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ORTHODOXIE et TOURISME

Essai pour une pastorale en Méditerranée

Aborder donc le thème du tourisme dans la perspective chrétienne à laquelle j’adhère, c’est d’abord, c’est essentiellement partir de l’homme lui-même, de la personne irréductible telle que la conçoit un Nicolas Berdiaev p. ex. ou encore S.S. Jean-Paul Il lorsqu’il dit que « l’homme est le chemin de Dieu ». C’est vrai que notre société sécularisée se tait beaucoup sur Dieu. Peut-être est-ce une étrange pudeur. Peut-être, selon l’expression de nos vieux ascètes, un simple «oubli».

N’est-ce pas là pour nos Eglises la véritable chance de proposer, dirais-je ici, une nouvelle « précompréhension » du message évangélique dans l’espoir d’arriver peu à peu à ébaucher une parole capable de garder la pudeur de l’homme sécularisé de ce temps tout en lui refusant le mutisme ? Une parole pour enfin oser dire, sans violence ni esprit aucun de conquête, que Dieu est tout simplement la joie et la liberté de l’homme ! Il importe donc en premier lieu d’éviter la tentation du tourisme spirituel et du syncrétisme de détail.

Du tourisme spirituel qui tomberait dans la tentation de la folklorisation commerciale des îlots des « civilisations dites traditionnelles », sur lesquelles se porte aujourd’hui volontiers l’Occident avec une sorte de curiosité lasse.

Du syncrétisme de détail (comme p.ex. le fait de traduire le « Soi » indien par Dieu), qui fait oublier le sens des ensembles et conduit aux généralisations massives, c’est-à-dire la confusion.
Ici plus qu’ailleurs nous pouvons pastoralement comprendre et admettre que le passage de ceux que l’on a tendance à trop facilement qualifier par ce saisissant et étrange raccourci du terme « touristes », (un passage saisonnier et que nous ne pouvons pas bien ni cerner ni inscrire dans un cadre et un espace de durée), nous fait mieux voir combien il nous est impossible de prétendre nous mettre à la place de Dieu.

Mais nous croyons que lui, il sait et c’est pour cette raison qu’en arrière-plan, nous ne pouvons que sentir très fortement l’inévitable rapprochement, face au nihilisme et au cynisme contemporains, de toutes ces femmes et de tous ces hommes qui traversent la vie de nos communautés pour un bref instant, et pour qui malgré tout vivre et mourir ont un sens. Il y a donc place pour un témoignage d’espérance, pour un témoignage de la dure et exigeante tendresse pour chacun car l’homme le plus déchu (puisque le bien et le mal se mêlent dans notre société) restera toujours et malgré lui l’enfant de Dieu, qui mérite un respect inconditionnel.

En fait le sens et l’origine de la culture européenne, c’est la personne et, ne l’oublions pas, la personne exige la communion, tandis que paradoxalement ce 20è siècle en voie d’achèvement, qui a accompli de grandes choses dans le champ de la connaissance du cosmos et dans l’effort pour soumettre la création à la volonté de l’homme, est aussi celui qui a fait le plus accroître les risques de compromettre la survie de l’homme comme une personne libre, « créée à l’image et à la ressemblance de Dieu ».

Pourtant il n’y a pas que des aspects négatifs : le respect de l’autre, la liberté de l’esprit, le meilleur de nos démocraties pluralistes et de nos sociétés sécularisées s’enracinent dans la révélation biblique de la personne et la distinction faite par le Christ entre le Royaume de Dieu et celui de César.

Tout cela n’est pas étranger à nos Eglises. Alors, pourquoi ne pas tenter de le réorienter de l’intérieur. Il faut prendre ce mot, « ré-orienter », dit S.S. Bartholomée, dans tout son sens : «si l’Europe orientale, en effet, doit faire, d’une manière ou d’une autre l’apprentissage de la laïcité, l’Europe occidentale doit retrouver, en partie, son «orient» intérieur. Il est impossible en effet d’affronter les problèmes sous leur seul aspect économique, social ou politique, il faut également les considérer dans leur profondeur morale et religieuse» …

Autrement dit, la sécularisation est un passage nécessaire par la conscience et la liberté. A nous, les Eglises, il appartient désormais d’inventer ces voies authentiques par lesquelles la foi chrétienne pourra rester présente dans la société sécularisée .

