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Le Mystère de l’Eglise dans la tradition orthodoxe

Chaque fois que sur un sujet je dois parler du « point de vue orthodoxe » je me trouve en grande difficulté. Qu’est-ce que le « point de vue orthodoxe » ? Comment le déterminer ? Sur quelles bases et à partir de quelles sources ?

Les orthodoxes n’ont pas de Vatican Il où puiser. Ils n’ont pas leur confession d’Augsbourg et ils manquent de l’équivalent d’un Luther ou d’un Calvin pour leur donner leur identité confessionnelle.

Les seules sources qu’ils possèdent en fait d’autorité leur sont communes avec le reste des chrétiens : la Bible et les Pères. Comment peut-on déterminer une position qui soit spécifiquement orthodoxe sur la base de ce qui est commun avec les non orthodoxes ?

Il semble que le point de vue spécifiquement orthodoxe n’est pas une réflexion que l’on puise à des sources spéciales, mais tient à l’interprétation des sources qu’ils partagent avec le reste des chrétiens. Les orthodoxes diffèrent des catholiques romains et des protestants en ce qu’ils abordent des sujets comme celui de l’Eglise sous un angle qui est typiquement caractéristique de leur mentalité.

Ils ont leurs propres présupposés théologiques, qui suggèrent aussi une certaine problématique et une certaine méthode qui ne sont pas toujours familières aux non
orthodoxes. Quand, à l’intérieur du débat œcuménique, on en vient au dialogue entre orthodoxes et non orthodoxes, la chose importante est toujours les présupposés théologiques et non les thèses concrètes. Ces dernières ne sont que les développements logiques des premiers.
Peut-être n’y a-t-il pas de domaine du discours théologique où cette observation se révèle aussi vraie que dans le cas de l’ecclésiologie.

A la question « qu’est-ce que l’Eglise ? », tout ce que je puis dire en tant qu’orthodoxe dépend entièrement des présupposés théologiques par lesquels j’y arrive. Ainsi, je puis dire que pour un orthodoxe l’Eglise n’est pas une institution, mais un événement, ce qui semble protestant à des oreilles catholiques romaines. Ou bien je puis dire le contraire, à savoir que l’Eglise est une institution et non pas un événement, ce qui crée une confusion totale chez l’auditeur œcuménique.

En effet, des termes comme « événement » ou « institution » ou même « Eglise » peuvent signifier des choses complètement différentes selon les présupposés théologiques qui se trouvent à l’arrière-plan.

Après une expérience plutôt longue des discussions œcuméniques, j’en suis venu à la conclusion qu’au lieu de s’efforcer de se mettre en accord sur des thèses théologiques concrètes, nous devrions essayer de nous mettre d’accord sur des principes théologiques.

Après cela il suffit d’appliquer la pure logique, c’est-à-dire d’en tirer les conséquences jusqu’à ce que nous en arrivions à voir et à dire les mêmes choses. Le résultat pourrait être surprenant, car nous pourrions découvrir que nous parlons tous soudainement une langue différente de celle qui nous a divisés durant des siècles ; en d’autres mots : que nos formulations théologiques confessionnelles héritées du passé sont devenues désormais sans intérêt ni usage ; que ce pourrait être, en fait, une crainte inconsciente qui nous empêche de nous en prendre aux présupposés plutôt qu’aux thèses concrètes ; la crainte que notre identité confessionnelle puisse en mourir.

Et nous chérissons et cultivons tant notre identité confessionnelle que nous préférons une « diversité réconciliée » à une identité de vue totale et entière. Tel est aujourd’hui selon moi le malaise du mouvement œcuménique.
Commençons à traiter notre sujet par l’affirmation de certains principes théologiques de base qui sont cruciaux pour la manière de voir orthodoxe. Et demandons-nous d’abord si nous pouvons tomber d’accord sur eux. Ce n’est qu’alors que nous pourrons parvenir à une discussion correcte de nos différentes positions concrètes sur le sujet.

