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LE MYSTERE DE LA CROIX

LA CROIX ET L’HISTOIRE DU SALUT

Une inscription de la chapelle d’Adam dans le Saint-Sépulcre à Jérusalem proclame que « le lieu du crâne, c’est-à-dire le Golgotha où fut plantée la croix, est devenu paradis ». A la limite, dans le champ des relations personnelles qu’ont les hommes entre eux et avec eux (en d’autres termes, champ de communion) l’univers est destiné à devenir fête nuptiale, eucharistie. « Dieu, souligne le Pr Nikos Nissiotis, a créé le monde pour s’unir à l’humanité à travers toute la chair cosmique devenant chair eucharistique. » Tant il est vrai qu’il existe bien « en toute chose un mode de Présence mystérieuse qui donne aux êtres une communion plus forte que leur être en soi » (Nikos Nissiotis). C’est pourquoi, la vocation de l’homme, précisément : personne à l’image de Dieu, consiste dans sa liberté personnelle à transcender l’univers non pas pour l’abandonner mais pour le contenir, lui dire son sens, lui permettre de correspondre à sa sacramentalité la plus secrète, le « cultiver », en parfaire la beauté, bref le transfigurer et non pas le défigurer. C’est dans le monde que l’homme exprime sa liberté et qu’il se présente comme une existence personnelle devant Dieu (Constantin Gregoriadis).

Considéré par les Pères grecs comme « la gloire », c’est-à-dire comme la manifestation de l’image de Dieu dans le monde (même si cette image exprime non seulement la relation de l’homme avec le monde, mais en premier lieu, sa relation avec Dieu), l’homme ne peut de cette manière faire transparaître Dieu en soi-même sans faire transparaître Dieu dans le monde ou sans se faire transparent comme image de Dieu dans le monde. Autrement dit, l’image de Dieu dans l’homme consiste aussi dans la qualité de l’homme comme Seigneur de l’univers. « Il est vrai, écrit Dumitru Stanilaoë, que le monde a été créé avant l’homme ; mais, c’est par l’homme seulement qu’il a reçu sa pleine réalité et qu’il réalise sa destination. L’homme est le collaborateur de Dieu envers le monde. L’être visible est formé par l’homme et par le monde ; il est le monde reflété par l’homme ou l’homme en relation avec le monde. » On peut donc dire que l’homme est un miroir dans lequel on voit le monde et le monde un miroir dans lequel se voit l’homme.

Ainsi, l’homme est pour l’univers l’espoir de recevoir la grâce et de s’unir à Dieu ; mais il est aussi le risque de la déchéance et de l’échec dès lors que, détourné de Dieu, il ne verra des choses que l’apparence, « la figure qui passe » (1 Co7, 31) et leur donnera en conséquence un « faux nom ». Tel est le niveau où se situe sa grandeur ; une grandeur qui réside dans sa dimension irréductiblement personnelle, métacosmique, qui lui permet non de dissoudre le cosmos, mais de le transformer en temple de la Sagesse divine. Rappelons ici ces textes fondamentaux de saint Paul dans son épître aux Romains (1, 20 et 8, 19-21) qui nous donnent la clé de l’interprétation du grand mystère de la nature, qui correspondent à une situation de déchéance et de rédemption. Nous y voyons en effet qu’avec la création et la chute commence une ligne horizontale qui avance directement de la Croix et de la Résurrection jusqu’à la Pentecôte, le fait essentiel demeurant ici le mystère de l’Incarnation, puisqu’il place l’homme au centre de la Création ; puisque encore le Christ, en récapitulant l’histoire humaine, donne du même coup aux cycles cosmiques la plénitude de leur sens. Ce qui à juste titre fera dire à saint Augustin que la révélation nous est donnée comme « un autre monde » pour retrouver le sens du monde, la Création initiale d’avant la chute étant ainsi comprise comme une première alliance, laquelle, par la suite, ne trouvera son plein accomplissement que dans le Christ. Car tout a été créé dans le Verbe par Lui et pour Lui (Col 1, 15-19).

S’il en est ainsi, nous comprenons pourquoi le sens de cette création nous est révélé dans cette re-création opérée par le Fils de Dieu devenant fils de la terre (Olivier Clément). Ainsi, tout ce qui se passe en l’homme a une signification universelle et s’exprime sur l’univers. Ainsi encore, « la révélation biblique nous place devant un anthropocentrisme résolu, non pas physique, écrit encore Olivier Clément, mais spirituel puisque le destin de la personne humaine détermine le destin du cosmos ». Dès lors, l’homme se présente comme l’axe spirituel de tout le créé, de tous ses plans, de tous ses modes parce qu’il est à la fois « microcosme et microthéos », en d’autres mots, le résumé de l’univers et l’image de Dieu et parce qu’enfin, Dieu s’est fait homme pour s’unir au cosmos.

