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Monachisme et Sécularisation

Prof. Hdr. Archim. Grigorios D. Papathomas
Athènes-Paris
Pomeyrol, le 14 juillet 2012

 

Monachisme et Sécularisation (Éonisme)

A. La vision eschatologique du Monachisme

B. Église et Sécularisation

C. Dimension théologique de la protestation monastique face à la sécularisation

D. Le cheminement monastique, témoignage et martyre

E. Conclusion

Le sujet qui nous est proposé, “Monachisme et Sécularisation”, nous invite à une recherche spécifique et à la considération réelle de ces deux réalités qui sont pratiquement et en d’autres termes “la foi eschatologique et l’attachement existentiel au monde en chute”. Il m’est donné de tenter une approche du sujet dans l’optique de l’approche chrétienne globale.

J’aimerais commencer par une question relative au premier volet de notre question, le Monachisme. Au fond, nous sommes-nous jamais demandé si l’Église avait vraiment besoin du Monachisme ? En quoi lui est-il utile ? Quel est son rôle dans l’Église ? En fin de compte, ne s’agit-il pas d’une nécessité artificielle dont l’utilité reste marginale et pas essentielle ? Ce sont là des questions incontournables auxquelles il nous faut répondre avant d’attaquer notre sujet bipolaire.

Je m’empresse de devancer votre réponse en vous disant très franchement que le Monachisme est absolument inutile à l’Église. D’ailleurs, il n’existait pas aux débuts de l’Église. Il n’a été institué et organisé que plus de deux siècles après la naissance historique de l’Église, la Pentecôte.

Cette affirmation peut paraître absurde, mais je m’empresse de nouveau d’ajouter que le Monachisme serait demeuré totalement inutile, si son apparition et son existence n’avaient été motivées par quelque raison spécifique. En fait, une seule et unique raison !… Et cette raison est, chez les Chrétiens, le désir incoercible de maintenir inaltérée l’orientation eschatologique de l’Église. Or, après la reconnaissance officielle du christianisme (313), ce désir s’est vu compromis au sein des communautés ecclésiales, si bien qu’il s’est exprimé dans le Monachisme, qui s’est alors constitué pour le préserver intact et le protéger. Cette date en effet constitue une date symbolique de l’union entre l’Église et l’État instaurée avec la reconnaissance officielle du christianisme comme religion officielle de l’Empire romain. Cet événement d’attitude nouvelle pour l’Église aurait entraîné une compromission de l’Église avec le monde, une aliénation contre laquelle aurait réagi le mouvement monastique, affirmant fortement l’irréductibilité de l’Église au monde. Les réticences monastiques étaient basées notamment sur le danger inhérent à toute union du politique et du religieux, ou inversement, une réalité confirmée finalement par l’histoire de tout temps. Par la suite, et cela est toujours à examiner et à vérifier, dans un mouvement de balancier, la réalité monastique ayant tendance à envahir toute la vie et la pensée de l’Église aurait entraîné en réaction la naissance de courants cherchant hors de l’Église de nouveaux projets, qu’ils soient intellectuels ou sociaux, des projets de toute façon « sécularisés ». La sécularisation prit alors tant de place qu’elle finit en retour par gagner, semble-t-il, l’Église elle-même…

A. La vision eschatologique du Monachisme

Afin de mieux comprendre ce qui précède, il suffit de rappeler un fait historiquement avéré. Les trois premiers siècles de l’Église dans un Empire romain idolâtre furent sanglants. Des millions de Chrétiens, qui témoignèrent de la vérité du Christ ressuscité et de Son Royaume, payèrent cette foi de leur vie et de leur sang.

C’est ce que l’histoire a nommé : le « témoignage [martyre] du sang ». Cette désignation met en parallèle le témoignage des martyrs avec le « témoignage [martyre] du sang », que le Christ a rendu pour instaurer le Royaume « encore à venir », mais « déjà là », le Royaume du Christ ressuscité. Ceci est devenu la conscience, la spécificité immanente à la vie de l’Église. C’est ce qui différencie l’Église de toute [autre] religion, qui fait que, justement, elle n’est pas une religion, et qu’il n’en existe absolument aucun parallèle dans la société historique des hommes. La religion ne peut faire de ne pas exister au sein de l’humanité en chute. Autant que l’Histoire continue à exister dans sa forme actuelle, la nécessité de la religion persistera. La question se pose alors pour l’Église. Car la religion existe au sein du créé en chute de façon évidente, ce qui n’est pas le cas pour l’Église. En d’autres termes, la religion reconnaît sa maison dans l’Histoire, tandis que l’Église demeure un étranger dans l’Histoire. La religion trouve la source de son existence dans l’Histoire, alors que l’Église puise son être et son existence du Royaume à venir ; d’où sa dimension iconique. Elle veut vivre dans l’Histoire comme icône du Royaume.

Après 313, année-charnière dont nous célébrerons les 1700 ans l’année prochaine (2013), l’Église, désormais reconnue officiellement, manifesta une tendance à l’ouverture séculière et, à bien des égards éonistique, si bien que cette spécificité, sa vision eschatologique, commença à s’altérer. Progressivement, sa sécularisation institutionnelle tendit à éluder son orientation eschatologique archétypale pour laquelle, peu auparavant, tant de martyrs s’étaient sacrifiés. C’est alors que des Chrétiens quittèrent les communautés ecclésiales, la société où ils vivaient, pour aller vivre dans les forêts, dans le désert, autrement dit « hors » du cadre conventionnel de « l’eschatologie cosmique, séculière », et transformèrent le « témoignage [martyre] du sang » du temps des persécutions en « témoignage [martyre] de la conscience » du temps de la reconnaissance officielle pacifique de l’Église. Ce départ, ce refus de la sécularisation c’est le temps natal du mouvement monacal et donna naissance au Monachisme, qui vit le jour uniquement et simplement pour rappeler au corps ecclésial que les Chrétiens étaient en attente du Royaume du Christ ressuscité, en tant que communion avec Lui, fiançailles (par anticipation) et réalité (par co-participation, par méthexis).