Présupposés théologiques de base

L’ecclésiologie doit être située à l’intérieur du contexte de la théologie trinitaire. Nous devons commencer par une distinction claire des Personnes dans la Trinité, sur laquelle insistent les Pères cappadociens (Saint Basile, saint Grégoire de Nysse, saint Grégoire de Nazianze, saint Amphiloque d’Iconium, évêques théologiens du 4è siècle, originaires de Cappadoce). Le Père est une Personne, différente de celle du Fils, et de même l’Esprit. L’Eglise existe avant tout parce que le Père, en tant que Personne distincte, veut qu’elle existe. Ce sont l’initiative et le bon plaisir du Père qui l’ont amenée à l’existence. Et plus que cela, c’est aussi au Père, en tant que Personne différente du Fils, qu’elle sera finalement ramenée quand le Fils lui soumettra toutes choses. Ainsi l’Eglise, du point de vue à la fois de son origine et de sa destinée, est-elle avant tout «l’Eglise de Dieu» puisque pour la Bible Dieu c’est le Père, avant d’être l’Eglise du Christ, ou celle de tel ou tel endroit.
Comme l’a montré L. Cerfaux, il y a de nombreuses années, l’image première de l’Eglise se rattache au génitif « de Dieu ». Peut-être pouvons-nous tous tomber d’accord là-dessus. Mais nous verrons plus tard si nous pouvons aussi tomber d’accord sur les conséquences logiques de cela.

La christologie doit être conditionnée de manière constitutive par la pneumatologie (Pneumatologie, eschatologie, ecclésiologie : doctrines concernant le Saint Esprit, les réalités dernières, l’Eglise…).

Cela demande à être analysé un peu plus. Nous reconnaissons tous l’importance du Saint Esprit en christologie. Personnellement je n’accepte pas l’idée que l’Occident ait toujours été « christomoniste », comme l’en ont souvent accusé les théologiens orthodoxes. Mais ce n’est pas assez de reconnaître l’importance du Saint Esprit. Il faut dire de quelle manière le Saint Esprit est actif dans l’économie du Fils. Et sur ce point les détails deviennent décisifs.
Pour certains (et même pour des traditions entières) l’Esprit joue le rôle d’agent du Christ. Il est le portier qui ouvre la porte et laisse aller jusqu’au Christ. Il est celui qui prépare nos cœurs à écouter la Parole de Dieu et à y acquiescer (à elle ou à lui) dans la foi. Il est l’animateur ou encore l’âme du Corps du Christ. En tout cela, cependant, on oublie qu’il est avant tout celui qui fait que le Christ est ce qu’il est, c’est-à-dire «Christos» Christ. Il donne au Christ son identité personnelle, puisque c’est de l’Esprit que le Christ naît et que c’est par l’Esprit que le Christ est ressuscité des morts. Il est important de toujours se rappeler que dans la résurrection du Christ, la mort n’a pas été surmontée en vertu d’une certaine communicatio idiomatum (Communication des idiomes : expression théologique qui désigne l’union des deux natures divine et humaine en l’unique personne de jésus Christ, et par suite l’attribution des propriétés de chacune à sa personne, en vertu de cette union hypostatique) des deux natures du Christ, que ce n’est pas un miracle de la nature divine du Christ, mais bien le résultat de l’intervention de l’Esprit. Le Christ tant historique
qu’eschatologique doit son identité (non pas son bene esse, mais son esse) à l’Esprit. Et là-dessus aussi nous pouvons facilement tomber d’accord. Mais de nouveau nous devrons voir plus tard si nous pouvons aussi être d’accord sur les conséquences ecclésiologiques.

L’Eglise ne tire pas son identité de ce qu’elle est mais de ce qu’elle sera. L’eschatologie est absolument cruciale pour l’ecclésiologie. On l’a longtemps oublié. Désormais, on ne peut plus la négliger, en ce temps d’après Johannes Weiss où nous vivons et dans lequel l’eschatologie a acquis en dogmatique la place de premier chapitre, plutôt que celle de dernier, dans la théologie tant catholique romaine que protestante. Il faut sur ce point souligner un autre détail significatif. je regarde ce détail comme décisif pour l’ecclésiologie. Quand nous parlons de l’importance de l’eschatologie, nous l’imaginons parfois comme la fin du pèlerinage de l’Eglise. A mon avis, nous devons concevoir les «eschata» comme le commencement de la vie de l’Eglise, l’arché, ce qui produit l’Eglise, lui donne son identité, ce qui la soutient et l’anime dans son existence. L’Eglise n’existe pas parce que le Christ est mort sur la Croix, mais parce qu’il est ressuscité des morts, ce qui signifie : parce que le Royaume est venu. L’Eglise reflète le futur, l’état final des choses, et non un événement historique du passé. Nous verrons avec plus de détails les conséquences de cela.

Il y a, enfin, la dimension cosmique de l’ecclésiologie.