Mais il ne suffit pas de dire que l’homme est microcosme, car sa vraie grandeur réside dans le fait qu’il est « appelé à être Dieu », à devenir « Eglise mystique » (Panayotis Nellas). Loin donc d’être, comme dans les conceptions platonisantes, la copie ou le reflet dégradé d’un monde divin, l’univers, par la Croix et la Résurrection, jaillit neuf des mains du Dieu biblique.

Lorsque Grégoire de Nysse décrit cette Création comme « une ordonnance musicale », nul doute qu’il ne fait là que rejoindre la tradition hébraïque elle-même pour laquelle le premier Adam, l’Adam qadmon, l’homme antérieur, était un corps de lumière qui récapitulait les « six jours de la création » et devait rendre au Créateur la libre réponse de l’amour en se laissant aspirer par la lumière incréée de Dieu, dans un mouvement d’ascension vers le septième jour. L’homme devait y enfanter le huitième jour : la transfiguration du premier (Jacques Touraille). Partant la vision chrétienne, qui résulte de la croix, nous introduit ici dans une réalité neuve, véritable, dynamique, animée par une force « lumineuse, spermatique » que Dieu a introduite en elle non pour l’immanence des stoïciens (malgré la similitude du vocabulaire chez beaucoup de Pères), mais comme tension vers la transcendance (Grégoire de Nysse).

« Au milieu de l’Eden, un arbre avait produit la mort », proclame un tropaire de l’Eglise orthodoxe : « Au milieu de la terre, un arbre a fait éclore la vie. En goûtant du premier, nous avons connu la corruption; du second, nous avons obtenu la jouissance de l’immortalité, puisque sur la croix, Seigneur, tu sauves le genre humain. » Et ailleurs il est dit encore : « Jadis au Paradis, l’Ennemi me dépouilla, me faisant goûter au fruit de l’arbre de la croix ; il apporte aux hommes le vêtement de vie et le monde entier déborde de joie. Voyant la croix exaltée, crions tous au Seigneur d’une même voix : ton temple est rempli de gloire ! » (Traductions du P. Denis Guillaume.)

Il n’y a donc pas de discontinuité entre la chair du monde et celle de l’homme ; l’univers est englobé en effet dans la « nature humaine » (au sens théologique de ce mot) ; il est corps de l’humanité. Le premier récit de la création, dans la Genèse (1, 26-31), nous montre que l’homme, tout en ayant été créé après les autres êtres, est cependant assimilé à eux par la bénédiction qui clôt le sixième jour et qui fait justement de lui le sommet où la création s’accomplit et se récapitule. Par conséquent l’homme constitue l’hypostase du monde ; il est la « jointure entre le divin et le terrestre » et de « lui se diffuse la grâce sur toute la création ».

Par l’homme, l’univers est appelé à devenir « l’image de l’image » (Grégoire de Nysse). C’est dire que la situation du cosmos, sa transparence ou opacité, sa libération en Dieu ou son asservissement à la corruption et à la mort dépendent de l’attitude fondamentale de l’homme, de sa transparence ou opacité à la lumière divine et à la présence du prochain. C’est la capacité de l’homme qui conditionne l’état de l’univers, du moins initialement et maintenant en Christ, nouvel Adam, dans son Eglise. Voilà pourquoi il fallait que Jésus meure (Jn11, 51-52), qu’il se dépouille de sa divinité pour entrer en toute humilité dans la condition humaine (Ph2, 7) de sorte que par la Croix, le voile de ce monde s’étant déchiré et la mort même devenant puissance de résurrection, l’homme retrouve toute sa dimension du Kath’olon puisque le Christ ayant récapitulé la totalité de l’humanité et de l’univers, représente en archétype ce que nous sommes. On peut donc affirmer avec assurance que pour nous, ce moment essentiel de la crucifixion (comme d’ailleurs les autres moments de l’histoire de notre salut) ne revêt pas seulement une importance historique mais aussi méta-historique (Olivier Clément).

