Avaleht/Histoire/L’EGLISE ORTHODOXE EN ESTONIE DANS LA SPHERE D’INFLUENCE DE LA POLITIQUE RELIGIEUSE SOVIETIQUE ENTRE 1954-1964.

L’EGLISE ORTHODOXE EN ESTONIE DANS LA SPHERE D’INFLUENCE DE LA POLITIQUE RELIGIEUSE SOVIETIQUE ENTRE 1954-1964.

Nous étudions dans cette dissertation l’influence de la politique religieuse soviétique, pendant la décennie post-stalinienne, sur le patriarcat de Moscou en Estonie. Cette période ouvre une page nouvelle dans l’histoire des relations entre l’Eglise Orthodoxe dans l’Estonie occupée, et le pouvoir soviétique. Cette recherche donne une appréciation critique, avec l’exemple de l’Eglise Orthodoxe, de l’augmentation de la pression exercée par la politique religieuse soviétique, dans le but de restreindre, détruire et étouffer la vie religieuse en Estonie. Cette tendance est à son paroxysme pendant le pic de l’ère kroutchevienne (1958-1964).
L’histoire de l’Orthodoxie en Estonie présente un caractère d’instabilité pendant la décennie post-stalinienne. A cette époque, sous le joug des forces d’occupation, le clergé et les fidèles ont vécu une série d’étapes dynamiques. On ne peut pas considérer 1954-1964 comme un tout homogène car il a fallu agir dans des conditions politico-religieuses changeantes : tantôt dans la peur d’une terreur accrue et de possibles répressions, tantôt dans une diminution de ce danger, et enfin pendant une période d’apaisement.

La cause de ces variations réside dans la politique soviétique religieuse, dont le cours, après la mort de Staline, changeait constamment, tantôt s’affaiblissant, tantôt s’amplifiant. Celles-ci dépendaient des changements au sein de la direction de l’URSS, accompagnant l’atmosphère de transformation de la dictature stalinienne en système de pouvoir personnel dans l’appareil du parti sous la direction de Khrouchtchev. Il n’est pas besoin d’une étude spéciale et approfondie pour voir que la répression anti-religieuse accrue résulte de la concentration du pouvoir dans les mains de la nomenklatura du Parti et l’application implacable de l’idéologie communiste.

Quelles transformations principales de l’Eglise Orthodoxe en Estonie ont eu lieu au cours de cette période, et dans quelle mesure ont-elles été provoquées par le pouvoir soviétique ? En approchant ce thème de plus près, il a été possible de recréer un tableau détaillé de la dynamique de la politique religieuse soviétique, et de reconstruire les différentes périodes – et leurs particularités – des relations entre pouvoir soviétique et Eglise Orthodoxe en Estonie.

En 1954-55, l’influence de la politique religieuse soviétique sur l’ Eglise fut faible et se limita à établir des normes de production en agriculture et en élevage pour le clergé, et à l’entraîner dans divers actions patriotiques soviétiques.

La « répétition générale » du nouveau cours de la politique religieuse a lieu en été 1954, lorsque s’est produite la première tentative de destruction maximale, les libéraux ayant pris le dessus dans la lutte pour le pouvoir au Kremlin(G.Malenkov, V.Molotov, N.Boulaguine). Le résultat fut qu’en novembre 1954 le décret anti-religieux du comité central du P.C.U.S. du sept août 1954 fut supprimé.

Cette amplification de la répression religieuse ne dura que trois mois, et eut peu d’effet sur l’Eglise locale. Mais, ce n’est que dans la seconde moitié de 1955 que se fait sentir un vent de dégel. On assiste à une libéralisation des relations entre l’Etat et l’Eglise qui active la vie religieuse et stabilise la situation économique de l’Eglise Othodoxe locale, à la suite du rétablissement en janvier 1955 de son Conseil d’Administration . Les relations entre le responsable chargé des affaires de l’Eglise Orthodoxe Russe auprès du Conseil des ministres de la RSSE et les représentants de l’Eglise locale revêtaient un caractère protecteur, se bornant à une analyse statistique de la vie religieuse. Bien que le pouvoir de la SSR d’Estonie acceptât de façon formelle la libéralisation de la vie religieuse de Moscou, cela ne transparaissait pas dans les relations entre le pouvoir local et les paroisses, ce qui générait des conflits.

