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« MAIS AUSSI LE PERE ! »

AVANT-PROPOS

Ce n’est qu’à partir du Christ ressuscité par le Père dans l’Esprit – en ce Christ ressuscité lors de l’eucharistie ecclésiale dans l’histoire, et finalement comme ce même Christ ressuscité dans le Royaume à venir – que nous pouvons connaître et reconnaître, dans la foi et la gratitude, « Dieu tel qu’il est en Lui-même » : le Père unique, de son Fils unique dans son Esprit unique. Le « tel qu’il est » de Dieu n’est autre que l’existence « trinitaire » de Dieu incréé. Sa manière éternelle d’exister à partir du Père – dans la relationnalité ternaire et non binaire de chacune des trois particularités personnelles – en tant que plénitude même de leur communion ou vie incréée, ineffable et incorruptible. Bref, un « être » personnel-trinitaire, identique à la vie incréée de communion des personnes trinitaires.

Ainsi, dans l’ordre de la manifestation divine, les hypostases ne sont pas des images respectives des diversités personnelles, mais de la nature commune : le Père révèle sa nature par le Fils et la divinité du Fils est manifestée dans l’Esprit-Saint. C’est pourquoi, dans cet aspect de manifestation de la Divinité, on peut établir l’ordre des personnes, la « taxis », que l’on ne doit pas, strictement parlant, attribuer à l’existence trinitaire en soi, malgré la « monarchie » et la « causalité » du Père qui ne lui confèrent aucune primauté hypostatique sur les deux autres hypostases, car Il n’est une personne que pour autant que le Fils et le Saint Esprit le soient aussi. De par sa constitution christique, l’ontologie « trinitaire », fondée sur le concept de la « monarchie » du Père (aitios), exclut aussi bien la priorité de l’essence suressentielle (incréée) de Dieu sur les trois personnes que la coexistence parallèle de celles-ci. La relationnalité des trois personnes à partir du Père est « trinitaire » (ternaire donc et non point binaire) et leur simultanéité dans la communion est « personnelle ». Mais au préalable, reprenons, si vous le permettez, les éléments fondamentaux qui sont propres à l’être même de la Sainte Trinité.

UN DIEU QUI EST TRINITE :

Chacune des trois Personnes est entièrement Dieu, complètement Dieu. Aucune des trois Personnes n’est plus ou moins « Dieu » que les autres. A chacune de ces trois Personnes revient, non pas un tiers de la Divinité, mais la divinité dans sa totalité. Notons toutefois que chacune des trois Personnes vit et est cette Divinité de façon bien distincte et personnelle. Saint Grégoire de Nysse insiste sur cette unité dans la diversité : « Tout ce qu’est le Père, nous le voyons révélé dans le Fils, tout ce qui est au Fils est aussi au Père ; car le Fils tout entier demeure dans le Père, et en lui demeure le Père tout entier. Le Fils qui existe toujours dans le Père ne peut jamais être séparé de lui, et l’esprit ne peut jamais être divisé du Fils qui, à travers l’esprit, accomplit toute chose. Celui qui reçoit le Père reçoit en même temps le Fils et l’esprit. Il est impossible d’envisager une séparation ou une désunion entre eux : on ne peut penser au Fils sans penser au Père, ni séparer l’esprit du Fils. Il y a entre les trois un partage et une différenciation qui sont au-delà des mots et de la compréhension. La distinction entre les personnes n’entrave pas l’unicité de leur nature, pas plus que l’unicité partagée de leur essence ne mène à une confusion entre les caractéristiques distinctives des personnes. « Ne soyez pas surpris que nous parlions de la Trinité comme étant à la fois unifiée et différenciée.