Dans un texte admirable, saint Syméon le Nouveau Théologien résume avec force ce qui vient d’être abordé ici. « Toutes les créatures, écrit-il, lorsqu’elles virent qu’Adam était chassé du Paradis, ne consentirent plus à lui rester soumises ; ni le soleil, ni la lune, ni les étoiles ne voulurent le reconnaître ; les sources refusèrent de faire jaillir l’eau et les rivières de continuer leur cours ; l’air ne voulut plus palpiter pour ne pas donner à respirer à Adam Pécheur ; les bêtes féroces et tous les animaux de la terre, lorsqu’ils le virent, déchu de sa gloire première, se mirent à le mépriser et tous étaient prêts à l’assaillir ; le ciel s’efforçait de s’effondrer sur sa tête et la terre ne voulut plus le porter. Mais Dieu qui avait créé toutes choses et l’homme que fit-il ? Il contint toutes ces créatures par sa propre force et, par son ordre et sa clémence sacrée, ne les laissa pas se déchaîner contre l’homme, mais ordonna que la création restât sous sa dépendance et, devenant périssable, servît l’homme périssable pour lequel elle était créée et cela jusqu’à ce que l’homme renouvelé redevienne spirituel, incorruptible et éternel, et que toutes les créatures, soumises par Dieu à l’homme dans son labeur, se libèrent aussi, se renouvelant avec lui et comme lui, redeviennent incorruptibles et spirituelles » [Traité éthique].

La Croix rend donc accessible aux hommes la modalité « synthétique » de la création du fait que le sang du meurtre de Dieu devient, au sens le plus originel, sacrifice et qu’il sacre la terre. Aussi, seule la Croix peut « se dresser au centre du ciel et de la terre en tant que ferme soutien de toutes choses […] et entrelacement cosmique » (Henri de Lubac). Voilà pourquoi, tout le devenir du cosmos ne peut plus se concevoir sans la Croix et la Résurrection. « Comme un autre Paradis, l’Eglise possède maintenant […] un arbre de vie : c’est la vivifiante Croix du Sauveur ; en goûtant de son fruit, nous avons part à l’immortalité. »

LA CROIX DANS LA THEOLOGIE ORTHODOXE

« Il n’y a qu’un seul problème philosophique sérieux, prétendait Albert Camus, le suicide. » Malheureusement, il y a peu d’hommes qui aient le courage d’aller jusqu’au bout de cette logique existentielle, qui osent chaque jour vérifier cette phrase terrible qui vient d’être citée : à savoir, qu’à chaque minute de notre existence se pose un dilemme implacable : ou nous suicider ou ressusciter. En d’autres termes, cette tension dramatique où nous vivons n’est pas située entre un transcendant conceptuel et un immanent phénoménal, mais entre deux temps : ce temps-ci qui est dialogal certes, mais aussi diabolique et le temps nouveau qui est parousiaque et rend le temps actuel « pascal ». Or, la relation entre vie future de l’homme et vie présente est particulièrement étroite ; elle est une et unique, qui commence, comme vie d’une seule et même personne, à exister ici et qui continue d’exister au ciel sans nulle rupture. Ainsi la vie future n’écrase pas et ne relativise pas la vie présente, au contraire elle lui donne sens et continuité : ce que nous faisons dans cette vie n’est pas fortuit et isolé, mais est destiné à demeurer dans l’autre (Panayotis Nellas). Et cela est d’autant plus vrai que le Dieu-Homme unit désormais Dieu et l’homme dans une même personne, sans confusion et sans division : accomplissement donc de l’homme, le Christ nous révèle Dieu et achève l’histoire. Il demeure à jamais le plus haut et le dernier de nos critères.

Aussi peut-on affirmer qu’en dehors de sa Croix et de sa Résurrection, le monde ne serait que chaos et qu’au contraire, par la Croix et la Résurrection, ce même monde devient cosmos organique, puisqu’elles sont désormais au centre de toutes les relations qui constituent le réel ; puisqu’elles récapitulent, pour reprendre la pensée de saint Paul, c’est-à-dire ramènent sous une seule Tête, ce qui était inorganique et désorganisé. C’est ainsi que s’éclaire le mystère de la Croix, qui nous révèle du dedans ce qu’est la véritable mort, c’est-à-dire une relation brisée, une absence de lumière, un manque de communion, une rupture, un exil, un esclavage… et toutes les images bibliques pourraient être ici utilisées. Et parce que la vie de la Résurrection n’est pas « contre-plaquée » à notre première vie héritée de la famille humaine et que notre propre résurrection est « virginale » comme l’Incarnation du Verbe, la Croix glorieuse demeure à jamais, dans son scandale et sa folie, le seul chemin vers la Vie (A. Schmemann et O. Clément).

