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Discours du métropolite ā l’occasion de 90eme anniversaire de l’autonomie de l’EAÕK

AUTONOMIE DE L’EGLISE ORTHODOXE d’ESTONIE : 90e anniversaire

Votre toute Sainteté, Eminences,
Excellences,
Révérends Pères, Mesdames et Messieurs,

Après tant d’évènements si chargés en émotions, il eut été sans doute plus sage de faire en cet instant usage de ce sage proverbe français qui dit : « la parole est d’argent mais le silence est d’or ».

Parole ou silence ?… Quel terrible dilemme en cette soirée si solennelle. Du moins pour la raison. Car le cœur, lui, sait par quel chemin il doit encore passer pour ajouter une dernière touche, aussi modeste soit-elle, à la grande fresque de cette journée du 90e anniversaire, illuminée par la brillance de votre présence parmi nous, très Saint Père.

Quatre-vingt dix ans d’autonomie, au cours desquels ont alternés les joies et les peines, les rires et les larmes, les succès et les échecs. J’oserai dire, quatre-vingt dix années non pas seulement « bernées d’espoirs, écrasées de déception, jetées dans la violence démesurée, la mort et l’enfer mais aussi et plus que tout, marquées par le passage de Dieu lui-même dans une Histoire, j’entends par là le passage de Dieu dans notre propre Histoire. De 1923 à 1996, ce passage a fini par anéantir, étape par étape, toutes les fausses certitudes habituelles que génèrent, dans le temps et l’espace, les moments les plus tragiques, pour que ressurgisse, alors que l’on s’y attendait le moins, l’instant, en réalité permanent, de la résurrection (1) » .

Il est vrai que lorsque l’Estonie recouvra son indépendance en 1991, ce qui faisait encore « le petit reste » de notre Eglise devait se sentir comme plongé dans le vide. La vraie, l’unique question était de savoir ce qu’il en était encore de l’EAÔK dans la mémoire de notre Peuple ? Pour être honnête, très peu de choses. Peut-être même rien. Et pourtant !… C’était aussi faire peu de cas de la prière de nos martyrs et des terribles rançons morales et physiques qui leur ont été imposées pour que notre Eglise ne disparaisse pas à jamais.

La prière des martyrs, alliée à celle de toute l’Eglise, n’est pas que refuge. Elle est surtout action, une action réelle qui laisse passer Dieu dans une histoire dont on déchire le couvercle de mort. Au final, elle nous a arraché à l’angoisse et à la solitude. Enfant perdu dans les dédales de l’Histoire et désormais retrouvé, notre Eglise a redécouvert que sa vraie liberté et sa vraie joie sont en Dieu et en Dieu seul. Voilà ce que nous ont assuré et nous assurent les intercessions incessantes de notre Saint et vénérable Hiérarque Platon et de tous ses compagnons, nos nouveaux martyrs du 20ème siècle.

« Le grand jour s’est finalement levé. Les temps durs et sombres des épreuves qui nous ont affligés, en même temps qu’unis, dans notre travail de création commun sont révolus. La paix et l’amour aident maintenant à nouer ce qui avait été défait auparavant. Cheminez en bon ordre, entretenez la paix fraternelle sans jamais oublier ce que ce grand jour exigera de vous. Laissez-le se répandre sur la surface pure de l’Estonie où, en dépit de toutes les épreuves, vous avez travaillé avec tant de ténacité et d’enthousiasme à la consolidation de votre Eglise. »

Ces paroles prophétiques de Platon, écrites le 12 novembre 1918 pour tous les fidèles orthodoxes d’Estonie, seraient restées lettre morte sans la proclamation de notre Autonomie le 7 juillet 1923 par Sa Sainteté le Patriarche Œcuménique de Constantinople Meletios IV et son Saint Synode. « Il revient en effet au Patriarche Œcuménique de Constantinople – ici je rappelle vos propres propos, très Saint Père – de coordonner et de manifester l’unité des Eglises orthodoxes locales tout comme aussi certains privilèges spirituels ou de suppléance chaque fois que les autres Eglises locales orthodoxes n’ont pas la capacité de choisir ou de mettre en place leur propres organes ecclésiastiques pour cause de persécutions, de manque de personnes adéquates ou encore pour d’autres raisons (2) ».