Compte tenu de ce qui précède, je propose, dans le cadre du thème très vaste que nous venons d’aborder, de cerner la dimension historique et théologique de la vision monacale face à la sécularisation, menace permanente de l’Église et même du Monachisme, ce gardien pourtant vigilant de l’Église.

La majorité des sources historiques est d’avis que, dans les lieux où il s’est installé et développé, le Monachisme s’est consacré moins à une mission apostolique organisée de type activiste, qu’à un acte de témoignage eschatologique, issu du désir de sauvegarder l’orientation eschatologique archétypale de l’Église primitive de l’époque des persécutions. Toutefois, la quintessence du Monachisme, surtout par rapport aux activités séculières, a échappé aux observateurs de l’Histoire. C’est pourquoi une singulière ignorance recouvre l’évolution du Monachisme dans l’Histoire.

Il est une raison historique et pratique à ce silence. C’est au 4e siècle, précisément lorsque les persécutions ouvertes des Chrétiens cessèrent – en réalité, les persécutions des vrais disciples du Christ ne cessent jamais – qu’émergea universellement le phénomène du Monachisme, par désir non seulement de s’organiser en monastères et communautés, mais plus généralement, de s’éloigner du monde, de fuir le monde. Il serait possible de considérer cet éloignement, cette fuite, plus ou moins comme ayant une dimension locale, mais ce serait en sous-estimer la valeur essentielle, que ce “départ” concernait plutôt la manière de sa réalisation[1]. En effet, si les moines éprouvèrent le besoin de s’éloigner, ce n’est ni par mépris des hommes, ni par rejet de la société, mais plutôt par désir de prendre leurs distances avec l’esprit d’un monde intrinsèquement déchu (d’enfermement intra-créationnel), qui s’écartait de plus en plus de la vision archétypale d’une vie christique[2] et d’une communion avec Dieu et Sa création. D’après Georges Florovsky, le moine qui s’éloignait du monde montrait en quelque sorte que le monde se trouvait dans l’erreur. C’était comme s’il disait aux hommes : ne vous abusez pas, ne croyez pas que, quelque effort que vous fassiez, une vie sécularisée vous permettra de ramener le paradis sur terre, de construire le Royaume de Dieu ici, dans ce monde, dans l’Histoire. La vie est ailleurs… – non pas dans un autre lieu, mais sous une autre forme. Et cette vie possède une dimension eschatologique. Seule la voix prophétique du moine, qui appelle à un éloignement distinct et discret du monde, pouvait justifier une fuite hors du monde. Cette fuite n’a pas permis aux historiens de suivre avec précision l’évolution monastique dans son ensemble. C’est justement là où repose la raison principale qui explique un lapsus donné au sein de la recherche scientifique sur lui.

Si l’on considère comme donnée la raison inhérente à la naissance du Monachisme, mais aussi l’esprit ouvertement centrifuge qui le caractérisait, il se pose, dès le premier abord, une question quant à la bipolarité du titre de cette présentation : « Monachisme et Sécularisation ». Ces deux termes désignent des réalités, par définition diamétralement opposées. La question surgit d’elle-même : quelle est la relation entre Monachisme et Sécularisation ? Selon toutes les apparences, il s’agit de deux réalités totalement différentes dont l’approche ne saurait être qu’antithétique et hétéro-centrique.

Nous avons noté plus haut que le monde se trouve dans l’erreur. C’est par le phénomène particulier de la Sécularisation que cette erreur se manifeste toujours dans le domaine social, ne serait-ce que partiellement.

Quand le « témoignage [martyre] du sang » des trois premiers siècles chrétiens fut volontairement transformé par le Monachisme en « témoignage [martyre] de la conscience », ce n’est pas seulement le Monachisme qui a vu le jour, mais aussi et surtout une manière de réagir à la Sécularisation, l’apparition d’un type et d’une typologie qui, tout d’abord, se caractérisèrent par une fuite hors du monde et une orientation eschatologique. L’historiographie contemporaine, qui a cultivé une conception unilatérale du Monachisme vu sous l’angle de l’activisme, a occulté sa mission hypostatique. Toutefois, la connaissance de la raison pour laquelle les moines ont quitté le monde donne une conviction plus solide que toutes les argumentations rhétoriques. Leur détermination inflexible de conquérir le Royaume de Dieu et l’attente permanente de sa venue étaient pénétrées d’une force spirituelle qui, à première vue, ne semble pas avoir été retenue par les sources historiques.

La contribution des moines à la préservation et à la diffusion de la foi prit des formes variées – des prédicateurs ambulants jusqu’aux anachorètes dont le silence frappait les foules de stupeur. Les ascètes, dans des conditions de vie extrêmement différentes, devinrent alors porteurs du message évangélique et de la perspective eschatologique de l’Église. Par exemple, la puissante figure d’anachorète de saint Antoine exerça une profonde influence sur les idolâtres. Parmi la multitude de visiteurs qui vinrent le voir dans le désert comptaient de nombreux idolâtres et philosophes. Il nous faut noter l’insistance avec laquelle le saint parlait de l’approche existentielle du Christianisme par le vécu évangélique direct de la foi. « Croyez donc aussi vous-mêmes, disait-il pour conclure son entretien avec les intellectuels idolâtres, et vous verrez que notre foi évangélique ne consiste pas dans des artifices de paroles, mais dans l’expérience qui opère par l’amour que nous vivons en Jésus-Christ. Si vous possédiez aussi cet amour, vous ne chercheriez plus de subtiles démonstrations dans la logique, mais vous regarderiez la foi en Jésus-Christ comme suffisante »[3].