L’Eglise n’est pas une communauté d’êtres humains sans relations avec le cosmos non personnel. Le salut est destiné à la création entière qui est assujettie au joug de la mort ; et jusqu’à ce que la mort soit éliminée du cosmos tout entier, il ne peut y avoir de salut pour les êtres humains. C’est cela qui rend la célébration des sacrements et spécialement de l’eucharistie si cruciale pour l’Eglise, plus cruciale peut-être que la prédication de la Parole. Car les sacrements impliquent toute la création dans l’être de l’Eglise et non seulement les hommes et l’Eglise devient par là le cœur même et le noyau de la destinée du monde. Tout ceci prend une signification particulière pour la compréhension de l’Eglise comme « Mystère » et « signe », comme nous le verrons plus loin.

Principes pour l’ecclésiologie

L’Eglise et la Trinité

La question ecclésiologique n’est pas seulement affaire de dialectique entre le Christ et l’Eglise. C’est aussi la question d’une certaine dialectique entre le Christ et le Père. Cela affecte toute la perspective de l’ecclésiologie. Permettez-moi d’être plus explicite en me servant de la question suivante comme illustration de ce point un peu subtil et pas si facile à saisir.
Quand l’Eglise prie Dieu, qui prie ? Dans une problématique fondée sur la dialectique Christ-Eglise qui est normalement la problématique que nous rencontrons dans les discussions théologiques (Cf. les exposés d’A. Birmelé et P. Bühler au Colloque, Irénikon 1986, pp. 401 et 482 ss.) on suppose qu’il y a d’un côté une communauté appelée « Eglise » qui est humaine, et de l’autre une personne appelée « Christ » qui est divine. Ainsi la dialectique chalcédonienne (le Concile de Chalcédoine (451) a enseigné que les deux natures du Christ sont unies en lui sans confusion ni séparation. Elles demeurent distinctes, sans se fondre «contre le monophysisme») de la nature humaine et divine est transférée à l’ecclésiologie et la question se pose de savoir si l’Eglise est suffisamment distinguée ou non du Christ. Mais la question de savoir qui prie dans l’Eglise est beaucoup plus complexe et nous mène loin de la dialectique Christ-Eglise.
Quand l’Eglise prie le Père, c’est le Christ qui le prie pour nous et avec nous. Ceci est particulièrement évident dans les prières eucharistiques qui depuis le tout début étaient adressées au Père (y compris la prière du Seigneur qui était eucharistique). Comme telles ces prières ne sont entendues par Dieu que parce qu’elles lui sont offertes par son Fils unique. Mais c’eût été impossible, si ce n’eût été que le Fils, le Christ, s’est identifié lui-même si fortement avec la communauté ecclésiale que toute séparation, ou même distinction dans ce cas-ci, rendrait ces prières sans signification et sans fruit. Comment peut-on alors parler d’une dialectique entre le Christ et l’Eglise ? Si les deux ne sont pas identifiés, la prière eucharistique perdra sa signification comme prière de l’Eglise adressée au Père par le Fils. Dans ce cas les trois éléments :
Eglise – Christ – Père
devront être vus comme formant une dialectique entre :
Eglise + Christ – Père
et non pas comme formant une « trialectique », car la prière ne « fonctionnerait » pas.
Bien sûr, le Christ n’est pas seulement celui qui prie avec la communauté, mais aussi celui qui, siégeant auprès du Père, reçoit les prières (Cf. au 12è siècle le débat avec Nicolas de Méthone, etc., et aussi la liturgie de saint Jean Chrysostome). Et pourtant le fait que la prière de la communauté n’est pas autre chose que la prière du Christ ne peut pas être compris autrement que comme étant à ce moment une totale identification du Christ avec l’Eglise. Toute autre conception ferait du Christ une sorte de médiateur intermédiaire, une troisième personne qui d’abord écouterait l’Eglise qui lui parle, puis comme un messager transmettrait la prière au Père.
