Avaleht/Droit Canon/LE 28e CANON DU IVe CONCILE OECUMENIQUE ET LA “DIASPORA ORTHODOXE”

LE 28e CANON DU IVe CONCILE OECUMENIQUE ET LA “DIASPORA ORTHODOXE”

Je vais essayer de centrer mon propos sur deux points précis qui aujourd‘hui relèvent à mes yeux de la plus haute importance, essentiellement sur le plan ecclésiologique : le 28e canon du IVe Concile oecuménique de Chalcédoine et la signification du terme « Diaspora ». Tant il est vrai que, si pour sa part le premier millénaire de la chrétienté se caractérise par les problèmes christologiques, le deuxième est bien celui des problèmes ecclésiologiques.

Il n’est un secret pour personne que le système de l’autocéphalie tel qu’il est pratiqué de nos jours au sein de l’Orthodoxie universelle crée de tels dysfonctionnements qu’il débouche purement et simplement sur l’anarchie. L’invention récente ( année 2000 ) de la notion de territoire canonique, fondée sur le nationalisme et l’ethno-philétisme, laquelle fait pratiquement de chaque église locale une église mondiale ( annihilant de même coup la territorialité ecclésiastique en instaurant pour chaque patriarche une sorte de pouvoir universel sur ses propres nationaux où qu’ils se trouvent de par le monde ), les revendications répétées de l’instauration d’une 3e Rome principalement fondées sur l’argument du plus grand nombre des fidèles – et ce au mépris de la taxis fixée par les canons, au mépris de la praxis ecclésiastique et même au mépris de la condamnation formelle des conciles de Moscou de 1666-1667 – tout cela ne fait malheureusement que mieux ressortir l’incapacité présente des Orthodoxes de vivre une vraie conciliarité entre les Eglises autocéphales tout comme celle de certains d’entre eux d’admettre la nécessité d’un « centre » d’unité, de coordination et d’initiative tel qu’il a été compris et pratiqué au cours du premier millénaire de la Chrétienté et par la suite jusqu’à nos jours au sein de l’Orthodoxie après le grand schisme du XIe siècle, et ce, il est vrai, malgré quelques réticences après 1990.

On peut d’abord se demander, écrivait en son temps le Pr Olivier Clément*, « si le lien qui s’est établi, dans l’Eglise orthodoxe, entre la nationalité et la juridiction ecclésiastique, n’a pas, dans la Diaspora, achevé de changer de sens : originellement de transfiguration (de l’ethnie par l’Eglise), il devient souvent une forme spécifiquement orthodoxe de sécularisation (de l’Eglise par l’ethnie). Perspective où l’Orthodoxie semble seulement un aspect de la culture nationale. Les descendants d’émigrés, au fur et à mesure qu’ils s’assimilent, abandonnent tout naturellement une Orthodoxie dont-ils ont l’impression qu’elle ne les concerne plus ». Jamais nous n’avons pris la peine de mesurer l’importance de cette hémorragie. Sans compter que la multiplicité des juridictions sur un même territoire compromet tout projet à long terme et notamment la formation appropriée des prêtres et leur bonne répartition.

Mais il y a plus grave : chaque jour qui passe, l’ecclésiologie orthodoxe devient de plus en plus mythique. L’injonction du premier Concile œcuménique – « qu’il n’y ait pas deux évêques dans la même ville ( canon 8/1er)» -, la condamnation du nationalisme religieux par le Concile de 1872, restent lettre morte. Dans ces conditions, la Diaspora semble devenir de plus en plus un enjeu entre les Eglises autocéphales au lieu d’être le lieu providentiel où l’Eglise orthodoxe se doit de manifester son unité et son universalité.

1. Ainsi donc ce qui semble primer dans la plupart des cas, c’est non plus l’organisation de la Diaspora selon l’eucharistie et la conciliarité – un seul évêque, une seule eucharistie, un seul Corps – mais selon l’ethnie et des préférences politico-religieuses, c’est-à-dire idéologiques. « Dans ces conditions, précisait encore le Pr Olivier Clément, il n’est pas étonnant que … la Diaspora risque d’être livrée aux lois psycho-sociologiques des micro-minorités : fragmentation, craintes obsessionnelles, refus du dialogue, rôle excessif des querelles de personnalités, transformation de l’Orthodoxie en une idéologie pensée contre, non seulement contre les non-orthodoxes, mais contre les autres orthodoxes ! »

Pour celui en effet qui, de l’extérieur, nous regarde vivre , l’impression qui en découle le plus souvent est que les épiscopats orthodoxes de la Diaspora semblent d’avantage se préoccuper du prestige de leurs Eglises nationales que du témoignage de l’Evangile pour les hommes de notre siècle. Malheureusement, il ne s’agit pas que d’une simple impression : la « diaspora ethno-phylétique », telle que l’ont vécue les Orthodoxes au 20e siècle et qu’ils continuent hélas à privilégier jusqu’à aujourd’hui , entraîne inévitablement la co-territorialité et la multi-juridiction, sapant ainsi de manière régulière et continue, l’unité ecclésiale dans un lieu donné ; sapant en fait l’Eglise elle-même. Seule l’Eglise locale ou établie localement est à même de garantir l’unité ecclésiologique.