À cette époque, les moines, d’après les indications des sources, constituaient un champ d’attraction vers la foi évangélique. Dans des conditions très particulières, dans lesquelles tout autre type de missionnaire n’aurait jamais été capable d’exercer une influence quelconque, comme par exemple, dans les cas des voleurs, les moines opéraient des conversions remarquables. La vie des ascètes était un facteur important pour la diffusion du Christianisme, et décisif pour le témoignage eschatologique.

En dehors de cette contribution particulière par l’anachorétisme des ascètes et des moines au témoignage du Christianisme, de nombreux textes helléniques et syriaques nous fournissent des descriptions détaillées de l’action menée par les moines pour empêcher la sécularisation de l’Église.

Malgré le silence des sources historiques (background), l’examen rapide du fond historique du phénomène monastique nous permet de discerner un élément capital de son parcours : l’initiative monastique de remplacer le « témoignage [martyre] du sang » par le « témoignage [martyre] de la conscience » et, par suite, l’éloignement eschatologique hors du monde. Il est également possible de résumer les deux caractéristiques essentielles du Monachisme : a) d’après saint Antoine, la priorité est donnée à la « Nouvelle Vie » sur les « théories » et les « paroles », du « vécu » sur la « logique », ce vécu se fondant sur la fameuse citation d’or du Christ, « fais [d’abord] et [ensuite] enseigne »[4] et b) vécu du Christianisme en tant que renaissance, dépassement, à savoir passage de l’ancienne à la « Nouvelle Vie », une vie nouvelle et vraie en Christ, ce qui implique une nouvelle forme de communion qui est icône du Royaume et des fins dernières [Eschata]. Ceci nous amène à la seconde partie de notre présentation, la dimension théologique de la Sécularisation, en tant que pôle opposé au monachisme et à la vocation ascétique. Mais, avant d’examiner cette démarche, il faut examiner auparavant le paramètre parallèle de base de cette dimension bipolaire.

B. Église et Sécularisation

Les définitions de la sécularisation formulées aujourd’hui dans le monde théologique et ecclésiastique, sont davantage liées à ses conséquences plutôt qu’à son origine. Pour illustrer le phénomène de la sécularisation dans l’Église, nous employons parfois des termes comme : altération, aliénation, éloignement, déviation, esprit séculier de ce monde, etc., parce que justement le point de départ de ces définitions n’est pas d’ordre théologique et ontologique, mais d’ordre moral et intra-créationnel. Notre attention est donc toujours attirée sur les conséquences du phénomène et jamais sur ses causes.

Pour aborder le phénomène, le problème de la sécularisation dans sa cause principale, il faudrait considérer celle-ci comme une sorte de tentation permanente de l’Église, et c’est au fond la troisième tentation du Christ : la tentation à laquelle le Seigneur est soumis au début de son parcours sur terre[5]. Mais pourquoi donc le Christ refuse-t-il de succomber à la tentation ? Est-ce seulement par fidélité à la mission reçue de son Père, ou bien à cause de quelque chose de plus profond ? Il apparaît que lorsque ce refus de succomber à la tentation manque, qu’on n’oppose pas de résistance, cela donne automatiquement lieu à la sécularisation. La raison justement de son refus, si elle devient d’acceptation, fait naître la sécularisation, l’acceptation de la tentation avec ses conséquences et ramifications.

L’Église, telle que le Christ l’a voulue, ne constitue pas un organisme purement historique qui pourrait à chaque fois se transformer selon les courants politico-idéologiques du temps en s’y adaptant (conformisme) ; une telle adaptation l’introduirait justement au cœur de la sécularisation. L’Église n’est pas non plus un “abri” pour des existences individuelles dont elle aurait pour but d’exaucer les besoins particuliers. L’Église existe comme relation, comme réseaux de relation, et communion. En vérité, c’est la relation du monde avec Dieu – en Christ – qui est appelée Église. Et ce “en Christ”, lieu de la rencontre du monde avec Dieu, nous montre que le caractère de l’Église est profondément “théanthropique”. La chute constitue déjà une aversion de l’homme envers Dieu et un enfermement dans le monde et la création séparés de Dieu. Elle ramène l’homme et le monde à une autosuffisance, à un enfermement dans son propre égo, c’est-à-dire à l’égocentrisme.

Dans le jardin d’Éden, il arrive avec Adam[6], le premier événement, unique dans son genre : une créature, le diable, s’adresse à une autre créature, l’homme, pour discuter, sinon du refus, du moins de la correction et de l’amélioration de l’acte créateur de Dieu. Il ne s’agit pas là d’une proposition de refus total de Dieu, mais d’une amélioration de son œuvre. Dans ce cas, la créature devient le critère en soi, le critère de ce qui doit être. Elle devient elle-même l’archétype de l’image selon laquelle l’homme est créé, alors qu’elle est l’image “de Dieu” et pas de la créature elle-même. Par ce renversement de perspective, l’image de Dieu est enfermée dans une conception et une perspective intra-créationelles. Tout est mis au service d’un objectif séculier. Même Dieu est utilisé, identifié au service d’une finalité historique purement anthropocentrique.

Le deuxième événement se produit avec le Christ, « sur une très haute montagne »[7], lorsque le diable lui-même tente de l’accrocher aux choses de ce monde, lui proposant de se fixer aux royaumes du monde et de refuser la dimension du Royaume du ciel et de l’éternité eschatologique : « Je te donnerai tout cela »[8]. Le diable tente donc, par le biais de sa proposition, de séculariser la raison d’être du Christ Lui-même, Son incarnation et sa perspective sotériologique.

