relations de saint Basile avec Rome.

Saint Basile distinguait cependant dans cet épiscopat, qui dans son ensemble représentait et dirigeait l’Eglise, certains sièges épiscopaux et certaines personnalités ecclésiastiques comme ayant une influence et une autorité morale particulière dans la vie de l’Eglise universelle. La correspondance de saint Basile et ses attitudes personnelles le démontrent clairement. Parmi ces sièges et ces personnalités ayant une influence particulière, c’est Alexandrie et son archevêque saint Athanase le Grand qu’il faut mentionner d’abord. Saint Basile ne se lasse pas de répéter ses expressions d’amour et de vénération pour le vieil archevêque d’Alexandrie. Il souligne maintes fois son importance dans la vie de l’Eglise. Saint Athanase a reçu de Dieu la charge non seulement de son diocèse, comme les autres évêques, mais de l’Eglise entière : « Les autres (évêques), pour la plupart, se contentent de considérer chacun ce qui le concerne, mais pour toi cela n’est pas suffisant, et tu as pour toutes les églises un souci aussi grand que pour celle qui t’a été confiée spécialement par notre commun Maître ». Pour saint Basile Athanase est la sommité qui domine tous : « Nous avons pensé », lui écrit saint Basile, « que nous donnerions aux négociations un début très approprié, si nous avions recours à ta perfection comme à une sommité (κορυφήν) qui domine le problème tout entier, et si nous nous servions de toi comme de conseiller et de guide pour ce que nous avons à faire». — «Nous estimons convenable », écrit-il dans une autre lettre à saint Athanase, « que la plus grande part de la sollicitude pour les églises revienne à ta sagesse ». Ou encore : « Plus s’aggravent les maladies dont souffrent les églises, plus nous nous tournons tous vers ta perfection, parce que nous croyons que ton patronage est l’unique consolation qui nous reste dans nos malheurs. Par la puissance de tes prières comme par ton habilité à suggérer les meilleures solutions dans les difficultés, tu peux nous sauver de cette terrible tempête : c’est ce que croient avec une égale conviction tous ceux qui connaissent tant soit peu, par ouï-dire ou par expérience, ta perfection. Aussi ne cesse pas de prier pour nos âmes et de les exciter par tes lettres ». Comme on voit, saint Basile était persuadé que sa conviction sur le rôle de saint Athanase dans l’Eglise était partagée par tous. Saint Athanase est « le médecin réservé par notre Seigneur pour les maladies dont souffrent les églises ». Il est « notre très vénérable Père, l’évêque ». Il est le pilote qui, aidé par Dieu, gouverne la nef de l’Eglise : « Quel est le pilote », se demande-t-il, « à la hauteur des circonstances ? Qui est assez digne de confiance pour réveiller le Seigneur, afin qu’il commande au vent et à la mer ? Quel autre que celui qui dès son enfance a pris part aux combats pour la piété ». C’est de lui que doit venir toute initiative dans les affaires ecclésiastiques. L’attitude qu’on a envers saint Athanase est pour saint Basile un critère d’Orthodoxie. « Le fait d’avoir montré du zèle pour le bienheureux Athanase », écrit saint Basile au moine et prêtre Ascholios, « est bien une preuve très claire qu’on a des idées saines sur les questions les plus importantes ». Evidemment, ce rôle central dans la vie de l’Eglise que saint Basile reconnaissait à saint Athanase, s’explique bien davantage par l’estime et l’amour de saint Basile pour ce champion de l’Orthodoxie que par le fait qu’il occupait le siège épiscopal d’Alexandrie. Néanmoins, l’importance de ce siège rehaussait le prestige et l’autorité de celui qui l’occupait. On peut le voir du fait que saint Basile reconnaissait le même devoir de sollicitude pour les églises, qu’avait saint Athanase, à son successeur, Pierre d’Alexandrie, qu’il n’estimait pourtant pas du tout. « Tu m’as adressé des reproches justifiés », lui écrit saint Basile, « et dignes d’un frère spirituel instruit par le Seigneur dans la vraie charité, parce que nous ne te faisons pas connaître tout ce qui se fait ici, que ce soit négligeable ou important. Il t’appartient de te préoccuper de ce qui nous arrive, et à nous de rapporter à ton amour ce qui nous concerne ». C’est presqu’une reconnaissance du devoir de l’archevêque d’Alexandrie de s’intéresser aux choses de l’église de Césarée et du devoir de l’archevêque de Cesarée d’en informer Alexandrie. Il ne s’agit pas, cependant, comme le montre le texte, d’une obligation juridique et d’un droit d’intervention, mais d’une expression d’amour fraternel. Notons encore que l’archevêque d’Alexandrie était le seul dignitaire ecclésiastique à qui saint Basile donne le titre de pape. Par exemple : « Le bienheureux pape Athanase », comme il écrit dans une de ses lettres.