En ce qui nous concerne, c’était bien le cas d’une part après la révolution bolchévique d’octobre 1917, où les Orthodoxes d’Estonie ne pouvaient plus communiquer avec l’Eglise de Russie et d’autre part après la signature du Traité de Tartu qui faisait de l’Estonie un état indépendant, ce qui impliquait l’organisation d’une Eglise locale avec sa culture propre, autrement dit ce qui impliquait la nécessité de mettre en place une œuvre d’Eglise avec tout ce que cela signifiait de création nouvelle.

Durant une bonne vingtaine d’années après l’octroi de son autonomie, notre Eglise, avec ses 158 paroisses, ses 156 clercs et ses 210.000 fidèles orthodoxes fit des progrès rapides, montrant par là qu’elle était en phase de réussir sa pleine intégration cultuelle et culturelle au sein de la société estonienne.

Et puis vint la guerre ! Selon l’historien Jean-Pierre Minaudier, « la seconde guerre mondiale a été un drame pour l’Estonie : elle y a perdu son indépendance, a été ravagée de fond en comble et la saignée a été telle que la nation estonienne n’a jamais retrouvé les effectifs de 1939 (3) ». Le joug communiste aura duré quarante-sept ans contre trois pour l’occupation allemande, 90% des victimes l’ayant été des communistes et 10% des nazis. Mais c’est la même indignité, la même négation de l’Homme.

Malgré les exils de 1944, malgré la dissolution brutale et anti-canonique de notre Eglise en 1945, aucune force ne parvint par la suite ni à nous briser ni à nous éradiquer. J’en veux pour preuve le fait qu’en 1978, suite à l’intervention de l’Eglise de Russie pour que le Patriarcat Œcuménique de Constantinople supprime notre Tomos d’Autonomie de 1923, ce dernier ne fit seulement que le suspendre à cause de la situation politique locale et ce, uniquement pour les Orthodoxes qui restaient à l’intérieur des frontières de l’Estonie et en aucun cas pour ceux qui avaient émigré en pays d’exil. En agissant ainsi, le Trône Œcuménique se réservait le droit pour le futur de demeurer un recours pour notre Eglise, qui se trouvait être en situation exceptionnelle et dangereuse, en même temps qu’il montrait sa détermination de participer à la douleur de notre peuple alors victime d’un régime totalitaire d’occupation.

L’exil du Métropolite Alexandre en Suède avec 22 prêtres et 8.000 fidèles et la suspension et non pas la suppression du Tomos en 1978 eurent pour mérite de sauvegarder la continuité historique de notre Eglise et d’ouvrir la voie canonique à la réactivation de notre Autonomie en 1996.

Sainteté,

Vous disiez tout récemment à vos propres Jeunes de Constantinople réunis en camp de vacances à l’île de Proti en face d’Istanbul, qu’ « au bout du compte le droit finit par triompher », que « ce qui est injuste n’est pas béni » ; que « la vérité l’emporte toujours ». Telle est pour nous aussi la leçon de cette soirée »…

Toutefois un long chemin nous attend encore. Un chemin qui passe par « la porte étroite » (Matthieu 7, 13-18). Cette porte, nous dit Jésus, la porte de la Foi, est vraiment étroite. Peu nombreux sans doute seront ceux qui tenteront de la franchir. C’est à ce petit nombre pourtant que le Christ demande d’être la lumière du monde et le sel de la terre. Nous aussi nous faisons partie de ce petit reste que mentionne avec tant d’émotion l’Ecriture Sainte. Notre Eglise, après avoir été dépouillée à l’extrême par les épreuves du siècle passé, au point de devenir pauvre pour Dieu dans la fragilité évangélique, se doit présentement de bannir tout orgueil confessionnel et de donner le témoignage d’une Eglise humble et servante, qui aspire plus que tout à rayonner de cette lumière que seules la gratuité et l’abnégation de l’Evangile du Christ peuvent éclairer, expliciter et justifier pour la vie du monde.