Cependant, le Christ est venu récapituler en Lui-même le monde entier, visible et invisible, sensible et intellisible ; il constitue dans Son corps – qui est l’Église – la création dans sa nouveauté. De même et par extension, l’Église, Son Corps, est également l’icône du monde entier, visible et invisible ; elle “constitue” la création toute entière, sensible et intelligible, en unifiant ce qui était décomposé. L’Église ne peut donc être conçue sans le monde, et le monde ne pourrait véritablement pas exister sans l’Église, autrement dit en dehors de sa relation avec le Christ. L’œuvre de l’Église consiste en la réception et l’incorporation de l’ensemble de la création au projet de l’Économie divine, en cheminant vers la “ressemblance”. Lorsque l’Église perd ce chemin et cette orientation eschatologique de “ressemblance”, elle se conforme purement et simplement à l’histoire. Perdant la perspective du Royaume (de la “ressemblance”), elle s’identifie unilatéralement au monde et se consacre à des fins séculières. Par conséquent, elle se sécularise et ouvre le chemin à sa propre désorientation ultérieure, perdant la perspective de Dieu révélé, de plusieurs manières, à l’homme. Alors le monde absorbe l’Église au lieu d’être transfiguré par elle. L’Église succombe à la tentation à laquelle le Christ a su résister. Elle gagne peut-être les royaumes de ce monde, si futiles et si incertains, mais elle perd le Royaume de Dieu à venir.

Une question est alors posée : dans quelle mesure l’Eglise, dans le monde entier, est-elle aujourd’hui concernée par l’influence constante et permanente de la sécularisation et quelle peut être son attitude face à ce phénomène ?

a) La sécularisation peut avoir une influence néfaste directe sur la structure et l’identité même de l’Église. Sous son emprise, l’événement eucharistique, le fondement de l’Église, est altéré : le rassemblement de la Communauté ecclésiale et l’événement de communion dérapent vers un événement d’amélioration morale individuelle. Les fonctions essentielles de l’Église revêtent un caractère de fonctionnariat, le système synodal – à l’origine une synaxe épiscopale conciliaire confirmerait la foi –, devient un outil de contrôle utilisant les critères de la démocratie séculière – dans le meilleur des cas sur la base du “principe de majorité”[9]. La structure ontologique charismatique[10] de l’Église se trouve alors renversée. Les sacrements – “mystères” dans le langage patristique – deviennent des actes de démonstration privée et mondaine ; ils ne sont plus des événements de communion eschatologiques. L’unité entre la Théologie et la vie ecclésiale est totalement brisée. La connaissance se détache de l’amour. L’Église devient un mécanisme idéologique qui se défend contre celui qui ne l’accepte pas. Et alors tous les moyens sont justifiés…

b) La sécularisation est finalement un long processus, mis en marche par addition et soustraction diverses de l’identité et de la tradition de l’Église, par des “corrections” apportés à l’œuvre créatrice et sotériologique de Dieu au sein de l’Église. C’est pour cette raison que les Pères de l’Église se sont montrés si sévères, lorsqu’il s’agissait de transformer la structure et la vérité révélée (dogme) de l’Église, même si cela ne concernait qu’un iota[11]. Et c’est bien pour cette même raison que nous observons actuellement avec respect et compréhension l’attachement de l’Église et des fidèles à ce qui nous a été transmis et qui est vécu dans la tradition ecclésiale diachronique.

c) Dans cette perspective, l’Église orthodoxe manifeste une sensibilité particulière à ce sujet, comme en témoigne le texte final de la Synaxe des Évêques du Patriarcat œcuméni­que de Constantinople, convoquée au Phanarion par le patriarche œcuménique Bartholomée Ier en septembre 1998 : « Nous [Chrétiens] sommes aussi soumis aux tentations de la “sécularisation” ; c’est justement là, pour le monde et tout ce qui est relatif, la conception, le vécu sans Dieu et l’assimilation au monde. […] Dieu ne nous a pas donné un « esprit de crainte mais un esprit de puissance et de sagesse »[12]. Nous tenant nous-mêmes dans cet esprit en ce monde sécularisé qui ramène tout à lui-même, nous sommes appelés à manifester en notre vie la vie de qui nous a créés, offrant dans nos paroles comme dans nos actes le signe et le témoignage d’enfants de Dieu cheminant dans la lumière de Sa puissance ».

d) Lorsque la sécularisation survient, l’Église agit de deux manières différentes : soit elle devient une partie de l’appareil de l’État au sein de la société, soit elle tente de se substituer à l’État.

• D’un côté, dans l’espace des pays à majorité orthodoxe, la sécularisation en tant que faiblesse personnelle des membres n’est pas quelque chose d’inconnu, tout comme la tendance à institutionnaliser, dans l’histoire récente comme dans l’ancienne. Le rappel suivant de saint Jean Damascène dans son œuvre “Contre les ennemis des icônes” n’est certainement pas dû au hasard : « Il n’appartient pas aux empereurs de légiférer dans l’Église. […] Les empereurs doivent avoir un comportement politique juste »… Mais la tendance à la sécularisation a pris des dimensions institutionnelles après l’époque des Lumières et la Révolution française ; de là, elle est arrivée dans les pays de tradition orthodoxe sous la forme d’un effort de modernité et de mise en conformité avec l’esprit étatique institutionnalisé.