Ayant recours à un jeu de mots, nous envisageons une étrange et paradoxale « diversité-dans-l’unité » et « unité-dans-la-diversité ». « Jeu de mots… » Saint Grégoire revient à maintes reprises sur le cté paradoxal de la doctrine de la Trinité, qui est, nous dit-il, au-delà « des mots et de l’entendement ». Dieu nous la révèle. Notre propre raison est incapable de nous la démontrer. Nous pouvons l’évoquer. Nous ne pouvons pas pleinement l’expliquer. Notre raison est don de Dieu, apprenons à nous en servir au maximum tout en reconnaissant ses limites. La Trinité n’est pas une théorie philosophique. La Trinité est ce Dieu vivant que nous adorons. Nous arrivons donc à un point dans notre approche de la Trinité où dialectique et analyse doivent s’effacer devant la prière silencieuse. « Que toute chair mortelle fasse silence et se tienne dans la crainte et le tremblement… » (liturgie de saint Jacques). La première personne de la Trinité, Dieu le Père, est la « source » de la Trinité. Sa cause. Le principe d’origine des deux autres Personnes. Le lien d’unité entre les trois. Il y a un seul Dieu parce qu’il y a un seul Père. « L’union, c’est le Père, de qui et vers qui va l’ordre des Personnes. » (Saint Grégoire le Théologien). Les deux autres Personnes sont chacune définies par rapport au Père : le Fils est « engendré par le Père, l’esprit « procède » du Père. Dans la chrétienté occidentale latine, on considère généralement que l’Esprit procède du Père et du Fils, et le mot filioque (« et par le Fils ») a été rajouté au texte latin du Credo. L’Eglise orthodoxe voit le filioque comme une addition non autorisée, insérée dans le Credo sans le consentement de la chrétienté orientale et considère que la doctrine de la « double procession », telle qu’elle est communément présentée, est théologiquement inexacte et spirituellement dangereuse. Selon les Pères grecs du IVe siècle, auxquels l’Eglise orthodoxe continue à se référer, le Père est la seule source, le seul fondement de l’unité divine. En faisant du Fils une source comme le Père, ou avec le Père, on risque de confondre les caractéristiques distinctives de chacune des trois Personnes. La seconde personne de la Trinité est le Fils de Dieu. Son « Verbe ». Son Logos. Parler de Dieu en tant que Fils et Père, c’est évoquer ce courant d’amour mutuel que nous avons mentionné plus haut. C’est aussi rappeler que, de toute éternité, Dieu lui-même, en tant que Fils, par obéissance et par amour filial, rend à Dieu le Père l’existence que le Père, par don de soi paternel, génère éternellement en lui. C’est par le Fils et à travers le Fils que le Père nous est révélé: « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie : nul ne vient au Père que par moi ». (Jn 14.6). C’est lui qui est venu sur terre. Il s’est fait homme. Lui qui a pris chair de la Vierge Marie, à Bethléem. En tant que Verbe ou Logos de Dieu il agit même avant son Incarnation. Il est le principe de tout ordre, la fin de toute chose. Il rassemble tout en Dieu et fait de l’Univers un « cosmos », un ensemble harmonieux et intégré. Le Créateur-Logos a départi à toute chose créée son propre logos intime, principe intérieur qui permet à cette chose d’être distinctivement elle-même et qui l’attire et l’oriente vers Dieu.

A nous, artisans humains, il incombe de discerner ce logos, présent au cœur de chaque chose et de le rendre manifeste. Ne cherchons pas à dominer, apprenons à coopérer. La troisième Personne est le Saint-Esprit, la « brise », le « souffle » de Dieu. Tout en reconnaissant qu’une classification bien nette est impossible, nous pouvons dire que l’Esprit est Dieu en nous, que le Fils est Dieu avec nous, et que Dieu le Père est au-dessus ou au-delà de nous. Comme le Fils nous montre le Père, de même l’Esprit nous montre le Fils et nous le rend présent. La relation est cependant mutuelle.

L’Esprit nous rend le Fils présent, mais c’est le Fils qui nous envoie l’Esprit. (Notons la distinction entre « l’éternelle procession » de l’esprit et sa « mission temporelle ». L’Esprit est envoyé dans le monde, dans le temps, par le Fils; mais pour ce qui est de son origine au sein de la vie éternelle de la Trinité, l’Esprit procède du Père seul). Pour caractériser chacune des trois personnes, Synésius de Cyrène écrit: « Salut, source du Fils ! Salut, image du Père ! Salut, demeure du Fils ! Salut, sceau du Père ! Salut, puissance du Fils ! Salut, beauté du Père ! Salut, Esprit très pur ! A travers notre rencontre avec Dieu dans la prière, nous savons que l’Esprit est différent du Fils, même si les mots ne nous permettent pas de préciser cette différence. Essayons d’illustrer la doctrine de la Trinité en examinant les figures trinitaires dans l’histoire du Salut et dans notre vie de prière personnelle. Les trois Personnes, nous l’avons vu, opèrent toujours ensemble. Elles ne possèdent qu’une seule volonté et qu’une seule énergie. Saint Irénée voit dans le Fils et l’Esprit les « mains » de Dieu le Père à l’œuvre dans tout acte créateur et sanctifiant. L’Ecriture Sainte et la Liturgie nous en fournissent de nombreux exemples :