Un autre siège de première importance dans l’Eglise était pour saint Basile celui d’Antioche. On pourrait, évidemment, expliquer cette attitude de saint Basile envers Antioche par le fait que ce siège était occupé par son ami, saint Mélèce, qu’il estimait beaucoup. En réalité, c’était plutôt le contraire : saint Basile insistait tant sur le maintien de saint Mélèce à Antioche parce que ce siège avait une position si importante dans l’Eglise. C’était pour lui la tête dont dépendait la santé de tout le corps. « Que tu dois, écrit-il à saint Athanase, à la façon des plus sages médecins, commencer par soigner les parties vitales, tu le sais toi-même mieux que personne. Or que pourrait-il y avoir pour les églises de toute la terre de plus vital qu’Antioche ? S’il lui arrivait de revenir à la concorde, rien ne l’empêcherait, comme une tête (κεφαλήν) qui a repris sa force, de communiquer sa santé à tout le corps ». Saint Basile remarque aussi que l’Eglise d’Antioche « court le danger d’être particulièrement exposée aux machinations de l’ennemi, qui lui en veut parce que ses membres sont les premiers à qui l’on ait donné le nom de chrétiens ». L’origine apostolique du siège d’Antioche avait donc de l’importance pour saint Basile, sans mettre aucunement cette église à l’abri des dangers. On pourrait citer encore beaucoup de témoignages de saint Basile sur l’importance qu’il attribue à tel ou tel siège épiscopal (par exemple à Néocésarée  parce que la succession de ses évêques remontait à saint Grégoire le Thaumaturge, mais pour n’être pas trop long, tournons-nous directement vers l’attitude de saint Basile envers les évêques de l’Occident et l’évêque de Rome en particulier.

Sans entrer dans les détails historiques on pourrait dire que l’attitude générale de saint Basile envers l’Occident était déterminée par le sens aigu qui lui était propre de l’unité de l’Eglise qu’elle soit en Orient ou en Occident. En même temps, connaissant bien par expérience la situation en Orient, il doutait fort que les églises d’Orient, déchirées qu’elles étaient par l’hérésie arienne et les schismes et opprimées par le pouvoir impérial, hostile à l’Orthodoxie, pouvaient par leurs propres forces vaincre les hérésies et rétablir leur unité. Il croyait que les églises d’Occident, unies entre elles et préservées d’hérésies, pouvaient aider efficacement les églises orientales à se libérer des maux qui les affligeaient. Saint Basile désirait ardemment une pareille aide fraternelle occidentale et faisait tout ce qui dépendait de lui pour l’obtenir, sans sacrifier cependant la foi qu’il confessait, la vérité canonique et les traditions ecclésiastiques de l’Orient chrétien.