• D’un autre côté, considérant qu’elle peut apporter au monde un système politico-social idéal, l’Église se sécularise massivement ne serait-ce qu’à travers le combat pour remplacer, acquérir et maintenir le pouvoir séculier. À ce propos, nous ignorons quelque chose d’extrêmement important : le pouvoir peut se hisser au-dessus des citoyens, mais ne peut jamais se hisser au-dessus du monde et de la sécularisation. Même sa suprématie envers les citoyens, exprime sa tendance à l’absolutisation ; car il fait, lui aussi, parti du créé. Le pouvoir ne peut pas être christianisé, comme la mort ne peut non plus être christianisée. Lorsque l’Église est entraînée dans cette direction, ses visions eschatologiques perdent leur centre de gravité ; une version sécularisée de l’Église est alors présentée aux hommes, qui ne correspond ni à sa nature ni au contenu de la réponse donnée par le Christ à la troisième tentation[13]. L’Église oublie son identité et se transforme en une simple institution de ce monde, en devenant purement éonistique[14]. Elle ressent alors le besoin de se justifier au niveau séculier et absolutise son œuvre sociale et philanthropique. Bref, l’Église ne peut pas s’identifier au pouvoir politique sans être en contradiction avec son identité, sa nature et sa mission au sein de l’Histoire, parce que, justement, l’Église ne peut se réduire dans l’Histoire et être limitée à la forme de ce monde.

De la question précédente, avec l’esquisse des influences que l’Église reçoit de la sécularisation institutionnalisée, naît la question suivante : l’Église – le Christianisme – est-elle en mesure de faire face et de renverser, dans le cadre de la post-modernité, la tendance de l’homme actuel qui marche vers une coupure totale de la communion avec Dieu ? La réponse est sûrement positive, si les Chrétiens sont en conformité avec les principes christiques indicatifs suivants :

a) Parce que le Chrétien croit en la Vérité révélée. Grâce à cette foi, il est convaincu de la vie eschatologique et prie pour que le dessein de Dieu soit accompli en sa personne. Il espère et « il attend »[15], et cet espoir ne faiblit pas, selon l’apôtre Paul[16].

b) Parce que le Chrétien croyant apprend de plus en plus d’accepter et de respecter la liberté personnelle de tout homme, qui a sa propre façon et sa propre foi pour s’unir au Dieu le Père Créateur, qui comme Père « illumine et sanctifie tout homme qui vient au monde »[17].

c) Parce que, tout simplement, on est définitivement libéré de la mort…, car le Christ est ressuscité des morts !…

Par ailleurs, il est vrai que la sécularisation a toujours été pour l’Église une grande tentation : chercher à imiter ou bien chercher à composer avec les forces de ce monde qui prétendent s’attacher à des questions telles que la destination de l’homme, la sauvegarde de la Culture humaine (d’une façon générale) ou le but de l’Histoire[18]. Il est, certes, vrai qu’une Église sécularisée devient, par définition, une idéologie religieuse, parce que c’est justement alors qu’elle descend au niveau des données médiocres et débiles d’un monde déchu et aboli.

Ici encore et à cette occasion, il faut dire juste un mot sur le sécularisme sacerdotal. L’homme ne trouve pas son salut si la dignité sacerdotale, le Sacerdoce de l’Église ne permet pas à son Seigneur de venir, de chercher, de souffrir avec les hommes et de les sauver, d’être présent dans son Église jusqu’à la fin des siècles. Le salut ne doit surtout pas être considéré comme une solution à des problèmes de survie dans le présent, mais bien comme une liberté, une libération de la mort, en tant qu’aboutissement fatal de la vie, et une découverte des fins ultimes, des Eschata, dans le siècle présent. Personne, pas même le prêtre, n’est assez méritant pour considérer l’œuvre d’amour éternel de Dieu comme sienne, comme une œuvre irremplaçable ! Pas plus, bien entendu, qu’il ne peut considérer les fidèles de Dieu comme ses propres ouailles, ou le peuple de Dieu comme un peuple qu’il peut aisément représenter ou pire sur lequel il faut exercer encore plus aisément “ses pouvoirs”… S’il en était ainsi, ce serait le triomphe éclatant de la sécularisation du sacerdoce.

Il est vrai que la sécularisation du sacerdoce signifie aussi la substitution à la place du Christ-Prêtre d’un sacerdoce humain qui, non seulement s’efforce d’imposer le salut, mais aussi de créer soi-disant une nouvelle forme de sacerdoce, en se mêlant de tout en l’absence du Christ ! La sécularisation ecclésiastique est l’hérésie qui considère « un serviteur comme plus grand que son Maître »[19], le remplacement de l’infinie humilité du Christ, descendant jusqu’à l’Enfer, par l’infinie vanité du prêtre-homme. Cette sécularisation fait du Christ un indésirable, un importun, après avoir auparavant rendu le prêtre lui-même méconnaissable, objet de répulsion… Le sacerdoce signifie que l’homme est invité à suivre le Christ où qu’il aille, invité à porter ses stigmates, la souffrance de la pauvreté, de la maladie, du déshonneur, cette souffrance à travers laquelle il exerce Ses miracles dans l’Histoire. Au cas échéant, ce qu’en dit le père Alexandre Schmemann est assez révélateur : le monde contemporain respecte le clergé comme il respecte les cimetières. Tous deux sont utiles, tous deux sont sacrés et tous deux se situent hors de la vie !…

C. Dimension théologique de la protestation monastique face à la Sécularisation

Il n’est pas possible de comprendre, dans toute sa portée et sous tous ses aspects, le protestantisme que le Monachisme a opposé à toute forme de Sécularisation – notamment ecclésiastique –, sans montrer et démontrer la dimension théologique du phénomène monastique, de l’événement-Monachisme.