1. La Création

« Par la parole de Yahvé les cieux ont été faits, Par le souffle de sa bouche, toute leur armée ». (Ps 33, 6). Dieu le Père créé par son « Verbe », c’est-à-dire le Logos (la seconde Personne). Il crée aussi par le « souffle de sa bouche » c’est-à-dire l’Esprit (la troisième Personne). De ses « mains », le Père façonne l’univers. Il est dit du Logos, « Tout fut par Lui » (Jn I, 3.) Comparons avec le Credo: « … Par lui tout a été fait »). De l’Esprit, il est dit qu’à la création, « le vent de Dieu tournoyait sur les eaux » (Gn I, 2). Ainsi, toute la création porte le sceau de la Trinité.

2. L’Incarnation

Lors de l’Annonciation, le Père envoie l’Esprit-Saint sur la Bienheureuse Vierge Marie, qui conçoit le Fils Eternel de Dieu (Lc I, 35). L’Incarnation divine est une opération trinitaire. L’Esprit est envoyé par le Père pour réaliser la présence de son Fils dans le sein de la Vierge Marie. L’Incarnation est le fruit de l’opération de la Trinité, certes, mais aussi du libre choix de Marie. Dieu n’a-t-il pas attendu son consentement qu’elle exprime en ces mots : « Je suis la servante du Seigneur, qu’il m’advienne selon ta parole » (Lc 1,38). Sans son consentement, Marie ne serait pas devenue la Mère de Dieu. La grâce divine ne détruit pas la liberté humaine, elle l’affirme.

3. Le baptême du Christ

Dans la tradition orthodoxe on considère le baptême du Christ comme une révélation de la Trinité. La voix du Père « venue des cieux » rend témoignage au Fils : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur. » Au même moment, l’Esprit-Saint, sous la forme d’une colombe, descend du Père et vient sur le Fils (Mt. 3, 16-17). Voici l’hymne que chante l’Eglise orthodoxe le jour de l’Epiphanie (le 6 janvier), la fête du Baptême du Christ : « Ton Baptême dans le Jourdain, Seigneur, Nous montre l’adoration due à la Trinité, La voix du Père t’a rendu témoignage, Elle t’a nommé Fils bien-aimé, Et l’Esprit, sous la forme d’une colombe, A confirmé l’inébranlable vérité de cette parole. »

4. La transfiguration du Christ

Encore un événement concernant toute la Trinité. On retrouve entre les trois Personnes la même relation qu’au Baptême du Christ. Des cieux, le Père témoigne : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur, écoutez-le » (Mt. 17, 5) et, comme au Baptême, l’Esprit descend sur le Fils, mais, cette fois, sous la forme d’une nuée lumineuse (Lc. 9, 34). Comme nous l’affirmons dans l’un des hymnes de cette fête (célébrée le 6 août): « Aujourd’hui sur le Thabor dans la manifestation de ta lumière, Seigneur, Toi qui es la lumière immuable du Père sans origine, Nous avons vu le Père comme lumière, Et comme lumière l’Esprit Qui illumine la création tout entière ».