Voilà pourquoi Eglise et Diaspora sont des termes et des réalités opposés et incompatibles : le terme de « Diaspora » désigne exclusivement une entité ayant un point de référence précis et unique dans le monde entier (Etat, frontières ethno-étatiques), tandis que l’Eglise a pour point de référence eucharistique l’autel de chaque Eglise locale qui constitue l’icône du Royaume. C’est la présence permanente de cette image du Royaume qui exclut la pratique de la diaspora au sein de l’Eglise. La question si controversée de la « diaspora orthodoxe » est en fait, du point de vue ecclésiologique un mythe parce que la mono- juridiction d’une Eglise patriarcale ou autocéphale ne peut s’exercer qu’à l’intérieur de ses frontières canoniques, et aussi, parce que, hors de ses frontières canoniques, se trouve une autre Eglise établie localement, et ainsi de suite, sur toute la Terre.

Lorsqu’il s’agit d’apporter une solution au « problème canonique de la diaspora », nous avons coutume de recourir à des éléments existant au sein de la Tradition canonique de l’Eglise, notamment aux canons conciliaires. Il est vrai que, parmi ces canons, le canon 28/IVe, important entre tous, est le plus controversé. Pour contribuer à éclaircir cette question épineuse, je voudrais poser ici deux points : le premier est de savoir si, au sein de l’Eglise, le concept de « diaspora » est défendable et le deuxième, qui découle du premier, consiste à déterminer dans quelle mesure le canon 28/IVe est à prendre en considération eu égard à la solution du problème canonique concret de la « diaspora ».

Disons-le tout-de-suite, le canon 28/IVe ne parle nullement de diaspora, pas même de façon sous-entendue. Il affirme au contraire qu’une Eglise puisse exister hors des frontières des autres Eglises établies localement et désigne celui qui en est le primat en donnant essentiellement au patriarche de Constantinople l’exercice de la diaconie constitutive lui permettant de former les Eglises locales de cette « Eglise établie localement du dehors ». Et ce précisément pour assurer l’unité ecclésiologique mono-juridictionnelle des ces territoires et, conséquemment, celle des Eglises locales, présentes ou futures, situées sur ces territoires. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les archevêques autocéphales exerçant dans ces territoires le sont, depuis le 5e siècle jusqu’à aujourd’hui, directement du Saint-Synode de Constantinople. Par conséquent, ce canon est peut-être le seul qui affirme aussi clairement que toute la Terre est, en puissance et en pratique, lieu de l’Eglise appelée à devenir lieu des rassemblements eucharistiques, si bien que le concept de « diaspora » n’a aucune raison d’être en nul point de la Terre.

2. A cela vient s’ajouter une autre question quant aux limites géographiques de la « diaspora » . Sous ce terme nous englobons aujourd’hui, d’un point de vue territorial, l’Europe occidentale, le continent américain, l’Australie et l’Extrême-Orient, regroupés en une catégorie unique et homogène de « diaspora ». Ici cependant, il nous faut faire très attention. En Europe occidentale nous ne sommes pas sur une terre « vierge », non chrétienne comme en Afrique centrale par exemple ni non plus sur une terre ecclésiologiquement « neutre », comme les Etats-Unis. L’Europe occidentale constitue en effet un cas différent parce qu’Elle est le territoire du Patriarcat de Rome, une Eglise établie localement et constituée conciliairement ( 451 ) . Ici aussi il y a matière à réflexion car, comment expliquer le fait que, d’un côté, nous soyons en dialogue afin de restaurer la pleine communion avec l’Eglise d’Occident après la « rupture de communion » (1054) et que d’autre part nous considérons son territoire comme un terrain de « diaspora », autrement dit selon ce qui est généralement admis, comme une terre vide et, par conséquent, comme une « Eglise inexistante ?…Un lieu sur lequel chaque Eglise nationale orthodoxe s’introduit, s’infiltre et donne un fondement à l’étendue (sic) de sa juridiction territoriale propre ? Si nous prenions la peine de méditer un peu ce grand mystère de la présence des Orthodoxes en Europe occidentale, peut-être que nous finirions par comprendre que notre rôle n’est pas de vouloir remplacer, sur son propre terrain, l’Eglise d’Occident mais de nous convertir toujours davantage nous-mêmes à notre propre Orthodoxie, de la rendre consciente, vivante, féconde, comme une invitation au fondamental et d’aider ainsi, par un témoignage désintéressé, les chrétiens d’Occident à retrouver, à revivifier leurs propres racines d’Eglise indivise. Et il appartient ici au Trône Œcuménique – qui depuis le schisme assume en Orient « la présidence d’ amour » et est le gardien de l‘unité et de l‘universalité de l‘Orthodoxie – d’assumer cette diaconie en tant que locum tenens pour le compte de tous les Orthodoxes qui vivent en Europe occidentale, jusqu’au moment où de nouveau Orient et Occident se retrouveront dans la pleine communion.