« Je le sais », écrit-il à saint Athanase, « moi aussi, depuis longtemps, dans la mesure permise par la faible intelligence que j’ai des choses, et je l’ai compris : il n’y a qu’une voie de secours pour nos églises, c’est que les évêques d’Occident consentent à s’entendre avec nous. S’ils voulaient montrer pour ceux qui résident dans les parties de la terre que nous habitons le zèle qu’ils déployèrent pour un ou deux occidentaux convaincus d’opinions perverses, peut-être en reviendrait-il quelque avantage au bien commun, car les hommes au pouvoir redouteraient l’autorité du nombre, et partout les peuples les suivraient sans conteste ». Et il implore saint Athanase : « De la sainte église que tu gouvernes envoie quelques hommes puissants dans la sainte doctrine vers les évêques d’Occident ; expose-leur les malheurs qui nous pressent ; suggère-leur la manière de nous secourir ». Comme nous voyons, c’est aux évêques occidentaux que saint Basile s’adresse, c’est leur nombre, unité et zèle pour la foi qui l’impressionnent. Cette aide occidentale était d’ailleurs considérée par saint Basile comme le payement d’une dette parce que c’est en Orient que la foi chrétienne est née et c’est de là qu’elle se répandit en Occident. « Il sera nécessaire », écrit-il à Valérien, évêque d’Illyrie, « que par vous la foi soit renouvelée en Orient, et que vous assuriez à celui-ci en temps utile le retour des biens que vous en avez reçus ». Le grand nombre des évêques occidentaux qui pourraient participer à un concile, rassemblé en Orient, était pour saint Basile d’une grande importance. « On a besoin de la présence d’un plus grand nombre de frères », écrit saint Basile aux évêques italiens et gaulois, « pour que le concile soit complète par ceux qui les auront envoyés, mais aussi à cause de leur nombre à eux-mêmes, ils auront l’autorité suffisante pour un redressement ». C’est donc d’un concile œcuménique avec une participation massive des évêques occidentaux que saint Basile attendait le salut de la foi. Cette participation massive des évêques occidentaux paraissait être pour saint Basile d’autant plus importante que par le fait même qu’ils étaient venus de loin, on ne pouvait pas facilement les soupçonner de partialité. « Notre parole est suspecte à la plupart des gens », écrit saint Basile aux évêques occidentaux, «parce qu’on nous soupçonne d’avoir adopté à leur égard, à cause de certaines rivalités personnelles, l’attitude d’une âme aux sentiments mesquins. Vous, au contraire, vous avez d’autant plus d’autorité auprès des peuples, que vous vous trouvez établis plus loin de ces hommes… Si de plus vous êtes nombreux à prendre en même temps d’un commun accord les mêmes décisions, il est évident que le grand nombre de ceux qui auront décidé disposera tout le monde à accepter  sans discussion les décisions prises ». C’est de nouveau une participation massive au concile des évêques occidentaux qui devait selon saint Basile assurer le triomphe de l’Orthodoxie.

Les nombreuses lettres où saint Basile implore l’aide de l’Occident sont adressées ou bien aux évêques occidentaux en général ou bien aux évêques occidentaux de certaines régions, comme l’Italie ou la Gaule ou bien à certains évêques occidentaux, comme saint Ambroise de Milan ou Valérien d’Illyrie, chez qui saint Basile croyait trouver un appui, ou bien enfin à certaines personnes orientales, comme saint Athanase, qui pouvaient influencer les occidentaux. Il n’existe dans toute la correspondance de saint Basile qu’une seule lettre, la 70e, écrite en 371, où il s’adresse directement à l’évêque de Rome, le pape Damase, qui d’ailleurs n’a jamais répondu à cette lettre. Ceci nous amène à parler de l’attitude de saint Basile envers le siège épiscopal de Rome et la primauté romaine en général.