Partant, la Rédemption proprement dite implique trois aspects fondamentaux : de récapitulation, de sanctification de la nature, et de son offrande comme sacrifice, les deux premiers se soutenant et s’accomplissant dans le troisième.

Nous avons déjà vu ici comment le Seigneur récapitule en soi l’idée divine relative à l’homme, y compris son histoire et aussi que la nature récapitulée est à son tour sanctifiée par la présence de Dieu en elle.

Il convient aussi de nous arrêter sur la notion du sacrifice avant de parler plus explicitement de la Croix en tant que telle.

En Jésus-Christ, la mort est le suprême sacrifice : d’abord parce qu’elle est subie comme expiation pour tous les péchés humains ; en second lieu, parce que le Christ se soumet au sacrifice de la croix alors seulement que « l’heure a sonné », donc non pas accidentellement. Cela signifie que son sacrifice est offert au moment où il a porté jusqu’à son terme le mystère qui, de toute éternité, concerne l’homme.

Ici, nous touchons au cœur même du problème : la mort historique réelle de Jésus-Christ qui nous donne en même temps la solution, à savoir que la réponse à l’annonce de la mort de Dieu c’est bien l’Evangile de la résurrection de l’homme. Et inversement, si la Résurrection succède à la Croix et si elle est le commencement du huitième jour, alors certainement, le sacrifice du Seigneur est une conclusion et un couronnement suprême du septième jour.

La Croix donc, « arbre de vie planté au Calvaire, lieu du grand combat cosmique », fait voir dans sa branche verticale le « descensus » et « l’ascensus » du Verbe, écrit Paul Evdokimov et c’est pourquoi, dans l’iconographie de l’Eglise orthodoxe, le pied de la croix s’enfonce dans une caverne noire où gît la tête d’Adam, qui est l’enfer en ce sens qu’elle est en partie « plantée dans la terre afin de réunir les choses sur la terre et dans les enfers aux choses célestes ». Balance donc de justice et brèche d’éternité, la Croix est au milieu comme le trait d’union entre le royaume et l’enfer.

Ajoutons encore que l’icône orthodoxe de la crucifixion représente la souffrance du Christ comme transfigurée par une sérénité profonde qui est en quelque sorte anticipation de la paix pascale, en même temps que signe de sa seigneurie dans la passion et dans la mort volontairement acceptées par lui. « Le Sauveur en croix n’est pas simplement un Christ mort, c’est le Kyrios, Maître de sa propre mort et Seigneur de sa vie. Il n’a subi aucune altération du fait de sa Passion. Il demeure le Verbe, la Vie éternelle qui se livre à la mort et la dépasse » (saint jean Chrysostome). La Croix du Christ ne signifie pas seulement un moment de sa vie comme don de soi ; un don sans cesse « liturgie » et « eucharistie », service pour les hommes et remerciement au Père (Dan-Ilie Ciobotea).

Car, si sous l’arbre du paradis, le premier Adam, pensant que Dieu est absent ou loin, s’est détourné de sa volonté et a rompu ainsi la communion avec Lui, sur l’arbre de la croix, le nouvel Adam, a accompli la volonté de Dieu en restant en communion avec Lui.

Désormais, l’hypostase du Logos divin infini et éternel embrasse et transcende tous les âges et tout l’espace ; elle devient le support de l’humanité assumée par l’Incarnation dans le Christ. Pour cette raison, le Christ a la puissance de participer à la vie de l’humanité de toutes les époques et de tous les endroits du monde et de lui communiquer sa vie divin-humaine (Dan-Ilie Ciobotea). Et on comprend mieux ainsi pourquoi, une fois le Christ ressuscité, la croix ne subsiste pas comme un simple événement du passé, confié à la mémoire mais que le rayonnement de sa puissance se prolonge et se trouve toujours présent dans la résurrection et donc aussi dans le Christ ressuscité, jusqu’à la fin des siècles. Elle apparaît de ce fait comme ce signe par excellence de la victoire finale du Fils de l’homme, c’est-à-dire de Dieu devenu homme. « Réjouis-toi, bois de la croix, proclame l’Eglise orthodoxe lors des matines du 3è dimanche de Carême, bois trois fois heureux et déifié, lumière de ceux qui sont dans les ténèbres ; tu anticipes dans ta splendeur les rayons de la résurrection du Christ, selon les quatre dimensions du monde. » La croix n’est donc pas un chapitre isolé de la théologie, serait-il le plus important, souligne le P. Dumitru Stanilaoë : « Elle est partout et toujours dans le culte public de l’Eglise comme dans la prière et la vie des croyants. » Ainsi, on ne peut pas dire que, dans l’orthodoxie, la Croix soit moins présente que la Résurrection, puisque toutes deux sont présentes en permanence dans une union indissoluble, une corrélation intérieure.