5. L’épiclèse eucharistique

La même figure trinitaire évidente dans l’Annonciation, le Baptême et la Transfiguration, réapparaît au point culminant de l’Eucharistie, l’Epiclèse ou invocation de l’Esprit-Saint. Le célébrant, en s’adressant au Père, dit, dans la Liturgie de Saint Jean Chrysostome : « Nous t’offrons encore ce culte raisonnable et non sanglant. Et nous T’invoquons, nous te Prions et nous Te supplions : Envoie ton Esprit-Saint sur nous et sur les dons qui sont ici présentés, Et fais ce Pain, Corps Précieux de ton Christ, Et ce qui est dans ce calice – Sang précieux de ton Christ, Opérant le changement par ton Esprit-Saint. » Comme à l’Annonciation, et pour continuer l’Incarnation du Christ dans l’Eucharistie, le Père fait descendre l’Esprit Saint, afin de rendre effective la présence du Fils dans les dons consacrés. Là, comme toujours, les trois Personnes de la Trinité opèrent ensemble. Toutefois à force de parler du Christ, et maintenant de l’Esprit, on oublie de parler du Père. Il est vrai qu’il est plus facile de parler de notre relation avec le Christ. On rencontre le Christ. Mais l’Esprit est le Dieu intérieur, l’Hôte secret, qui constitue le mouvement même de la rencontre. Dans l’Eglise, sacrement du Ressuscité, se produit une Pentecte permanente, plus ou moins voilée selon notre transparence ou notre opacité. Pourtant, ne l’oublions pas, l’Eglise ancienne ne parlait guère de Dieu en général. Elle parlait du Père, et tenait ce nom pour supérieur à celui de Dieu. L’océan de l’essence divine, océan de paix, de lumière et de joie, jaillit du Père, que nous pouvons avec Jésus, dans l’Esprit Saint, appeler abba, un mot de la plus enfantine tendresse. En général, on souligne que l’antinomie proprement impensable qui constitue le cœur de la révélation chrétienne tient dans l’identité de la Gloire et de la Croix, du Dieu au-delà de Dieu et de l’Homme de douleurs. Mais cette « antinomie apophatique » s’inscrit dans ce nom même de Père, dans l’identité de l’origine abyssale et de l’abba… Que le Père, en effet, soit le « principe » de la Trinité n’implique aucune supériorité de sa part, aucune subordination du Fils. De même que le Christ, dit l’épître aux Philippiens, « s’est évidé » -ékénsen- sur la croix, de même, pourrait-on dire, le Père « s’évide » de toute éternité pour que soit le Fils en qui il fait reposer l’Esprit. Car l’Esprit est « l’onction » éternelle du Fils et « l’onction » messianique de Jésus. C’est par l’Esprit que le Père ressuscite le Fils incarné et assassiné, c’est dans l’Esprit qu’il le glorifie. Mystère d’une paternité secrètement crucifiée qui donne l’Esprit « sans mesure », au Christ et donc à tous les hommes devenus ses « cohéritiers ». Pour la théologie patristique, le sacrifice de Jésus n’est nullement exigé pour satisfaire la justice divine, apaiser le courroux de Dieu et rendre celui-ci propice à l’humanité. « Le sang répandu pour nous, écrivait Grégoire de Nazianze, sang très précieux et glorieux de Dieu… pourquoi fut-il versé et à qui fut-il offert ? Si ce prix est offert au Père, on se demande pour quelle raison… Pourquoi le sang du Fils unique serait-il agréable au Père qui n’a pas voulu accepter Isaac offert en holocauste par Abraham… N’est-il pas évident que le Père accepte le sacrifice non qu’il l’exige ou en éprouve quelque besoin, mais pour réaliser son dessein : il fallait que l’homme fût vivifié… » Le sacrifice de Jésus est un sacrifice de vivification : il offre l’humanité à son Père pour que celui-ci la vivifie dans l’Esprit Saint, pour que les hommes, en Christ, deviennent eux aussi des « christ », des « oints » de l’Esprit. Et la passion du Fils, dit Origène, est inséparable d’une mystérieuse « passion d’amour » du Père: « Le Père, lui non plus, n’est pas impassible…, il a pitié, il connaît quelque chose de la passion d’amour, il a des miséricordes que sa souveraine majesté semblerait devoir lui interdire. »

LE PERE SPIRITUEL, ICONE DU PERE CELESTE

Cette vision s’inscrit dans l’expérience, monastique surtout, mais non uniquement, du père spirituel. Celui-ci est avant tout un « spirituel », un homme rempli de l’Esprit qui repose sur le corps ecclésial du Christ. On ne peut comprendre la paternité spirituelle qu’en la plaçant dans la mouvance de l’Esprit manifestant le mystère de ce qu’on pourrait appeler la « patri-filiation ». Le père spirituel s’associe au dessein du « Père céleste » : de ramener dans la « demeure de l’amour », qui est l’Esprit, la créature réconciliée. Il prend toute la valeur d’une icône, l’icône de la Paternité sacrificielle et libératrice, qui donne l’Esprit. Selon une vieille sentence, le père spirituel n’est pas un législateur mais un modèle. Si l’on se remet à lui dans une entière confiance, c’est pour grandir vers sa propre libération. Telle est la réponse chrétienne à la dialectique du maître et de l’esclave, à la mise à mort du père qui a constitué le nerf de l’anti-théisme moderne, à la nostalgie, ambigüe de paternité qui, par compensation, se fait jour maintenant dans la sensibilité occidentale.