Notons d’abord que les passages de saint Basile sur l’apôtre Pierre, examinés plus haut, quelle que soit leur signification théologique, ne peuvent pas nous être d’une grande utilité pour comprendre son attitude envers Rome, puisque dans ses écrits on ne peut trouver aucune connexion entre l’apôtre Pierre et les évêques de Rome. Jamais il ne parle de Rome comme du siège de saint Pierre ni de ses évêques, comme de ses successeurs. Il n’emploie pas non plus l’expression «le siège apostolique» pour  désigner l’évêché de Rome, ni le mot « pape » pour désigner son évêque. Corne nous l’avons vu, c’est à l’archevêque d’Alexandrie que saint Basile réserve ce titre. Les relations avec Rome occupent cependant une place importante dans sa correspondance, malgré le fait qu’il n’ait écrit qu’une seule fois au pape Damase. Dans cette lettre fraternelle, digne et respectueuse, saint Basile demande au pape de renouer les vieux liens d’amour qui réunissaient jadis l’Orient et l’Occident et d’aider les églises d’Orient dans leurs difficultés présentes. « Renouveler les lois de l’ancien amour et ramener à sa perfection la paix des pères », écrit saint Basile, « ce don céleste et salutaire du Christ, qui s’est flétri avec le temps, cela nous paraît nécessaire et utile, et paraîtra doux aussi, je le sais bien, à ton cœur qui aime le Christ. Que pourrait-il, en effet, y avoir de plus agréable que de voir ceux qui sont séparés par une telle étendue de pays rattachés dans le corps du Christ en une seule harmonie de membres par l’union qu’opère l’amour?». Saint Basile insiste que cette aide mutuelle entre les églises est un usage ancien universel, mais particulièrement propre à l’église de Rome. « Au reste », dit-il, « nous ne demandons absolument rien de nouveau, mais seulement ce qui était habituel chez tous les anciens bienheureux et amis de Dieu, et particulièrement chez vous». Et après avoir cité des exemples historiques de l’aide de Rome aux églises d’Orient (envoi de lettres de consolation et de l’argent à l’église de Cappadoce pendant une invasion des barbares, etc.), saint Basile termine sa lettre par cet appel pathétique : « Or actuellement nos affaires sont dans un état plus critique et plus triste, et exigent une plus grande sollicitude. Ce n’est pas la ruine de demeures terrestres, mais la prise des églises que nous pleurons ; ce n’est pas l’esclavage des corps, mais la capture des âmes que nous voyons s’opérer chaque jour par ceux qui combattent pour l’hérésie. C’est pourquoi, si vous ne vous levez dès maintenant pour nous porter secours, bientôt vous ne trouverez personne à qui tendre la main, parce que tous seront tombés au pouvoir de l’hérésie ». Comme on voit, saint Basile considérait le secours de Rome nécessaire pour sauver de l’hérésie les églises en Orient. Et il désirait ardemment ce secours. Les exemples historiques qu’il cite montrent cependant qu’il comprenait ce secours plutôt comme une aide fraternelle, inspirée par l’amour, que comme une intervention ecclésiastique fondée sur un droit. D’ailleurs, ce devoir d’aide fraternelle, bien que particulier à l’église de Rome, était d’après lui, un trait commun à toutes les églises. En tout cas, c’est comme à un confrère et non à un chef, qu’il s’adresse à l’évêque de Rome. Jamais il n’invoque les prérogatives particulières du siège de Rome ni la position spéciale de son évêque dans l’Eglise pour justifier sa demande de secours. Et pourtant à cette époque ces prétentions romaines commençaient déjà à être bien connues en Orient. C’est à l’Occident entier que saint Basile s’adresse en réalité par l’entremise de l’évêque de Rome. Peut-être est-ce en vue de tout ceci que le pape Damase n’a jamais répondu à cette lettre.

Dans sa lettre 69 à saint Athanase d’Alexandrie saint Basile traite avec plus de détail du pouvoir des évêques de Rome. Il s’y agit de nouveau de la question d’envoyer au plus vite en Orient une délégation épiscopale occidentale pour y soutenir l’Orthodoxie et l’ordre canonique. « Il nous a paru opportun », écrit saint Basile, « d’écrire à l’évêque de Rome pour lui demander d’examiner notre situation et de donner son avis (γνώμην). Puisqu’il serait difficile  de faire envoyer des gens de là-bas, après une décision commune et conciliaire, qu’il décide lui-même par sa propre autorité de cette affaire (αύθεντησαι περί τό πραγμα) en choisissant des hommes capables de supporter les fatigues du voyage, capables aussi par leur douceur et leur fermeté de caractère de reprendre les pervers de chez nous ». Comme on voit, saint Basile considérait qu’il serait plus normal qu’une délégation des évêques occidentaux soit élue par un concile occidental, mais puisqu’il semblait difficile de réunir vite un pareil concile et que les affaires pressaient, l’évêque de Rome pourrait lui-même décider dans cette question et choisir les délégués par sa propre autorité. Saint Basile reconnaissait donc que l’évêque de Rome avait des pouvoirs particuliers et une autorité envers ses évêques, en Occident évidemment puisqu’il s’agissait de remplacer un concile occidental et d’envoyer une délégation occidentale. Saint Basile ne donne aucun fondement théologique à cette autorité spéciale de l’évêque de Rome en Occident. On peut supposer que pour lui c’était simplement un fait historique. Naturellement, ces évêques occidentaux devaient participer activement aux travaux d’un concile général, réuni en Orient, bien que leur autorité à ce concile paraît dépendre plutôt de leurs capacités personnelles (douceur et fermeté) que du fait de représenter Rome ou l’Occident.