Ainsi la dialectique intra-trinitaire écarte l’ecclésiologie Christ-Eglise et conduit à une identification du Christ avec l’Eglise dans ce cas particulier. Il me semble qu’une étude un peu profonde des documents liturgiques montre que l’eucharistie a toujours été comprise comme l’acte ou l’événement dans lequel l’identification de l’Eglise avec le Christ atteindrait sa pleine réalisation, et que c’est pour cette raison que dans l’Eglise ancienne la prière eucharistique n’était adressée qu’au Père et que seules les communautés eucharistiques étaient des « Eglises » au plein sens du mot.
C’est en raison de cette nature particulière de la prière eucharistique (prière adressée au Père par le Fils) que l’Eglise peut jouir elle-même de tous les privilèges dont jouit le Christ. C’était à ce moment de l’eucharistie qu’elle était « sainte » et que ses membres étaient «aguioï» du fait qu’ils avaient part aux «aguia» (les choses saintes). La sainteté de l’Eglise est ainsi en relation avec l’identification entre la Tête et le Corps qui se produit au moment où la Tête (le Christ) offre au Père les prières de la communauté. A ce moment le président de la communauté serait considéré comme l’image du Christ en vertu du fait qu’il ferait de manière visible ce que la Tête, le Christ, fait de manière invisible, à savoir offrir au Père les prières de la communauté et la communauté elle-même. Ce président acquerrait ainsi lui-même des prérogatives qui appartiennent au Christ. Nous sommes ici aux racines mêmes de la théologie de l’épiscopat, théologie qui devient incontournable une fois que l’on identifie de cette manière l’Eglise avec le Christ.
L’eucharistie écarte-t-elle toute dialectique entre le Christ et l’Eglise en vertu du fait qu’une autre dialectique prend place ici, celle du Père – Christ + Eglise ? J’ai mentionné plus haut que le Christ n’est pas seulement celui qui prie mais aussi celui qui reçoit les prières eucharistiques. Cela suggère que l’eucharistie n’écarte pas entièrement la dialectique Christ Eglise. Si nous étudions les prières des anciennes liturgies eucharistiques et que nous les analysons en profondeur, nous voyons qu’elles sont marquées de la dialectique suivante : quand, par exemple, l’évêque entre à l’Eglise pour commencer la liturgie, il est salué par le peuple comme le Christ lui-même venant en ce monde dans sa gloire (Deute, proskunèsômen, venez, prosternons-nous : formule qui insinue la pleine identification entre l’évêque et le Christ). Immédiatement, toutefois, l’évêque transfère la prière au Christ, comme s’il n’était pas lui-même le Christ. Ainsi aux yeux de son peuple, l’évêque est le Christ ; mais à ses propres yeux il ne l’est pas : il adresse sa prière au Christ pour lui-même, mais il l’adresse au Père (comme s’il était le Christ) pour le peuple.
Quelle complexité dialectique ! Dans cette perspective la question de savoir si l’Eglise est humaine ou divine paraît bien naïve. En fait, elle est les deux en même temps. Par là elle ressemble au Christ chalcédonien. Mais ceci n’est possible que parce qu’il y a une dialectique personnelle entre le Père et le Fils, qui permet au Fils d’être autre que le Père et d’être du côté de l’homme dans la prière eucharistique. L’insistance des Pères cappadociens sur la distinction et l’intégrité plénière des Personnes trinitaires est dès lors un présupposé essentiel pour une compréhension correcte du Mystère de l’Eglise.