Abba Poemen, un père du désert du 4e siècle, disait : « Sois pour tes frères un modèle, pas un législateur ». Le premier rôle que les gens attendent d’un père spirituel est certainement celui de conseiller, d’accompagnateur, un peu comme un guide de montagne. Cela suppose qu’il ait une expérience de la vie en Dieu, qu’il connaisse les chemins qui mènent au sommet, les embûches, les impasses, les pièges à éviter. Dans cette perspective, il y a différents styles de paternité spirituelle, qui vont du commandement sans explication (« Tu dois faire cela ») à la proposition qui appelle à la liberté et à la responsabilité de l’enfant spirituel. Il ne faut pas opposer ces différents styles ; il se peut, en effet, que certaines personnes, à certains moments, aient besoin de conseils plus directifs que d’autres personnes ou qu’à d’autres moments de leur existence. Mais en aucun cas, il ne s’agit de « direction de conscience », expression qui fait se dresser tous les poils de ma barbe. A nouveau, il s’agit pour le père spirituel d’être le canal de l’Esprit Saint. Son conseil ne doit pas venir, d’une démarche intellectuelle, de son propre raisonnement logique ou éthique –consistant par exemple à peser le pour et le contre, mais de l’inspiration que Dieu lui communiquera dans son cœur par la prière. Un grand saint russe du siècle passé, Séraphin de Sarov, sentait très bien cela… Il pouvait couper court à un dialogue en donnant sa bénédiction et disant: « Maintenant allez, c’est fini. Car si je continue, c’est moi qui parlerai et non plus le Saint-Esprit en moi ». Voilà par conséquent ce par quoi se définit le service à la fois extérieur et intérieur de ce ministère particulier qu’est la paternité spirituelle, à savoir que la pratique de la « paternité spirituelle », dans la révélation que nous fait d’elle la lumière trinitaire, s’explique par le fait qu’avec le Christ, la relation Maître-esclave fait place au mystère Père-Fils. Elle ne peut donc être que cet hommage rendu à l’unique paternité divine, à sa manifestation à travers les différentes formes de participation humaine.

Aussi, le « père spirituel » n’est jamais un maître qui enseigne, mais celui qui engendre à l’image du Père céleste. Cette tradition de la paternité spirituelle remonte aux « Pères du désert » ; elle ne relève donc d’aucune fonction sacerdotale. Il me semble nécessaire et important de rappeler ici que : Pour le terme « père » dans le sens d’une relation personnelle, nous avons deux traditions : – L’une remonte à St Ignace d’Antioche (Magn. 3/1) et constitue « la paternité fonctionnelle » : on appelle tout évêque ou prêtre « père » en fonction de son sacerdoce puisqu’il baptise et opère la filiation divine au moyen des sacrements et qu’il exerce la vertu pastorale inhérente au sacerdoce. – La seconde tradition remonte aux « Pères du désert ». Dans ce cas précis on est « père » par une élection divine, par un charisme de l’Esprit Saint, par l’état de celui qui est devenu un « théodidacte », c’est-à-dire un enseigné directement par Dieu. Saint Antoine, ne l’oublions pas, était un simple laïc. Parmi les charismes d’un père, le primat est à la charité dont la marque la plus sûre est le martyre visible ou invisible qui fait de toute ascèse le « sacrement du frère ». Voici un exemple : Saint Païssius le Grand priait pour son disciple qui avait renié le Christ. Le Seigneur lui apparut à ce moment-là et lui dit : « Païssius, pour qui pries-tu ? Ne sais-tu pas qu’il m’a renié ?  » Mais le Saint ne cessait d’avoir pitié et de continuer à prier pour son disciple. Alors le Seigneur lui dit : « Païssius, tu t’es assimilé à moi par ton amour ».

La paternité spirituelle, c’est aussi le don de prophétie, c’est-à-dire le déchiffrement du dessein de Dieu dans des cas précis. Le starets lit en effet dans l’âme ; il sait par avance le contenu du message sans l’ouvrir, il décachette surtout les cœurs. Il est toujours dangereux de livrer à n’importe qui les secrets de son cœur, aussi la paternité spirituelle n’a pas de critère formel tout comme la vérité. « Un père, dit l’abbé Poemène, met l’âme en rapport direct avec Dieu et il conseille : ne commande jamais, mais sois pour tous un exemple, jamais un législateur ». Ce n’est pas dans les règles mais en Dieu qu’on chemine ici. C’est pourquoi un geronta n’est jamais un « directeur de conscience ». Il ne forme jamais son enfant spirituel mais il engendre au contraire un enfant de Dieu, libre et adulte. C’est cela l’essentiel de la paternité spirituelle : elle n’a pas d’autre raison d’être que de conduire du stade d’esclave à la liberté des enfants de Dieu. « Fais, dit-il à celui qui l’interroge, ce que tu me vois faire car je ne suis pas un supérieur pour te commander ». Et ainsi l’un et l’autre se mettent en commun à l’école de la vérité. Le disciple reçoit le charisme de l’attention spirituelle, le père reçoit le charisme d’être l’organe de l’Esprit Saint. Ici toute obéissance est obéissance à la volonté du Père céleste, en participant aux actes du Christ obéissant. En fait le dernier mot de la filiation spirituelle est au-delà de l’obéissance. Le novice doit obéir et se soumettre à celui qui rend obéissance au Christ, afin d’arriver à la conformation au Christ obéissant, dit Théodore Studite (in Epist. 43).