A ceux donc d’entre nous qui pourraient être inquiétés par toutes les épreuves et les difficultés à venir, à ceux aussi qui, au sein du monde orthodoxe, se disent convaincus de la « soi-disant précarité » de notre survie ecclésiastique, sans doute pour justifier leurs hésitations à notre égard, Jésus fournit la réponse : « C’est moi qui suis la Porte. Celui qui entre par moi sera sauvé (Jean 10,9) ».

Plus encore, nous avons appris à travers les bons et moins bons moments de notre propre Histoire que le gage du développement et du rayonnement de notre Eglise est et sera toujours tributaire autant de notre propre engagement responsable que du secret de Dieu, de ce Dieu qui, par la mort et la résurrection de son Fils unique, nous a tous enfermés dans sa miséricorde (Romains 12,32).

Enfin, reste un dernier point fondamental qui doit nous garder en éveil jusqu’à ce qu’il soit pleinement résolu, c’est la réconciliation définitive avec l’Eglise orthodoxe de Russie. Je n’ai pas l’intention de refaire ici l’apologie ni du peuple estonien ni de notre Eglise pendant tout le temps de l’occupation soviétique. J’ajoute simplement que, quelles que soient les responsabilités des uns et des autres, les déchirements entre les Chrétiens orthodoxes d’Estonie constituent pour tout le Pays un triste témoignage. Cependant, je n’ai jamais perdu l’espoir de voir un jour ces mêmes Orthodoxes se réconcilier, voire même se réunir en une seule Eglise. Un jour, certes… lorsqu’ensemble ils entendront d’un seul et même cœur l’appel à un réveil ecclésial mutuel au repentir et à un examen de conscience vis-à-vis de ce qui fut fait et de ce qui adviendra !

Votre Sainteté,

Votre présence parmi nous avec votre vénérable Délégation signifie pour nous un immense honneur et nous comble d’une indescriptible joie. Soyez-en infiniment remercié. Malgré votre immense charge, vous avez accepté spontanément de nous consacrer beaucoup de votre précieux temps pour nous dire votre affection et poser paternellement sur nos têtes votre main bénissante . Rien ne pouvait être plus beau, plus grand et plus merveilleux en ce jour de commémoration du 90e anniversaire de notre Autonomie.

Nous sommes aussi particulièrement heureux de voir nos Frères dans l’Episcopat de l’Eglise Orthodoxe de Finlande s’associer à nos festivités en attendant qu’ils nous accueillent à leur tour chez eux pour ce même événement du jour anniversaire de leur Autonomie. Il est inutile de rappeler combien fort est le lien fraternel qui nous unit réciproquement et ce que nous nous devons les uns les autres à travers l’Histoire en matière de solidarité et d’assistance.

Et parce que, selon Saint Ignace d’Antioche « il y a en chaque homme une eau vive qui murmure : viens
indignité, en être ainsi pour nous aussi, afin que « finalement nous soyons un jour, en Dieu, ce qui n’a pas encore été manifesté » (1Jean 3,2).vers le Père ».

 

Pärnu, le 8 septembre 2013.+STEPHANOS, Métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie.

NOTES:

(1) selon Olivier Clément, in « Cela s’appelle l’aurore », Edition des Béatitudes, juin2004, pp.3-5.
(2) in revue « PLEROFORIA », Athènes – Mai/Août 1999
(3)Jean-Pierre MINAUDIER : Histoire de l’Estonie et de la nation estonienne – L’Harmattan, Paris 2007, pp.287-295.