La lutte au sein du Parti pour les échelons supérieurs du pouvoir et les complications politiques internes et externes ont relégué au second plan les questions religieuses. Le chargé de pouvoir essayait dans ses relations avec la direction de l’Eglise locale de suivre une politique religieuse libérale basée sur la déclaration du Comité Central du PCUS du dix novembre 1954 (« A propos des erreurs dans la mise en place de la propagande scientifico-athéiste ») qui défendait la liberté de culte et rejetait la propagande athée vulgaire.L’attribution d’une pension de retraite pour le chef ecclésiastique souligne la douceur du pouvoir soviétique. La période 1956-1957 peut être appelé période de « pause ». Le retour des prêtres poursuivis, les visites plus fréquentes des paroisses par l’évêque Jean (Alexeiev), la réouverture rapide de paroisses fermées précédemment et les essais intensifs du clergé estonien pour conserver les traditions d’avant-guerre comme par exemple le « léèry » (la catéchèse pour les adolescents comme dans l’Eglise luthérienne) et utiliser le nouveau style pour le calendrier ecclésiastique, voilà les traits généraux des principaux événements en Estonie pendant ces années là. Un fait de plus souligne l’indépendance relative de l’Eglise Orthodoxe locale vis-à-vis du pouvoir : son faible engagement, à cette époque, dans les actions patriotiques soviétiques.

Fin 1957, la lutte interne au sein du parti s’intensifie à nouveau avec pour résultat l’établissement du pouvoir personnel autocratique de Khrouchtchev, tandis qu’une politique active de réforme dans le domaine idéologique met fin aux relations entre église et pouvoir.

L’attitude qui avait prévalu jusque là est déclarée erronée, et des transformations systématiques prennent place pour endurcir la législation stalinienne. Localement, le premier signal fut le renforcement de la propagande anti-religieuse, et la soumission à celle-ci de la presse soviétique estonienne. Dans un second temps, la direction du Conseil en charge des affaires de l’Eglise Orthodoxe Russe et le chargé de pouvoir des cultes subissent un changement de personnel ainsi qu’une réorientation de leur travail. Troisièmement, afin de détruire le fondement économique de l’Eglise, le Conseil des Ministres de l’URSS formule les décrets d’octobre 1958. Le chargé de pouvoir aux affaires de l’Eglise en Estonie met fin à la réouverture des paroisses à Tiirimetsa et à Mõnnuste et déclenche la liquidation de paroisses « qui s’éteignent ». A partir de 1960, la liquidation des paroisses à lieu par la force.

De quelle façon les modifications cardinales de la politique religieuse se sont elles reflétées sur l’Eglise Orthodoxe en Estonie entre 1958 et 1961 ? Le premier coup porté toucha le clergé et les croyants sous forme des critiques anti-religieuses dans la presse locale, et par l’abandon par certains prêtres de leur foi et de leur fonction ecclésiastique. Deuxièmement, en modifiant le système des impôts appliqués au clergé on fit empirer sa situation économique . Troisièmement, à la suite des exigences formulées à Moscou par la Direction du Conseil des affaires de l’Eglise, le chargé de pouvoir local fit fermer trois paroisses, deux maisons de prière, et la représentation (podvorié) du monastère de Pychthitsa à Tallin, en 1958-61. On peut y ajouter d’autres durcissements comme la liquidation des lieux de pèlerinage et de la vénération des reliques. Parmi les mesures de destruction, une mention particulière peut être faite : la réforme religieuse et financière de 1961, qui priva le clergé de sa participation à la gestion économique et financière des paroisses. La nouvelle situation augmenta le mécontentement du clergé vis-à-vis des responsables religieux et de leur passivité face à la pression athée. De son coté, le conseil aux Affaires de l’Eglise (PMY) commença une révision de l’action du chargé de pouvoir Pavel Kapitonov. En 1961, l’évêque et le chargé de pouvoir furent remplacés par l’évêque Alexis (Ridiger) et le chargé de pouvoir Jaan Kanter, plus « progressistes ».