Une vraie pastorale du tourisme devrait pouvoir mettre l’homme devant ce qui ne sert à rien mais éclaire tout parce qu’il existe encore des réalités secrètes qu’on ne peut ni expliquer, ni acheter, mais seulement admirer, mais seulement contempler.

Une vraie pastorale du tourisme devrait pouvoir permettre à l’homme de saisir son existence comme une célébration, comme une fête où il pourra enfin trouver une parole, des images et des gestes de vérité même si l’histoire folle de cette fin de siècle semble sans cesse le faire taire.

Une vraie pastorale du tourisme, en ne se situant prioritairement qu’au niveau des légitimations ultimes, devrait permettre de faire réfléchir la société et lui rappeler sa possibilité et son sens surtout de l’amour et non pas la laisser s’enfermer dans cette fascination par la mort que désormais elle ne cesse de sécréter, engendrant par là-même en elle une sorte d’angoisse du crime contre l’autre ou contre elle-même.

J’ajouterai que pour nous, qui vivons ici en Méditerranée, une autre tâche nous échoit à plus long terme, celle de retrouver et de vivifier le génie de tout le bassin méditerranéen. Les peuples qui vivent autour de cette mer, il faut les inviter à construire librement, volontairement, la paix en Méditerranée, en retrouvant les principes et les valeurs qui, au long des siècles, ont fleuri dans cette région du monde au sein même des trois grandes religions monothéistes que sont le judaïsme, l’islam et le christianisme. Et ces valeurs sont, rappelons-le brièvement, la foi en un Dieu unique, le caractère sacré de la personne humaine, l’amour capable de dépasser toutes les frontières et toutes les discriminations par la compassion, le pardon, la justice et la paix ; tant il est vrai que déjà au Moyen-Age une culture méditerranéenne relativement unifiée s’était établie, utilisant, chez les chrétiens comme chez les musulmans p.ex., une raison qui restait proche à la fois du logos grec et de la Sagesse biblique.

Ainsi il est bien connu que l’homme méditerranéen s’adonne plus volontiers au langage de l’amitié qu’à celui de la domination, préférant la chose dense et bonne à l’objet industriel. Pour l’homme méditerranéen, «l’être est relationnel», se plaisent à le préciser aussi bien le théologien et penseur grec Christos Yannaras que le Métropolite Jean de Pergame ; il est intérieur à la communion des hommes entre eux et avec le Dieu vivant.

Le Méditerranéen vit avec intensité, comme si pour lui « le sol, écrivait le poète grec Sikélianos, se tend comme la peau du bœuf sur le tambour » ! Pourtant cette mer risque aussi de mourir par pollution physique et morale, par incapacité d’équilibrer sa rive septentrionale (où les hommes mangent à leur faim) et sa rive méridionale, trop peuplée, trop peu développée, où grandit de nos jours un fanatisme de désespoir.

Pour créer un équilibre pacifiant entre ces deux rives (équilibre que beaucoup d’ailleurs considèrent comme utopique) il faut des desseins visionnaires, animés non seulement par les responsables politiques et culturels mais aussi et peut-être maintenant plus que jamais par les religieux des pays qui entourent ce bassin méditerranéen afin d’établir une authentique et active collaboration en vue de la survie de cette mer, laquelle, depuis la haute antiquité et jusqu’à nos temps présents, semble sans cesse récapituler l’histoire du monde.

Une réponse de notre part dans ce sens pourrait volontiers être cette citation du Métropolite grec-orthodoxe Georges Khodr du Mont Liban : « Le Christ, n’est pas une institution. Il est valeur, acte, transformation des cœurs dans le sens de la douceur, de la simplicité, de l’humilité, du Jihâd pour ceux qui souffrent » (in revue « CONTACTS » n° 110 / Paris 2e Trim. 1980, p. 97), le mot «Jihâd» étant saisi ici dans son sens non pas dérivé qui désigne la guerre mais principalement dans son sens initial qui signifie effort, combat intérieur.