Le Monachisme tire sa vision de l’eschatologie de l’Église. Il existe et progresse au sein de l’Église, de la même manière que l’Église existe au sein de l’Histoire en tant que Royaume de Dieu « à venir, mais déjà là », en tant que réalité-icône des Eschata. Tel fut le vécu du corps ecclésial pendant les trois premiers siècles du Christianisme. Cependant, lorsque ce vécu tendit à se séculariser, surtout après que le Christianisme avait été proclamé religion officielle de l’Empire romain (313), le Monachisme travailla à maintenir l’orientation eschatologique de l’Église. Dès lors, son existence consista à « refléter la gloire du Christ »[20].

L’unique souci du Monachisme en tant qu’Église, et de l’Église elle-même, était d’être le phare qui guiderait les pas des fidèles et les balises qui traceraient leur route, ou mieux, d’être le « reflet » des fins dernières (Eschata) dans l’Histoire, mais aussi au sein du corps ecclésiastique sécularisé. Qu’est-ce que cela signifie sur le plan théologique et pratique ?

Nous avons noté que le Monachisme est un « miroir » qui reflète des réalités futures dans le présent de l’Histoire. Il est l’ « icône des Eschata » qui parviennent et pénètrent dans l’Histoire. Un exemple nous permettra de mieux comprendre cela, ou plutôt, une expérience que nous avons tous faite dans notre enfance, en particulier à l’école. En classe, nous utilisions de petits miroirs pour réfléchir les rayons du soleil qui pénétraient par la fenêtre et les diriger vers les yeux de nos camarades. Le soleil réfléchi dans le miroir les éblouissait, autant que s’ils le regardaient directement. Dans notre exemple, nous avons donc en apparence deux soleils, situés en deux lieux différents : le soleil dans le miroir et le soleil dans le ciel. Pourtant, il s’agit du même soleil, de celui qui brille dans le ciel et dont le miroir capte les rayons qu’il introduit dans la classe. Évidemment, le soleil unique, réel, est celui du ciel. Toutefois, celui qui se réfléchit dans le miroir est tout aussi réel. Certes, le soleil réel se trouve dans le ciel, non pas dans le miroir. Le miroir, cependant, de par ses qualités hypostatiques, permet au soleil d’entrer dans la classe et d’éblouir nos camarades. S’il était vraiment possible d’éclairer certaines situations ontologiques de la vie et du Royaume par de tels exemples, nous pourrions dire que nous est rendue ici la notion d’icône, le fait de l’iconologie [représentation] ontologique. Ainsi, l’Église est le miroir [l’icône] du Royaume dans l’Histoire et c’est précisément ce que le Monachisme nous laisse entendre par son refus de la sécularisation.

En effet, l’Église existe comme icône, comme réalité icônique, et son existence est destinée à introduire le Royaume dans l’Humanité, les Eschata dans l’Histoire, l’eschatologique dans le présent historique. Nous comprenons ainsi que chacune de ses réactions contre la sécularisation nous préserve de toute dérive éonistique et de toute eschatologie séculière, cosmique (intra-créationnelle), contre lesquelles, précisément, la présence et le témoignage monastiques s’efforcent de nous prémunir dans l’Église et dans l’Histoire. Le Monachisme désire être l’icône de l’Église eschatologique. C’est pourquoi son refus ferme de la sécularisation est primordial pour souligner le caractère iconique du Monachisme, afin que, par la suite, nous soyons en mesure de comprendre le contenu de ce refus.

Le Monachisme a adopté une position de vie fondamentale face au monde déchu : la réception de l’homme, non pas tel qu’il était dans la situation où il était ou est dans le présent, mais tel qu’il sera dans l’avenir eschatologique. La phrase d’accueil à la vie et à la spiritualité monastique est révélatrice à cet égard : « Je t’engage, non pas tel que tu étais, mais tel que tu seras et deviendras !… ». C’est tel qu’il sera que le moine aspire à la sainteté, au divin… La vie de l’apôtre Paul en est une démonstration éclatante : nous savons combien il était indifférent à l’Église avant le martyre du protomartyr Étienne[21], et combien il changea après le martyre de diacone Étienne, au point de partir évangéliser le Royaume dont il était déjà « citoyen »[22]. C’est ainsi que nous arrivons à cette position de vie et le refus de la sécularisation, en tant que témoignage (eschatologique).

D. Le cheminement monastique, témoignage et martyre

Dans l’état des choses que nous venons de décrire apparaît finalement la relation entre Monachisme et Royaume, Monachisme et Eschata. Mais apparaît également, dans la position du Monachisme face à la Sécularisation, la relation entre Monachisme et témoignage. En dernière analyse, le Monachisme est « témoignage du Royaume », « témoignage des fins dernières [Eschata] ». En ce point, il nous faut voir brièvement le contenu de ce témoignage que j’appellerai ontologique.

Le mot « martyr », dans les textes hellènes, présente une ambiguïté. D’une part, le « martyr » est celui qui témoigne, qui confesse la foi dans le Christ, d’autre part, il est celui qui est martyrisé et se sacrifie pour le Christ. Cette seconde acception s’est répandue pendant les trois premiers siècles du Christianisme. Ceux qui témoignaient, qui confessaient leur foi en Christ étaient martyrisés et mouraient pour le Christ. D’où le substantif « martyre ». Par conséquent, « témoignage » et « évangélisme » renvoient à la mort. Il ne s’agit pas de la mort d’autrui, mais de « mourir pour le monde », tandis que la sécularisation est adhésion à l’ici-bas et vie « dans le siècle »[23], ce qu’indique le terme même de sécularisation. C’est pourquoi la vie monacale est définie comme une « mort au monde » [de se retirer du monde], mais en même temps, comme une acquisition de la citoyenneté du Royaume, dès l’Histoire : « déjà là et pas encore »… mais « déjà là ». Telle est la mort monacale qui, par définition, se trouve aux antipodes de la sécularisation qui, pour sa part, recommande de se consacrer totalement à la vie dans le monde déchu. Le moine meurt au monde, parce qu’il commence à vivre… dans et pour le Royaume. Cependant, pour être franc envers Dieu et envers les hommes, il nous faut confesser que, s’il n’est pas très facile de mourir (annonce de la mort monastique)…, il est extrêmement difficile d’être mort tout en restant vivant !… Tel est aussi le sens de la mort positive dans la tradition ontologique de l’Église.