En tout cas, le fait d’être en communion avec Rome n’avait pas d’importance décisive pour saint Basile. Elle n’était pas nécessaire pour appartenir à l’Eglise et être orthodoxe. C’est le fait d’être en communion avec l’ensemble de l’épiscopat qui était important pour saint Basile. Rome n’était pour lui qu’une des églises, parmi les plus importantes évidemment, mais pas l’unique ou ayant une place à part. Ainsi dans la lettre 251 que nous avons déjà citée, saint Basile énumère les églises où la même foi est prêchée — Séleucie, Constantinople, Zela, Lampsaque, Rome, en plaçant Rome parmi les autres à la cinquième place et sans lui attribuer une importance particulière. L’attitude de saint Basile apparaît encore plus clairement dans sa lettre 214 au compte Térence à propos du schisme d’Antioche. Saint Basile « a entendu dire que les frères de la faction (συντάξεως) de Paulin… font circuler une lettre des Occidentaux qui leur confie l’épiscopat de l’église d’Antioche et qui frustre l’évêque le plus admirable de la véritable Eglise de Dieu, Mélèce ». Saint Basile explique ceci par l’ignorance et le parti pris des occidentaux. Tout en exprimant son désir de paix et d’union, il dit ouvertement le peu d’importance qu’ont pour lui les lettres de Rome quand elles sont contraires à la vérité et à la justice. Il écrit : « Cependant, comme nous n’accusons personne, et que nous souhaitons garder la charité envers tous et surtout envers nos proches dans la foi, nous félicitons ceux qui ont reçu la lettre de Rome. Et si elle contient en leur faveur quelque auguste témoignage, nous souhations qu’il soit vrai et confirmé par les œuvres mêmes. Ce n’est cependant pas une raison pour que nous puissions jamais nous persuader soit d’ignorer Mélèce, soit d’oublier l’église qu’il gouverne, soit de regarder comme peu importantes les questions au sujet desquelles, dès le début, s’est produit le désaccord, et de croire qu’elles ont peu d’intérêt pour le but de la piété. Pour ma part, bien loin de jamais consentir à céder parce qu’un tel s’enorgueillit d’une lettre qu’il a reçu des hommes, je ne puis considérer comme quelqu’un qui participe à la communion des saints celui qui ne suit pas la saine doctrine de la foi, même si la lettre est venue des cieux ». Pour saint Basile donc « les lettres de Rome » (τά άπό ‘Ρώμης γράμματα) ne sont que des « lettres des hommes ». Il ne se voit aucunement obligé de les suivre dans des questions dogmatiques ou canoniques, Le plus important, — ce ne sont pas les lettres de Rome qui nous font, selon saint Basile, participer à la communion des saints, mais la « saine doctrine de la foi ».

L’attitude de saint Basile dans les événements ecclésiastiques de son temps montre encore mieux que ses écrits que Rome n’était pas pour lui l’autorité suprême dans les questions de doctrine ou d’ordre ecclésiastique. Son refus de signer la confession de foi ne distinguant pas entre ousia et hypostase que Damase lui avait envoyée et dont il faisait la condition de sa communion avec saint Basile  ; son refus de reconnaître Paulin comme évêque d’Antioche et de renoncer à Mélèce malgré le fait que Rome reconnaissait Paulin et considérait Mélèce comme schismatique et même hérétique ; enfin le fait qu’il évitait, comme nous l’avons vu, de s’adresser à l’évêque de Rome, Damase, et préférait écrire à l’ensemble des évêques d’Occident, tout ceci montre que pour saint Basile Rome ne possédait pas d’autorité incontestable et universelle.