En 1962-64, les poursuites contre les croyants s’intensifient. Ce qui, jusqu’à présent, avait été inventé et expérimenté, prend une forme juridique et s’intègre dans la législation. Plus simplement, la législation du culte réformée et durcie permit de se mêler activement de l’administration et de la vie des paroisses et de les contrôler plus séverement.

Le nouveau chargé de pouvoir Jaan Kanter, dans son travail avec l’Eglise locale suivit une ligne particulièrement dure pour établir un contrôle total des « tserkovniks » (fidèles), limiter par tous les moyens la vie religieuse et détruire totalement les bases économiques. Cette ligne débuta avec « la lutte contre les abus » de la législation sur les cultes, l’application de nouvelles méthodes de propagande anti-religieuse, et l’introduction de fêtes et de traditions soviétiques. Toutes les sphères de la vie de l’Eglise locale se trouvèrent sous haute surveillance ; l’intervention dans l’ensemble des orientations de la direction diocésaine devint quotidienne ainsi que les violences faites au clergé et aux fidèles tantôt en les menaçant de les rayer des listes d’état civil tantôt par divers avertissements, condamnations ou autres méthodes similaires. La seconde étape de cette ligne d’action consiste en une liquidation massive des paroisses orthodoxes rurales, en une forte augmentation (allant parfois jusqu’à 10 fois) des frais d’assurance et des impôts liés aux lieux de culte et à faire usage d’ attaques anti-religieuses dans la presse de l’Estonie soviétique, (feuilletons athées vulgaires, articles détruisant la réputation des membres du clergé, et offensant les sentiments religieux des croyants, etc.). Quels furent les résultats de ces attaques anti-religieuses ?

En cette période, par exemple, on ferma en Estonie 19 paroisses orthodoxes, 5 églises… autrement dit 47% de l’ensemble de la liquidation eut lieu pendant la décennie post-stalinienne. Le nombre des actes religieux (baptêmes, mariages, funérailles) baissa également. La dégradation de la situation économique contraignit l’évêque Alexis à demander aux paroisses une participation matérielle accrue aux besoins de la vie ecclésiastique locale.

D’où le but de cette étude : la recherche systématique, en corrélation avec le contexte historique, de l’influence de la politique religieuse soviétique sur l’Eglise Orthodoxe en Estonie entre 1954 et 1964. Parallèlement, il convenait aussi d’étudier la réaction de cette dernière face au durcissement de la politique religieuse des autorités.

Nous avons pu déduire, au cours de nos recherches : 
1. – que les changements de structure de l’Eglise locale ainsi que ceux de la composition du clergé ont eu lieu en plusieurs étapes -clé : 
• En 1954. Un changement d’orientation de la politique religieuse soviétique est décidé. 
• En 1957. Pendant la période libérale, la vie religieuse locale connaît une embellie. 
• En 1958. Période de durcissement de la politique religieuse, avec propagande anti-religieuse accrue, et diminution de l’activité des paroisses à cause des restrictions économiques et autres.
2. – qu’il est possible de déterminer avec assez de précision quelles modifications, ayant affecté les institutions de l’Eglise et les membres du clergé, ont été initiées par le pouvoir soviétique, ou non. Du fait de la pression religieuse, la partie de la direction ecclésiastique locale qui se voulait loyale envers le pouvoir se transforma vers la fin des années 50 en un instrument politique à part, ou encore en un organisme d’aide en vue de l’introduction des limitations légales au niveau de l’Eglise et des paroisses. On peut inclure à la fin de 1950, dans la série des manifestations indépendantes des autorités, la séparation d’avec la ligne officielle de la Direction de l’Eglise et du clergé orthodoxe estonien quant à la réforme du calendrier, de la tradition légale des « leéri » (cours de catéchisme pour la jeunesse)…
3. – que l’influence maximale a été exercée par les organismes du pouvoir soviétique local, et le responsable local aux affaires de l’Eglise (R.P.T.S.). Ce dernier, figure-clé de la politique religieuse dirigeait la propagande athée. De la façon la plus active, le responsable local a introduit les limitations et réalisé le contrôle de l’Eglise locale à partir de 1950. Avant lui, c’était l’étude statistique de l’activité de cette dernière et la concordance entre l’activité religieuse et la loi qui remplissait cette fonction fondamentale. L’évêque et la direction diocésaine obéissaient en silence aux instructions données par le responsable gouvernemental local. Les organismes des autorités civiles locales se chargeaient du contrôle des nouvelles limitations au niveau des paroisses, ainsi qu’il apparaît par exemple dans le processus de fermeture décidé par l’Etat.
4. – que lorsque l’on examine les mécanismes de contrôle et les différentes formes de persécution de l’Eglise, il apparaît que le processus de libéralisation et le dégel khroutchévien n’ont été que de courte durée (1956-57). C’est pourquoi il serait plus juste de qualifier la décennie post-stalinienne de « période de gel ».