À présent, il apparaît plus nettement comment le témoignage (dans le monde, mais non de façon sécularisée) est indissociablement lié au « témoignage du Royaume ». D’ailleurs, c’est le Christ qui, au début de son témoignage public, en énonça le contenu : « …Le Règne de cieux s’est approché »[24], ou, plus fort encore, « …Le Royaume de Dieu est proche [et pas “dedans” ou “parmi vous”, comme on le traduit en Occident (TOB etc.) de façon erronée] »[25]. Certes, Il parlait du Royaume et des fins dernières [Eschata] d’un point de vue descriptif et indicatif, mais Il montrait aussi la possibilité d’habiter ce Royaume, de communiquer avec lui, de communier avec Lui…

De communier « déjà » !… Mais, parce que nous nous trouvons dans l’Histoire… « pas encore »… C’est l’anticipation participative du Règne de Dieu.

C’est pourquoi le Royaume « est proche », ce qui constitue la définition de l’anéantissement de la sécularisation. Ce n’est pas seulement nous qui nous dirigeons vers les Eschata, le Royaume aussi se rapproche, vient vers nous. Le mouvement est double et ambivalent. Le présent avance vers l’avenir, mais l’avenir eschatologique, indépendamment du présent historique, avance vers le présent. C’est le Christ qui a donné le premier repère sur le parcours de l’Église dans l’Histoire, en proclamant l’approche du Royaume, sa venue vers l’Histoire. C’est ce que font l’Église et son Monachisme : ils sont des icônes du Royaume, le lieu de rencontre du Royaume et de l’Histoire. Que cette phrase du Christ devienne le début de la lutte contre la sécularisation : la possibilité d’introduire le Royaume dans l’Histoire, de l’y incorporer dès maintenant…, étant nous-mêmes les Chrétiens dans l’Histoire.

Du reste, telle est là la vision de la divinisation [déification-théosis] pour l’Église. La co-participation [méthexis] à la Résurrection amenée par le Christ, donnant réalité au Royaume et aux Eschata dès les temps historiques. En fin de compte, que signifie « réagir à la sécularisation » ? C’est ce à quoi le Monachisme de l’Église aspire : une orientation continue vers les Eschata et le Royaume, ce qui n’est rien d’autre que la communion avec le Dieu trinitaire et, finalement, la possibilité de communier [méthexis] avec Dieu. Mais c’est aussi la conscience d’attendre quelque chose qui nous viendra de l’avenir, ou plutôt, d’attendre quelqu’Un qui nous viendra de l’avenir !… « […]. J’attends la résurrection des morts et la vie du siècle à venir »[26].

E. Conclusion

L’Église, le corps ecclésial, est invité(e) de transférer dans l’Histoire et au sein du monde des réalités du Royaume et des Eschata. Dans une telle perspective, l’Église, loin de se trouver aliénée par son engagement dans la vie sociale et “poli-tique”, sait transfigurer la société qu’elle a assumé. Cela constitue la mission exclusive [de la présence] de l’Église au monde de tout temps et contemporain, et c’est justement cela, en fin du compte, qui fait la différence entre l’Église et tout organisme humain de même que toute religion née au sein du monde en chute. Au cas échéant, la perspective opposée constitue la définition de la sécularisation et du conformisme intra-créationnel de l’Église, de l’Éonisme ecclésiastique et finalement de son conformisme au schéma « de ce monde »[27], c’est-à-dire la soumission inhérente de l’Église aux valeurs du monde. La sécularisation prend alors tant de place qu’elle finit en retour par gagner l’Église elle-même…

De nos jours, le corps ecclésial éprouve des difficultés à prêcher la… et à comprendre la nouvelle situation qui pointe à l’horizon historique. C’est pourquoi le monde chrétien présente des symptômes variés : nous improvisons, adoptons des pratiques socio-politiques séculières et, à nos problèmes, donnons des solutions qui le sont aussi, en un mot, nous sommes atteints de conformisme au « présent siècle »[28]. Autrement dit, au lieu de transformer le monde, c’est l’Église qui se laisse transformée et altérée !… C’est pourquoi l’essence du problème se trouve en terrain inconnu !… En guise de conclusion, je préférerais donc mentionner une constatation, formulée par Georges Florovsky en commentant Jean Chrysostome. Il s’agit d’une petite phrase laconique qui montre, entre autres, la raison précise de la présence du Monachisme dans le monde et, par suite, la position du Monachisme face à toute dérive de l’Église vers la sécularisation. « Nous oublions très souvent le caractère provisoire du Monachisme. Saint Jean Chrysostome reconnaissait que les monastères sont nécessaires, parce que le monde n’est pas chrétien. Que l’on transforme et le besoin du monachisme disparaîtra »[29].