L’EGLISE ET LE « BON VOULOIR DU PERE »

On ne peut traiter de l’ecclésiologie sans se référer aux autres chapitres de la théologie. Parce que l’Eglise est une réalité qui tire son origine de la Sainte Trinité, de Dieu Lui-même. Elle découle de la volonté du Père, laquelle est commune aux deux autres personnes de la Sainte Trinité et elle se réalise au sein de l’Economie divine de Dieu, qui se fonde aussi sur les trois personnes de la Sainte Trinité. Par conséquent, on ne peut traiter de l’ecclésiologie (c’est-à-dire de l’Eglise) sans se référer au Dieu trinitaire.

De façon générale, dès lors qu’il est question d’Economie, tout tire son origine du Père et tout s’en retourne pour finir au Père. Au sein de la Sainte Trinité, celui qui donne origine à tout et qui en exprime le désir est le Père. Et le Père a voulu l’Eglise. Qu’est-ce que cela signifie ? Le Père a voulu unir le créé avec l’incréé, unir son monde avec Lui-même. Non point uniquement selon ce qui convenait d’être mais l’unir dans son Fils unique. Par conséquent l’initiative pour que l’Eglise soit est bien l’initiative du Père. Certes, le Fils et l’Esprit Saint y contribuent mais en rappelant cela, il ne faut pas perdre de vue cette subtile distinction qui relève de l’action propre au Père. Pour ce qui est du Fils sa contribution particulière consiste en ceci: en premier lieu consentir librement à la volonté du Père et secondement devenir le foyer, le centre à partir duquel pourra se réaliser cette union du créé avec l’incréé.

Le salut de la création dépend en dernier ressort du recours du Père mais dans le Fils. L’Esprit Saint quant à Lui possède aussi sa propre particularité à cette contribution: à savoir, rendre possible cette incorporation de la création dans le Fils en offrant par sa présence la possibilité à la création d’ouvrir, de s’ouvrir de telle sorte que puisse devenir effective l’incorporation dans le Fils. Parce que la création ne peut pas à elle seule communier avec Dieu à cause de sa limitation naturelle et non pas uniquement à cause de la chute, laquelle s’oppose à Dieu et empêche l’incorporation en Christ. L’Esprit Saint collabore avec le Fils pour que l’incorporation de la création devienne possible, pour que s’incorpore le créé dans le Fils et non dans le Saint Esprit. L’Esprit Saint par conséquent n’est pas Celui « dans lequel » la création s’unit, ni d’ailleurs le Père. Cela revient au Fils seul. Bien sûr le Fils n’agit pas sans la présence du Père et de l’Esprit Saint mais nous ne pouvons pas nous permettre de confondre les actions qui sont propres à chaque personne.

L’Eglise s’inscrit à l’intérieur de ce plan trinitaire d’après lequel le Père est Celui qui veut, le Fils Celui qui offre sa personne pour que la création s’y incorpore et entre en relation avec Dieu le Père, et le Saint Esprit. Celui qui libère la création des frontières et des limitations du créé. Tout cela devient possible au sein de l’Eglise mais en ayant pour centre le Fils. C’est pour cette raison que l’Eglise est décrite comme Corps du Christ. Jamais comme corps du Père ou du Saint Esprit. Le bon vouloir du Père, qui dès le commencement de la Création demeurait comme finalité dernière.