L’Eglise et le Christ

Plus haut nous avons souligné qu’il est important de considérer l’Esprit comme constitutif de l’identité du Christ et non simplement comme quelqu’un qui l’assiste. Si on applique cela à l’ecclésiologie, les implications en sont très importantes. En premier lieu, cela signifie que l’identité du Christ est conditionnée par l’existence du « multiple ». L’Esprit est un Esprit de « communion » et son œuvre première consiste à ouvrir la réalité pour qu’elle devienne relationnelle. L’Esprit est incompatible avec l’individualisme. Parce que né de l’Esprit, le Christ est inconcevable comme individu ; il devient automatiquement un être relationnel. Mais un être relationnel tire son identité, sa personnalité, de sa relation avec les autres. Une personne isolée n’est pas une personne. Le caractère spirituel de l’être propre de Dieu ne réside en rien d’autre que dans la nature relationnelle de son existence : il n’y a pas de Père sans qu’il y ait un Fils et sans l’Esprit. Et puisque le Dieu unique est le Père, et non pas la nature divine ou «ousia», l’identité même de Dieu dépend de la relation du Père avec des personnes autres que lui-même. Il n’y a pas d’« un » dont l’identité ne soit conditionnée par le « multiple ». Et si cela s’applique à l’être de Dieu, il faut également que cela puisse s’appliquer au Christ.
Cette désindividualisation du Christ est, à mon avis, la pierre d’achoppement de toutes les discussions ecclésiologiques dans le mouvement œcuménique. L’insistance de certains sur une distinction tranchée entre le Christ et l’Eglise présuppose une compréhension individualiste du Christ. Un tel Christ pourtant ne pourrait pas être l’être spirituel qui incorpore tout en lui-même, il ne pourrait pas être le premier-né d’une multitude de frères (Rom. 8,29), le premier-né de toute la création dont parle l’épître aux Colossiens (1, 15). L’« un » sans le « multiple » serait un individu qui ne serait pas touché par l’Esprit. Il ne peut pas être le Christ de notre foi.
Pour parler de l’identité du Christ, il faut recourir à l’idée de « personnalité corporative ». Cette idée a été découverte et proposée par des exégètes modernes tels que Wheeler Robinson, Pedersen, de Frain, et d’autres. Elle constitue un scandale pour nos esprits occidentaux, mais elle semble être la clef de l’intelligence de la Bible. A la différence de nous autres, l’esprit sémitique n’a pas de peine, par exemple, à penser Abraham comme quelqu’un dans lequel sa «semence», c’est-à-dire toutes les générations après lui, est incluse et forme sa propre identité personnelle. Ou bien Adam comme un être tout à la fois un et multiple. Ou encore le Serviteur de Dieu d’Isdie, le Fils de l’homme de Daniel, etc., comme être tout à la fois un et multiple. Pourquoi avons-nous tendance à éviter cette manière de penser quand nous en venons au Christ, l’être corporatif par excellence ? Le Mystère de l’Eglise consiste surtout dans le mystère de l’« un » qui est « multiple », non pas l’« un » qui est d’abord « un » et ensuite dans les «eschata» devient « multiple », mais bien de l’« un » qui est « un », c’est-à-dire unique, et « autre » précisément parce qu’il est en relation avec le « multiple ». C’est l’unité du Christ avec l’Eglise qui fait que le Christ est distinct de l’Eglise, juste comme dans le mystère de l’un et du multiple ou dans le mystère de la personne, plus on est uni, plus on devient autre, plus on devient différent.
Tout ceci signifie que la christologie est inconcevable sans l’ecclésiologie. Ce qui est en jeu est l’identité même du Christ. L’existence du corps est la condition nécessaire pour que la tête soit tête. Une tête sans corps n’est plus une tête. Si le Christ ne tire pas son identité de sa relation avec l’Eglise, dès lors ou il est un individu à l’isolement démoniaque, ou il doit être envisagé seule ment sous l’aspect de sa relation au Père. En ce dernier cas cependant, nous risquons de devenir monophysites en ecclésiologie. Le « moi » du Christ, bien sûr, est le « moi » éternel qui s’origine dans sa relation filiale éternelle avec le Père. Mais en tant que Christ incarné il a introduit dans cette relation éternelle un autre élément : nous autres, le multiple, l’Eglise. Si l’Eglise disparaît de son identité, il n’est plus le Christ, bien qu’il soit encore le Fils éternel. Et pourtant le « Mystère caché avant les siècles » dans la volonté du Père n’est rien d’autre que l’incorporation de cet autre élément nous-même ou le multiple dans la relation filiale éternelle entre le Père et le Fils. Ce Mystère ne se ramène à rien d’autre qu’à l’Eglise.