Néanmoins, l’attitude de saint Basile envers Rome n’était pas purement négative. Il croyait que l’Occident pouvait être d’une grande utilité pour les églises orientales. Il considérait son aide fraternelle très désirable pourvu seulement qu’elle soit donnée en connaissance de choses orientales et avec un esprit d’humilité et de compréhension. Ce n’était pas le cas pour le pape Damase, Pour saint Basile c’était « un personnage orgueilleux et hautain, dont le siège est placé à je ne sais quelle hauteur, et qui pour cette raison ne peut entendre ceux qui, de la terre, lui disent la vérité ». Dans une autre lettre saint Basile non seulement accuse Damase de superbe et d’ignorance personnelles, mais, en élargissant son réquisitoire, affirme que les évêques de Rome favorisent et soutiennent en Orient les hérétiques. Il écrit que toute tentative d’entrer en relations avec Damase serait inutile « parce que c’est un homme arrogant (άγήνωρ). Réellement, en effet, les caractères hautains se surpassent d’habitude en mépris quand on les entoure de prévenances. Et cependant, si le Seigneur nous est favorable, de quelle autre assistance pouvons-nous avoir besoin ? Mais si la colère de Dieu persiste, quel secours peut nous apporter l’orgueil de l’Occident (της δυτικης όφρύος) ? Ces gens-là ne savent pas la vérité, ne supportent pas de l’apprendre;, mais, gagnés d’avance par de faux soupçons, ils font maintenant ce qu’ils avaient fait auparavant pour Marcel : ils étaient entrés en lutte avec ceux qui leur faisaient connaître la vérité et confirmaient par leur soutien l’hérésie. Je voulais, à titre personnel et non sous forme de lettre collective, écrire à leur coryphée (κορυφαίω). Je n’aurais rien dit des affaires ecclésiastiques, sinon juste ce qu’il fallait pour leur faire comprendre à mots couverts qu’ils ne savent pas la vérité sur ce qui se passe chez nous, et qu’ils ne prennent pas le chemin qui leur permettrait de l’apprendre ; mais j’aurais fait remarquer d’une manière générale qu’on ne doit pas s’attaquer aux hommes qui ont été humiliés par les épreuves, ni confondre la dignité avec l’orgueil, péché qui, à lui seul, suffit à créer de l’inimitié contre Dieu ». Evidemment, on sent dans cette lettre pas mal l’amertume personnelle qu’éprouvait saint Basile de voir tous ses efforts en vue de l’unité de l’Eglise échouer à cause de l’attitude de Damase. Elle montre néanmoins que pour saint Basile les évêques de Rome pouvaient faire des erreurs en matière dogmatique et qu’ils ne distinguaient souvent pas entre l’Orthodoxie et l’hérésie. Ils la favorisaient même fréquemment.

Telles nous apparaît être dans ses lignes générales l’ecclésiologie de saint Basile le Grand. Certainement, beaucoup de changements se sont produits depuis ce temps dans le monde. Nous vivons à une époque qu’on appelle généralement œcuménique, quand les chrétiens de différentes confessions tachent de surpasser leur division au nom de la paix et de l’unité chrétienne. Nous ne pouvons que nous réjouir et remercier Dieu pour une telle attitude. Néanmoins nous pensons que les positions essentielles de l’ecclésiologie de saint Basile, ainsi que ses réactions existentielles envers les événements ecclésiastiques, conservent toute leur importance même après les seize siècles qui se sont écoulés depuis son temps. Tout ce qu’écrit saint Basile est extrêmement actuel : la lutte entre la vérité et les erreurs doctrinales, les hérésies et les schismes ecclésiastiques, les efforts vers la paix et l’unité de l’Eglise et les voies qui y mènent et, enfin et avant tout, les relations entre l’Orient et l’Occident chrétiens, entre l’Orthodoxie et Rome, tout ceci nous le rencontrons et nous vivons dans notre vie chrétienne de chaque jour, si seulement nous la vivons dans sa plénitude. Un esprit pacifique et humble, la distinction entre ce qui est essentiel et secondaire dans les questions de la foi et purement humain afin d’arriver à une paix ecclésiale et à l’unité chrétienne, mais en même temps une ferme défense de l’Orthodoxie et un rejet de tout compromis dans les questions essentielles de la foi et de la structure canonique de l’Eglise, voilà ce que nous enseigne saint Basile le Grand par ses actions et ses paroles. Ses pensées sur l’Eglise et son activité ecclésiale doivent nous i servir de guide à notre époque « œcuménique ».