J’en arrive à ma conclusion.

Tout d’abord, en ce qui concerne le 28ème canon lui-même du IVe Concile œcuménique.

Je répondrai à ses détracteurs en leur disant que ni l’argument de la modernité, ni celui du plus grand nombre, ni celui de l’héritage culturel, ni aucun autre d’ailleurs généré par les tentations que suscite ce monde, ne peuvent entrer en ligne de compte pour le remettre en cause. Parce que l’Eglise est le Corps du Christ, parce que Jésus-Christ est le même hier et aujourd’hui et pour tous les siècles ( Hébreux 3/8 ), parce qu’à l’intérieur de ce Corps c’est le même Dieu qui fait tout en tous et le même et unique Esprit qui répartir les dons propres à chacun ( 1 Cor.12/4,11), rien ne sépare ni ne distingue l’Eglise des premiers siècles de celle de nos temps présents.

La multiplication aux 19e et 20e siècles des Eglises nationales et surtout certaines tentatives actuelles à vouloir promouvoir une nouvelle conception de l’autocéphalie nous réduisent à une sorte de mensonge involontaire : nous exposons intellectuellement une très belle ecclésiologie mais cette ecclésiologie n’est pas vécue et nous n’avons à montrer que le chaos. Aussi les saints canons qui, dans la situation présente, fixent et définissent le rôle et la place de l’Eglise de Constantinople dans l’Orthodoxie, sont précisément là non pas pour être modifiés au gré des époques ou des opportunités du moment mais pour refléter la continuité de la Tradition ecclésiale ininterrompue selon le modèle même du mystère trinitaire et afin que s’accomplisse, dans l’unique Vérité, la plénitude de notre vie en Christ.

Mais encore. Peut-être devrions-nous trouver une autre manière de présenter le canon 28/IVe et un autre argumentaire pour faire valoir ce qu’il signifie vraiment. Si controverses il y a à son sujet, n’est-ce pas parce que nous voulons recourir à lui pour résoudre les « questions relatives à la diaspora » alors que non seulement ce canon ignore ce concept mais qu’il l’exclut purement et simplement du point de vue ecclésiologique ? Les injonctions de ce canon ne sont pas d’ordre administratif mais d’ordre mystique au sens de l’Eglise comme « mystère » du Ressuscité : dans un même lieu, tous les Orthodoxes doivent s’intégrer eucharistiquement en corps du Christ par la présence récapitulative d’un seul évêque ; d’où la prescription du IVe Concile Œcuménique : « Qu’il n’y ait pas deux métropolites dans une même province » . Tout particulièrement nous devons faire un grand travail pédagogique pour que nos jeunes générations ainsi que les mentalités de l’Occident passent d’une interprétation caricaturale de ce canon a une compréhension ecclésiale qui soit authentiquement orthodoxe. C’est aujourd’hui une exigence qu’il faut prendre très au sérieux pendant qu’il en est encore temps.

Je pense que le moment est maintenant venu pour que le Patriarcat Œcuménique prennent des initiatives en vue d’un renouveau de la pratique de la conciliarité au sein de toute l’Eglise orthodoxe.

Pourquoi par exemple ne pas donner, à titre expérimental, à l’une ou l’autre Assemblée des Evêques Orthodoxes déjà bien en place le caractère d’un Synode provincial d’un type peut-être inédit ? Ce Synode, dont le statut ne sera accordé que par le Patriarcat Oecuménique de Constantinople après consultation et accord de toutes les Eglises Orthodoxes, aurait pour vocation de prendre des décisions sur toutes les affaires présentant un intérêt commun à tous les diocèses ; aucun Patriarcat ne pourrait agir sans le consulter. Ce même Synode convoquerait au moins tous les trois ans une Assemblée ecclésiale représentative des orthodoxes des différents diocèses. Des prêtres et des laïcs, choisis au sein de cette Assemblée, et appartenant à tous les diocèses, formeraient un Conseil métropolitain. Les nouveaux évêques seraient certes désignés par leurs Eglises autocéphales respectives mais après consultation de ce Synode provincial et de l’Assemblée ecclésiale.

La “Diaspora”, sous l’initiative et l’impulsion du Patriarcat Œcuménique, pourrait être ainsi le banc d’essai de formules nouvelles où l’ecclésiologie eucharistique et conciliaire, le sens de l’unité et de l’universalité orthodoxe s’inscriraient plus clairement .

C’est dans cette espérance que je place toutes mes attentes tout en renouvelant toute ma confiance au très Saint Trône Œcuménique de Constantinople, dont je connais bien, selon la belle formulation du livre de l’Apocalypse, « les œuvres, la charité, la foi, les services et la persévérance » (Apoc.2/19 ).

 

+STEPHANOS,
 métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie.

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* Olivier Clément : « Avenir et signification de la Diaspora orthodoxe en Europe occidentale » in Contacts – Paris – N°103, 3e Trim.1978, pp 259-283.