Voici comment l’hymnologie de l’Eglise orthodoxe exprime cette attitude nouvelle envers la nature que le Christ inaugure par sa croix : « Dans le paradis d’autrefois, le bois, par la nourriture m’a rendu vide, l’ennemi a causé ma mort ; le bois de la croix, en apportant aux hommes la nourriture de la vie, a été planté dans la terre et l’univers s’est rempli d’une joie totale » (Matines du 14 septembre). Ainsi, écrit le P. Stanilaoë, « le paradis s’est ouvert à nouveau parce que le glaive de feu qui en barrait l’entrée à cause de l’avidité humaine s’est trouvé écarté : le Christ en effet est entré au paradis en portant comme homme le bois de la croix par lequel il a refusé l’avidité, surmonté la tentation du « bois » dont a mangé le premier homme. Et avec le Christ est entré le larron, en portant sa propre croix, premier homme a être sauvé parce qu’il a vaincu l’attachement à « ce monde » par sa confession du Christ ». On peut donc dire ici que toute la nature, dans la mesure où, par la croix, elle n’est plus l’objet de notre convoitise, commence à redevenir pour nous le paradis, car le bois de la croix porte un fruit qui est le contraire de celui qu’ont mangé nos ancêtres. C’est le fruit de la patience aimante et de la limitation volontaire, le fruit par lequel notre esprit fortifie sa liberté et par lequel nous accédons à un « ciel » plus élevé que le paradis, à la communion avec Dieu.

Le Christ ne peut donc être pensé sans la Croix. La Croix non plus, nous ne pouvons la penser sans le Christ. Car une croix soufferte involontairement, ou par un homme ordinaire, à cause d’une culpabilité réelle ou à cause du péché, n’aurait pas été la Croix par laquelle a été rendu à la nature humaine le pouvoir de vaincre la peur et la mort. Seule la Croix qu’a supportée volontairement et sans aucun péché l’homme qui était aussi Dieu est la Croix que nous honorons, parce qu’elle a donné à notre nature la victoire sur la mort, la résurrection et la vie éternelle. Aussi, le pouvoir de la Croix est toujours le pouvoir du Christ et à cause de cela, dans le culte de l’Eglise orthodoxe, les personnes, les choses et les actions sont toutes consacrées par la Croix ou par le Signe de la croix, comme étant celle qui « sanctifie tout avec le don de Dieu » (Dumitru Stanilaoë).

Mais la Croix nous invite pareillement à un autre sens, comme mise à mort du « vieil homme », comme résistance au péché, comme patience dans les souffrances et les peines que nous vaut cette résistance, comme présence enfin du Christ dans le monde à travers nos semblables à laquelle on ne peut échapper, de telle sorte que vie spirituelle et activité sociale s’authentifient l’une l’autre. Et ce, parce que le Christ n’a pas eu pour but d’élever, à cet état, par la Croix, sa seule nature humaine individuelle, duelle, mais la nature humaine de tous les hommes. Autrement, écrit encore le P. Stanilaoë, « notre résurrection dans l’au-delà ne se lierait pas intérieurement à la mortification du « vieil homme », à l’effort d’élever notre esprit vers une première expérience résurrectionnelle ; elle nous transformerait du dehors, d’une manière magique ». Le dépassement, par conséquent, de la mort par la résurrection, ne vient pas comme un acte extérieur. Il exige et couronne cet effort de croissance intérieure qu’est la Croix. La mort est vaincue par l’acte de Dieu conjuguée avec l’effort humain.

Mais cette croissance intérieure, cette force accrue de l’esprit, la créature ne peut les obtenir par elle-même. Elles correspondent à une force qui vient de Dieu et que la créature s’assimile par sa vie en Christ. Cette contribution de l’humanité déifiée du Christ à la victoire sur la mort, saint Maxime le Confesseur l’exprime ainsi : « Car si la « passionnalité », la corruption et la mort ont été introduites dans la nature par le penchant de la libre volonté d’Adam vers le péché, c’est avec raison que la fixation (dans le bien) de la libre volonté du Christ a apporté l’impassibilité, l’incorruptibilité et l’immortalité par la résurrection » (Quaest. ad Thalass., 42).