Une réponse qui se profile comme un chemin providentiel mystérieux dans la ligne «abrahamique» qui va du Père des croyants au Prophète arabe et qui déjà avait été admirablement pressentie par le grand poète mystique de langue turque Younous Emré (13è – 14è s.) lorsqu’il écrivait ceci : «Le Sinaï, … la Bible et l’Evangile, le Coran, le Talmud, la sentence de lumière, tout est dans l’être…».

Le fait de prendre appui sur la Méditerranée pour étayer notre réflexion pastorale sur le tourisme n’est nullement fortuit.

Car si nous l’abordons d’un point-de-vue historique et sociologique, nous constatons :
a) que son versant oriental comprend l’Egypte, la Palestine, la Syrie et même d’une certaine façon la Mésopotamie, l’Asie Mineure, la Grèce avec les Balkans, Rome enfin et ce avec tout ce que cela sous-entend dans le domaine de l’art, de la culture et de l’environnement ;

b) que ni l’Orient à lui seul ni l’Occident à lui seul ne peuvent prétendre s’accaparer pour leur unique usage tous l’acquis des siècles passés.

Les Egyptiens, les Juifs, les Syriens, les Peuples de Mésopotamie, les Grecs et les Romains ont tous été des «faiseurs de civilisations» lesquelles ont été ramassées toutes ensemble dans une semblable expression identitaire, celle de la civilisation byzantine, qui a mêmement et indistinctement embrassé tant l’Orient que l’Occident. Leurs Saintetés le Pape Jean-Paul 2 et le Patriarche Œcuménique Bartholomée en sont tous deux conscients aujourd’hui. Le premier se plaît à rappeler que l’Eglise possède deux poumons, l’un occidental, l’autre oriental. Le second n’hésite pas, comme nous l’avons déjà dit plus haut, à insister sur le fait qu’il est nécessaire de nous «réorienter de l’intérieur». Je crois comprendre que pour lui «l’unité politique, coupée de la civilisation, c-à-d du sens fondamental des relations humaines est incapable d’aboutir à la réalisation de l’unité de l’Europe» et aussi «que Rome et Constantinople, autrement dit selon notre terminologie orthodoxe l’Ancienne et la Nouvelle Rome, se doivent d’être considérées comme les axes de référence de cette même Europe» (allocution au Parlement de Strasbourg du 19 avril 1994).
Bien sûr, une telle argumentation peut toujours trouver son équivalent dans tout autre contexte géographique et humain de par le monde.

Toutefois il y a une donnée fondamentale qui initialement ne nous appartient qu’à nous seuls : le Christianisme. Et c’est là toute la différence : parce que le Christianisme prend appui sur la Bible, autrement dit sur la Révélation faite par Dieu au peuple juif. C’est cela qui a permis de créer une véritable osmose entre l’Orient et l’Occident et de surmonter par conséquent tous les clivages entre la partie orientale et la partie occidentale de l’Europe.

L’on a trop souvent tendance à oublier que l’élément grec fait autant partie intégrante de la culture européenne d’Occident que l’élément latin, particulièrement dans le monde des médias et en matière de géopolitique tout comme on insiste beaucoup sur la grécité des Pères grecs alors qu’ils sont par excellence et avant tout des Pères de la Bible. Dans le contexte du dialogue œcuménique, nos Eglises, ce me semble, devraient pouvoir saisir cette opportunité de façon plus clairvoyante, plus responsable afin de sortir l’homme d’aujourd’hui de la sécheresse de son rationalisme et de la tristesse de ses prises de positions par trop souvent unilatérales dans le but de lui rappeler que l’être humain n’est pas seulement fait que de parole et de raisonnement, que de pensée ou de liberté de pensée. L’être humain est au-delà de tout, d’abord mystère.

Un mystère qui s’inscrit et se circonscrit dans un visage. Et ce visage ne peut vivre avec les autres que dans la communion née de l’amour, sans quoi il ne peut y avoir de véritable communauté humaine.

Une telle vision doit nécessairement être prise en compte dans la dimension de notre pastorale du tourisme pour exclure toutes nos peurs qui n’ont rien de commun avec l’amour et inclure toutes les formes d’amour qui, elles, n’ont rien de commun avec la peur. Sans cette exigence, pourquoi aux yeux de nos semblables notre témoignage évangélique serait crédible, pourquoi notre culture européenne serait authentique ?