Pour cette raison l’Eglise comme incorporation dans le Fils serait de toute façon devenue réalité. Le but de la création c’est l’Eglise. Mais pour que se fasse cette incorporation de la création dans le Fils et que l’Eglise se réalise, il était nécessaire d’assurer le libre consentement de l’homme. Parce que l’homme, en tant que seul être libre au sein de la création, est celui qui au niveau de la nature est à même de servir comme instrument pour permettre au créé de se tourner vers Dieu. Mais l’homme, qui résume en lui la création, au lieu de se référer en fin de compte à Dieu, a voulu se référer à lui-même, autrement dit, il a divinisé lui-même son être. Il importait donc à Dieu d’imaginer un autre moyen pour sauver le monde et l’unir à Lui. Ce moyen, c’est l’incarnation du Fils dans le monde déchu; cela signifie que désormais le Fils, ainsi que l’homme en général avec tout le créé, doivent passer par l’expérience de la mort pour atteindre l’union, et pour cela il fallait qu’intervienne la Croix.

Ainsi l’Eglise se présente sous une forme nouvelle autre que celle prévue et désirée initialement par le Père. L’Eglise est une réalité qui passe par la Croix ; par ce passage elle se drape de toutes les caractéristiques de la Croix sans que cependant elle n’ait pour but et perspective de s’arrêter à cet état-là. Ces caractéristiques de la Croix elle se doit de les transformer en caractéristiques de la situation eschatologique. Ici commencent les difficultés pour les spécialistes de l’ecclésiologie. Parce que le passage de l’Eglise par la Croix lui laisse les stigmates de la Croix, lesquels sont des blessures qu’infligent le mal et l’histoire au Corps du Christ. Par conséquent beaucoup ne vont pas plus loin et prétendent que c’est cela qui fait l’identité de l’Eglise. Un corps, cette création incorporée au Christ, qui est toutefois blessé par le mal tout comme l’est la Croix. Pour cette raison, toute la musique, la littérature, la théologie de l’Occident se préoccupent de ces problèmes, qui sont la conséquence du mal dans le monde, et ne cherchent pas à les surmonter. Ainsi les traits caractéristiques de cette ecclésiologie se présentent comme étant ceux qui voient l’Eglise, à travers le prisme de l’histoire, comme un corps qui se sacrifie, qui souffre et qui rend service au monde.

C’est une ecclésiologie très attirante qui fait beaucoup appel au sentiment de l’homme, mais c’est aussi une ecclésiologie qui enferme à l’excès l’Eglise à l’intérieur du monde. Aussi dans cette ecclésiologie une place prépondérante est réservée à l’action de l’Eglise dans le monde. Que compte faire l’Eglise devant la menace du mal, devant les problèmes du monde, devant la souffrance de l’homme ? Comment va-t-elle le libérer, comment servir l’homme pour atténuer sa souffrance ? Il vous suffit de regarder les Eglises d’Occident, comment d’une manière ou d’une autre elles s’occupent principalement de ces questions. De sorte que l’Eglise se présente sous un aspect éminemment moral. Et dans ce cas on est disposé à considérer l’identité, l’Etre de l’Eglise à partir de son action dans le monde. Vu sous cet angle le Fils est compris clairement comme le Fils crucifié. C’est pour cette raison que, selon l’ecclésiologie occidentale, les sacrements et particulièrement la façon d’aborder l’Eucharistie ne sont rien d’autre qu’une continuation, qu’une répétition du Golgotha, sa présence permanente.

La Croix est plantée au centre de l’Eucharistie, comme c’est le cas de nos jours dans beaucoup d’Eglises orthodoxes (chose autrefois inconnue). Mais cela est le fait de l’Occident. En Orient on ne peut pas facilement s’arrêter sur la seule Croix parce que l’Eucharistie est ainsi conçue qu’elle nous pousse à surmonter la Croix. L’Eucharistie n’aboutit pas au Golgotha mais elle nous introduit dans le Royaume de Dieu. Elle nous place devant la communion des Saints, l’éclat, la lumière, la brillance des choses dernières et ce par le truchement de l’iconographie, des ornements sacerdotaux, des paroles prononcées, de la psalmodie ; en utilisant en un mot tous les moyens qui sont propres à la tradition orthodoxe au cours de la Divine Eucharistie. Tout pousse au dépassement du Golgotha. C’est pour cela que notre ecclésiologie retourne à ce désir initial du Père, lequel définit comme la finalité de la Création et de l’Economie l’union du créé avec l’incréé. Si la finalité de l’Eglise, et donc son identité finale, reposent dans la réalisation et l’avant-goût du Royaume de Dieu, alors l’ascèse qui est participation à la souffrance et à la Croix, cesse d’être le but le plus élevé de l’Eglise. C’est le dépassement de la Croix par la lumière de la Résurrection qui constitue l’Etre de l’Eglise. Par conséquent il n’est pas possible d’arriver à la Résurrection sans passer par la Croix. Cela nous le disons et le redisons tous.