Entre 1958 et 1964, on renforce considérablement la pression administrative sur l’Eglise, on ferme de force les paroisses, et l’on fait chuter le nombre des membres du clergé. La répression exercée était systématique et bien pensée, cependant il y eu quelques « ratés » comme par exemple en 1963 le refus de former des commissions de contrôle (ou plus exactement l’absence d’intérêt dans leur formation) pour les cultes et sur le plan religieux et législatif.

Si l’on compare cette période aux périodes précédentes et suivantes, on remarque les différences suivantes en ce qui concerne la politique religieuse dans ses applications sur l’Eglise Orthodoxe en Estonie :
 Contrairement à la politique de Staline, sous le pouvoir de Khrouchtchev on cesse d’utiliser l’Eglise Orthodoxe comme un moyen pour limiter l’influence de l’Eglise Luthérienne. L’Eglise Orthodoxe locale et les autres associations religieuses deviennent des ennemis pour lesquels il n’y a pas de place dans la nouvelle société communiste.

L’influence de la politique religieuse post-stalinienne est importante pour comprendre et apprécier les relations « Eglise-Etat » en période d’accalmie. Bien qu’officiellement, la propagande athée fût restée la même pendant les décennies de l’ère Brejnev, elle ne s’ exprime plus avec la même agressivité ni le même tempo qu’en 1954-64. Dans la première moitié des années 60 apparaissent les premières lézardes et « ratés ». Dans le milieu des années 60 se font entendre dans le Patriarcat de Moscou les premiers dissidents (Gleb Yakounine et Nicolas Echliman), dont les protestations ont contribué à diminuer la croyance en une liberté de culte en Union Soviétique.

Au plan local les premières « failles » du processus politico-religieux apparaissent dès 1963, lorsque le travail des commissions de contrôle sur la législation des cultes s’ avère improductif dans certaines régions, et lorsque le Soviet du R.P.T.S. exige que Jaan Kanter adoucisse les mesures administratives prises à l’encontre du clergé.

Nous n’avons pas cherché, au cours de ce travail, à décrire toutes les nuances de la vie religieuse en Estonie durant la période post-stalinienne. Certains problèmes sont restés en marge de notre étude, comme par exemple l’examen de l’histoire de l’Eglise Orthodoxe en Estonie à partir des archives du Patriarcat de Moscou, l’histoire des œuvres de bienfaisance locales et des paroisses particulières dans cette période, ainsi que l’histoire non-officielle de l’Eglise, fixée et analysée dans les mémoires des simples croyants. Une future approche de ces données permettrait de mettre à jour de nouveaux aspects de la relation entre le pouvoir soviétique et l’Eglise Orthodoxe locale, de l’analyser de manière plus détaillée et plus approfondie. Dans ce même ordre d’idées, il apparaît tout aussi important de s’atteler un jour à une autre étude, plus exhaustive celle-là, sur tout ce qui touche à l’ensemble des Eglises et des Associations Religieuses dans tout le territoire de l’Estonie occupée.

Père André SÖTCHOV,
( resumé de sa thèse de doctorat en Histoire ).