Ici, un constat s’impose de lui-même : la participation à la Résurrection bienheureuse du Christ implique de fait la participation à sa Croix comme voie de résurrection et de réception de l’Esprit.

« TOUT EST ACCOMPLI » (Jn19, 30)

À cause de la présence tragique du péché et du Malin, l’œuvre de restauration de l’homme n’a pu se réaliser qu’à un prix infiniment élevé : la mise à mort sur la croix est bien cet acte sacrificiel tout à fait nécessaire pour obtenir notre guérison ; ce sacrifice tel que seul un Dieu souffrant et crucifié pouvait l’offrir. La Croix signifie que cet acte de partage, par lequel Dieu nous sauve en s’identifiant à nous, a été poussé avec une rigueur entière et sans aucun compromis jusqu’à ses dernières limites. Dieu incarné entre dans toute notre expérience, dans toutes nos souffrances, dans toutes nos douleurs (Is 53). Le Christ notre médecin a ainsi tout assumé, pour nous guérir, même de la mort.

« La mort, écrit Kallistos Ware, a un aspect physique et un aspect spirituel et des deux, c’est l’acte spirituel qui est le plus terrible » car la mort spirituelle consiste en la séparation non pas de l’âme et du corps mais de l’âme et de Dieu. Le véritable sens de la Passion c’est en cela qu’il convient de le trouver, dans ce sentiment d’échec, d’esseulement et de total abandon, de souffrance de l’amour offert et repoussé. À Gethsémani déjà, le Christ y est confronté avec un choix. Par l’acceptation volontaire de sa mort sur la croix, il transforme un assassinat juridique et arbitrairement violent en un sacrifice rédempteur. Au moment de la Crucifixion il est au comble de la désolation non seulement les hommes l’ont abandonné mais Dieu lui-même l’abandonne. Tel en est l’évidence : la Passion n’est pas un théâtre : non seulement le Christ verse son sang pour nous, mais pour nous, il va jusqu’à accepter la perte de Dieu ; jusqu’à descendre ensuite dans les profondeurs de l’absence de Dieu. Pourtant, cette mort sur la croix n’est pas un échec mais déjà une victoire ; la victoire d’un amour plus fort que la mort. Tel est le paradoxe de la toute-puissance de l’amour, qui fait de la Kenosis une Plérosis, de l’anéantissement, un accomplissement. Avec le Christ, à notre tour, nous sommes appelés non pas à contourner la souffrance mais à la traverser. Ayant souffert non pas à notre place mais en notre nom, le Christ ne se substitue pas à nous. Il nous accompagne vers le salut.

Ainsi dans le Christ, la Gloire et la Croix ne cessent de s’entrelacer et la Croix est déjà Résurrection parce qu’elle est la manifestation absolue et donc la victoire absolue de l’agapé divine. « Tout est accompli, reprend Olivier Clément, le visage de Dieu en l’homme nous permet de découvrir le visage de l’homme en Dieu et de le servir en tout homme. Un fleuve de feu, l’histoire véritable, celle de la communion des saints, ces pécheurs pardonnés, entraîne siècles et mondes vers la Croix devenue à jamais, du plus profond de l’enfer au plus haut du ciel, l’Arbre de Vie. » Cet Arbre qui est aussi la Source de l’eau vive qui est distribuée gratuitement à celui qui la demande. Et, si la rédemption et le renouvellement du monde ont eu lieu de même par amour, tellement grand qu’il a mené au sacrifice du Fils de Dieu, de même, « les signes du rachat doivent à la fin, révéler cette réalité fondamentale aussi dans l’image de Dieu, pour pouvoir dire : l’homme est amour » (Constantin Galeriu).

Les véritables hommes de Dieu ont toujours su et sauront toujours que leur seule justification, leur seul salut et leur seule rédemption ainsi que leur vie éternelle, leur liberté et leur déification est le Christ, vrai Dieu et vrai homme, qui par amour pour les hommes « les a pris sur lui et les a « en-hypostasiés en lui » » (saint Maxime le Confesseur) dans son Corps théandrique, l’Eglise. « Tout est accompli » : oui, sur la croix, le Verbe de Dieu qui s’est fait chair a une fois pour toutes assumé notre finitude, l’oeuvre du dedans sur l’infini.

 

+ Stephanos, métropolite de Tallinn et de toute l’Estonie

In « Une saison en orthodoxie », p211-224, Ed Cerf, Paris 1992