Nous nous sommes en maintes occasions interrogés sur la sécularisation, notre questionnement a pris tant de formes. Pendant deux millénaires, le Monachisme a lutté pour empêcher qu’elle ne pénètre au sein de l’Église. Mais, au fond, nous sommes-nous jamais interrogés sur le pourquoi de cette guerre interminable, bien que non déclarée, sur le pourquoi de ce combat continuel ? Comment interpréter cet acharnement théologique ? Il y aurait beaucoup à dire pour donner une réponse complète et bien documentée. Nous n’avons pas ce luxe de temps. Aussi me contenterai-je laconiquement d’un seul point qui pourrait constituer peut-être le point de départ d’une analyse encore plus étendue et encore plus approfondie sur la question. Nos Églises se sont glissées à un tel point et se trouvent ainsi dans une situation qui peut être qualifiée d’autoréférence [autosuffisance] ecclésiologique. Cela signifie qu’elles sont toutes devenues auto-référées, étant donné que leur référence ne se réalise pas en fonction des Eschata comme élément constitutif de leur identité, mais leur référence se réalise en fonction de leur élément culturel constitutif historique (le ritus pour les Catholiques romains, la confessio pour les Protestants et l’ethno-phylétisme pour les Orthodoxes), c’est-à-dire cet élément particulier, qui les fait être hypostatiquement et visiblement différentes par rapport aux autres Églises chrétiennes. En d’autres termes, si la référence était faite à l’un et le commun Christ eschatologique[30], les …fractions auraient été homonymes, tandis que maintenant les fractions sont hétéronymes, car justement Sa place au dénominateur est occupée par des éléments culturalistes (le ritus, la confessio et l’ethno-phylétisme). Dans une reprise culturelle de sécularisation qu’est l’Église multiple, l’Église peut alors se transformer en icône de l’Enfer. Et l’“Église multiple” est finalement et par définition une icône de l’Enfer, car l’“Église une” n’existe que là où est réalisée l’unité ontologique comme communion des personnes. « Mais, le Fils de l’homme, lorsqu’il viendra, trouvera-t-il l’Église une sur la terre? »[31]. En fin du compte, cette autoréférence ecclésiologique développée n’est-elle pas la sécularisation de l’Église, ce qui veut dire que l’Église puise son hypostase constitutive non pas des Eschata mais des éléments culturalistes séculiers ? Par conséquent, la division des Chrétiens et des Églises n’est-elle pas finalement à cause de cette sécularisation ecclésiologique ?… Néanmoins, il ne faut pas oublier qu’une sécularisation devenue complète débouche directement sur l’aliénation ontologique !…

 

 


[1]      Cf. 1 Jn 2, 15-17.
[2]      Mc 10, 43-45.
[3]      Athanase d’Alexandrie, Vie de saint Antoine, 80, in P.G., t. 26, col. 956A.
[4]      Mt 5, 19.
[5]      Mt 4, 8-11.
[6]      Voir Gn 3, 1-7.
[7]      Mt 4, 8.
[8]      Mt 4, 9.
[9]      Par rapport au “principe de l’unanimité” des quatre premiers siècles.
[10]    Cf. st Hippolyte de Rome, La tradition apostolique, Paris, éd. du Cerf (coll. Sources Chrétien­nes, n° 11 bis), 21984, 1ère Partie (ch. I-XIV) ; de même, voir B. Botte, La Tradition apostolique de Saint Hippolyte (Essai de reconstitution), Münster, Aschendorffsche Verlagsbuchhandlung, LQF-Band 39, 21989, les chapitres respectifs.
[11]    Cf. Mt 5, 18.
[12]    2 Tm 1, 7.
[13]    Mt 4, 8-11.
[14]    Du mot éon (αἰών), l’ère, le siècle, le temps : sécularisme (du “sæculum”). Ce terme désigne la mentalité des hommes (αίωνισμὸς) qui, certes, croient en Dieu, mais qui ne peuvent, cependant, pas (Éph 2, 2) faire de ce Dieu [“pantocrator” (cf. le Credo de Foi de Nicée-Constantinople)] le “centre de leur vie” (abba Dorothée), fait (Mt 13, 22 ; Mc 4, 19) qui a pour conséquence réelle une “perspective hétérocentrique” (un rejet de Dieu dans la transcendance) éloignant (2 Co 4, 4) de ce Dieu “par amour pour l’éon présent” (2 Tm 4, 10) et rangeant l’homme (Lc 20, 34) dans la dimension “de ce monde” (Jn 18, 36-37). Il s’agit d’une catégorie intra-créationnelle, c’est-à-dire du côté de ce qui est façonné —tout en oubliant sa perspective eschatologique (Éph 1, 21 ; Hb 6, 5 ; Tt 2, 12)— sur le modèle (Rm 12, 2) [civitas terrena] “de ce monde” (ἐγκόσμια έσχατολογία-eschatologique cosmique, séculière), ou encore accordant la priorité à l’αἰὼν οὗτος (ce siècle-ci) sur l’αἰὼν ὁ μέλλων (le siècle à venir). L’éonisme est avant tout une réduction de l’homme au monde, à l’histoire et à la nature. Enfin, l’éonisme ecclésiastique ne laisse pas de place à l’imminence eschatologique. Il ne veut trouver sa justification que dans le temps et le monde présents.
[15]    Verset final du Credo de Foi de Nicée-Constantinople.
[16]    Rm 5, 5.
[17]    Jn 1, 9.
[18]    Voir l’article intéressant d’Olivier CLÉMENT, « Christianisme et Sécularisation », in Revue SOP, n° 250, Paris, juillet-août 2000.
[19]    Jn 13, 16.
[20]    1 Co 3, 18.
[21]    Cf. Actes 6, 8-7, 60.
[22]    2 Co 12, 1-6.
[23]    Voir 2 Tm 4, 9 et Jn 18, 36-37.
[24]    Mt 4, 17.
[25]    Lc 17, 21.
[26]    Symbole de la Foi de Nicée-Constantinople, son point culminant, son aboutissement ultime.
[27]    Jn 18, 36-37.
[28]    2 Tm 4, 10.
[29]    Dans son ouvrage “Le corps du Christ vivant”, in La Sainte Église universelle, Paris 1948, p. 56, n°1.
[30]    Cf. Apoc. 22, 20.
[31]    Cf. Lc 18, 8.