Certes, les risques existent bien mais ne perdons jamais de vue que l’Eglise primitive est née et a triomphé en assumant courageusement les siens : les persécutions notamment et tant d’autres dangers encore !

Alors pourquoi ne pas faire nôtre le défi actuel qui nous interpelle par une sincère et réciproque collaboration d’abord entre les Eglises elles-mêmes et ensuite ensemble avec toutes les autres confessions, toutes les autres dénominations et chaque homme en particulier, quel qu’il soit et d’où qu’il soit ?

Après tout, il ne nous est pas demandé de faire fi de notre propre identité, pourvu que nous sachions rester le ferment humble et paisible, le lumignon sous le boisseau afin que naisse une nouvelle politique culturelle au sein de laquelle nous assumerions au mieux la part qui nous revient.

Mais pour ce faire, il nous faut changer de mentalité, pour promouvoir le gratuit, l’inassimilable, ce qui, comme cela a déjà été dit plus haut, ne sert à rien mais éclaire tout. Pour aussi insister sur les deux dimensions inséparables de communion et de transfiguration et ainsi, enfin, mieux faire comprendre que Dieu est la liberté de l’homme, c-à-d ce Quelqu’un qui s’interpose à jamais entre le néant et nous. Un néant qui engendre, en cette fin de siècle, tant de terreurs et qui se monnaie en une multitude de peurs.

On accède à cela, écrit le Père Grigorie Marcu, « par effort volontaire personnel » certes mais surtout par le fait que « l’activité pastorale, grâce aux méthodes spécifiques qui lui appartiennent en propre, possède les moyens de déclencher les vrais efforts de croissance spirituelle, tant individuelle que collective » et ce parce qu’une bonne pastorale finit toujours par s’adapter aux circonstances historiques de l’existence et du temp.

A quel prix et avec quelles chances ? A nous de les inventer à travers toutes les formes de beauté, de rencontres, d’échanges et de conversation d’homme-à-homme et surtout sans attendre des résultats spectaculaires, immédiats et massifs. Puissions-nous plutôt devenir les vrais acteurs d’un authentique renouveau au sein de nos propres communautés pour pouvoir ensuite nous présenter comme les apôtres vrais de la paix, de la compassion et de la gratuité. Nous ressemblons un peu à ces gens qui parlent en langue et c’est pour cela que nos Eglises ont aujourd’hui besoin d’interprètes capables de proposer une nouvelle traduction de la Parole évangélique en partant de l’homme lui-même. Cette grande responsabilité incombe à la Théologie.

C’est pourquoi pastorale du tourisme et théologie ne font qu’un à mes yeux .
« Tout est nu …, écrit le grand poète grec Costis Palamas,
le jour déferle de partout… Rassasiez-vous de lumière… Ce pays est un vin sans mélange ! »
Est-il donc si utopique d’imaginer qu’un jour prochain la philosophie des ténèbres se dissipera au-dessus de la mer écarlate parce que certains, s’ils sont chrétiens, auront osé prendre le risque de s’arracher à ce monde, quitte à le retrouver comme « buisson ardent », afin de souligner avec vigueur et courage que l’Evangile c’est avant tout la croix et la résurrection et non pas la croisade ?

 

Nice, le 21.11.1998

+STEPHANOS, métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie

 

BIBLIOGRAPHIE :

Olivier CLEMENT :

1.- « ANACHRONIQUES » Desclée de Brouwer Paris 1990. pp63-77 et 307-308
2. « LA VERITE VOUS RENDRA LIBRE » JC Lattès/DDB Paris 1996, pp.207-220 ; 279 ; 283-287


Grigorie MARCU : MISSION ET DEVOIRS PASTORAUX in Procès-Verbaux du 2ème Congrès de Théologie Orthodoxe / Athènes 1978, pp.318-345


Hiéromoine Athanase GIEFTIC : L’HOMME EN CHRIST PAR-DELA L’ORIENT ET L’OCCIDENT in Actes du 7ème Congrès Panhellénique de Théologie (en grec) Athènes 1990, pp. 208-215.