Beaucoup l’oublient cependant et nous avons tendance à parler de l’Eglise sans faire mention de l’expérience résurrectionnelle du dépassement par la Croix, sans cette expérience de la création nouvelle qui baigne dans la lumière. L’Eglise est cette réalité qui doit exprimer la transfiguration de tout le cosmos. La transfiguration du monde matériel ainsi que celle de la communion humaine et de la communauté. Aussi il y a Eglise lorsqu’il y a communauté. Nous aboutissons de la sorte à cette conclusion que le vouloir du Père consiste en ce que le monde entier, y compris le monde matériel, devienne Eglise, dans le Fils en tant que Corps du Christ, pas seulement les hommes ou encore moins une certaine catégorie d’hommes; et que, suite à la chute de l’homme, cette incorporation du monde dans le Fils passe par la Croix mais ne s’arrête pas à la Croix. Elle passe par l’école de l’ascèse, par cette profonde expérience du mal qui ébranle l’ascète et qu’il fait sienne, à l’instar de Saint Antoine, par son combat contre le diable (tel est le véritable ascète et non pas ces moines rêveurs…). Cet ascète qui participe à la Croix et à la traversée du vouloir du Père ; qui passe par la porte étroite pour accéder au Royaume des choses dernières. L’Eglise, elle aussi, se propulse jusque là; elle ne s’arrête pas à la Croix ni devant la porte étroite. Dans le Royaume elle trouve sa totalité et sa réalisation. L’ecclésiologie orthodoxe qui se veut saine est celle qui pousse le moine et le laïc dans leur lutte contre le mal à goûter, à s’approprier l’avant-goût du Royaume de Dieu et ce, grâce à la Divine Eucharistie, à l’expérience de la lumière ; une expérience par laquelle une communauté d’hommes devient icône du monde à venir, du monde de la communion future out comme de celui de la future création matérielle qui aura surmonté la corruption. Cela a des conséquences sur notre façon d’aborder la vie spirituelle, l’organisation de l’Eglise, les sacrements et n’importe quel autre aspect de l’Ecclésiologie.

CONCLUSION :

Si l’agir de Dieu dans l’Economie est trinitaire, alors Dieu le Père est bien présent dans l’ensemble de l’Histoire en intervenant sans cesse avec ces deux mains, le Fils et l’Esprit, – pour reprendre ici la belle image d’Irénée de Lyon – au sein de la création, tout comme à l’égard de notre salut et de notre propre accomplissement. Le Père Lui-même agit, autrement dit se rend présent, dans l’Economie tel qu’Il est (c’est-à-dire dans le mystère de sa monarchie) et comme Il est, à savoir avec le Fils et avec l’Esprit Saint. Aussi dans le don de l’Esprit, « l’eucharistie ecclésiale » nous anticipe réellement, bien que paradoxalement, la « vérité communionnelle » de l’Economie de Dieu dans son ensemble telle qu’elle se donne à nous en Christ (et dont elle dépend constamment). A partir de cela on peut affirmer que le Christ constitue « en sa personne dans l’histoire » la révélation même de « l’être de Dieu » tel qu’Il est (Père, Fils et Esprit) et ce à partir du Père. Rappelons-nous ici pour conclure ces paroles de Maxime le Confesseur (PG 90, 876 CD) : « Par son Incarnation, le Verbe de Dieu nous enseigne la « theologia » en ce qu’Il nous montre en Lui le Père et l’Esprit Saint », à savoir la bonté du Père et la liberté de l’Esprit. Par conséquent, c’est à l’Eglise qu’il revient de susciter ces présences qui pacifient et approfondissent l’existence et dispensent, d’abord par l’exemple, les ascèses qui ne dessèchent pas mais vivifient. Des hommes capables de bénir la vie et de la faire accueillir par d’autres comme une bénédiction. Pouvant par-là donner sens à la paternité biologique, qui ne va plus de soi. Des hommes capables de partager la « passion d’amour » du Père, et dont l’attitude fondamentale, pour reprendre l’enseignement de Zossime, soit « l’humilité de l’amour, … force terrible, la plus puissante ».

 

Madrid, le 25/02/1999

 

+STEPHANOS, métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie

 

BIBLIOGRAPHIE

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