L’Eglise, communauté eschatologique

Tout comme le Christ, être qui inclut tout, « personnalité corporative », est une réalité eschatologique qui existe dans un état de conflit avec la création déchue dans l’histoire, de même l’Eglise, parce qu’elle tire son identité du Christ, est jetée dans un monde hostile au Christ et à elle-même, et elle est contrainte à vivre en conflit avec lui. En menant son existence historique, l’Eglise apparaît aux yeux de l’historien comme une autre communauté humaine, une autre société. Elle n’est pas un Mystère pour le sociologue. Bien souvent elle est tentée elle-même, que ce soit pour survivre ou pour accomplir sa mission, de s’adapter tellement au monde qu’elle en oublie que sa vraie citoyenneté est dans les cieux, et que son identité ne vient pas de l’histoire mais des eschata : elle est ce qu’elle sera. Dans cette situation, le seul moyen pour préserver l’identité eschatologique est de célébrer les sacrements, en particulier l’eucharistie, et de rencontrer la Parole, non comme un message qui du passé vient à elle par les canaux de l’expérience historique, mais comme un écho de l’état futur des choses. Elle est ainsi obligée de vivre par la foi et non par la vision. Elle est alors le grand « mysterium fidei », précisément parce qu’elle est dans ce monde mais non de ce monde, c’est-à-dire parce qu’elle tire son identité de ce qu’elle sera.
Tout ceci fait de l’Eglise une icône du Royaume à venir, la semence enfouie en terre de la parabole, sujette à la mort pour qu’elle puisse vivre. La gloire de l’Eglise historique est la Croix, l’humiliation et la souffrance expérimentées par Celui qui lui prête son identité. Il n’y a pas de triomphalisme dans une ecclésiologie qui identifie l’Eglise avec le Christ et le Royaume. Ce serait une erreur de tirer d’une telle ecclésiologie la conclusion que l’Eglise y est tellement accentuée qu’elle en remplace le Christ et que son identification avec le Royaume la rend insignifiante pour l’histoire. Comme icône du Royaume, l’Eglise est à la fois maximalisée et minimalisée. Elle est maximalisée en ce que d’une manière définitive elle survivra éternellement quand son identité véritable sera révélée lors de la parousie. Et elle est minimalisée en ce qu’elle n’a pas d’hypostase propre (pas de «personnalité» propre), mais tire son identité du Christ et du Royaume à venir. Parce qu’elle existe dans l’histoire « in persona Christi », il lui est garanti la gloire et la vie éternelle de sa Tête. Mais pour la même raison elle n’est pas une entité autonome tant vis-à-vis du Christ que du Royaume. Son existence est iconique.
Ce caractère iconique de l’Eglise présente pour nos esprits occidentaux un problème analogue à ceux que nous rencontrions plus haut avec la notion de « personnalité corporative ». Une existence iconique tend à faire naître en nous l’idée platonicienne d’une image, ou d’une ombre vide de réalité. Cela rend difficile de parler de l’Eglise comme d’une icône sans tomber dans le domaine de l’imaginaire ou de l’irréel. Nous ne pouvons faire plus ici que d’affirmer que la nature iconique de l’Eglise n’implique pas un manque de réalité. Cela implique, toutefois, un manque de réalité objectivée et autonome.
En étant iconique dans son existence, l’Eglise est deux choses : a) elle est l’image de quelque chose d’autre qui la transcende, d’où à nouveau son entité relationnelle ; b) elle est si transparente dans ses institutions et sa structure qu’elle permet toujours aux réalités eschatologiques de se refléter en elle. Cela peut difficilement se réaliser en dehors du contexte du culte, car c’est là par excellence que transcendance et transparence sont expérimentées.
Cela mène à une autre dialectique : l’Eglise ne peut pas être conçue comme une institution permanente. Elle est ce qu’elle est en devenant toujours davantage ce qu’elle sera. L’Eglise est un événement qui a lieu sans cesse à nouveau, et non une société structurellement instituée de manière permanente. Cela ne signifie pas qu’elle n’a pas d’aspects institutionnels dans son existence. Cela signifie que ce ne sont pas tous ces aspects qui appartiennent à son identité véritable, laquelle est eschatologique. Seuls les aspects institutionnels qui proviennent de son existence comme événement et ces aspects existent se rapportent à son identité véritable. De telles structures et institutions sont celles qui sont impliquées dans l’événement de la communauté eucharistique et tout ce qui provient de cet événement. Le Mystère de l’Eglise n’implique pas de conflit entre « Amt » et « Geist », institution et événement, pour autant que toutes les institutions tirent leur justification de l’événement de la célébration du Royaume en tout lieu, c’est-à-dire pour autant qu’elles sont une partie de cette anticipation du Royaume et de ce moment où l’Eglise réalise et proclame qu’elle est ce qu’elle sera, dans la célébration de l’eucharistie.
Toutes les autres institutions, aussi importantes et utiles qu’elles soient, n’ont qu’une signification historique et n’appartiennent pas à la véritable identité de l’Eglise. Elles n’ont pas de part dans le Mystère de l’Eglise. Si nous comprenons ainsi l’Eglise comme communauté eschatologique qui existe dans l’histoire, prenant sur elle-même la Croix du Christ, souffrant en ce monde, célébrant son identité véritable dans l’eucharistie, toutes les institutions qui en proviennent font partie de son identité et de son Mystère. A mon sens, des institutions comme l’épiscopat, ou la structure de la communauté eucharistique, ou la distinction entre les laïcs, les presbytres et les évêques, ou encore la conciliarité proviennent de l’Eglise comme événement et comme Mystère, précisément dans la célébration de l’eucharistie.

Faisons quelques brèves remarques pour conclure. L’ecclésiologie est en premier lieu une question d’identité de l’Eglise. Tant que nous ne nous attaquerons pas à cette question de ce qu’est l’Eglise, nous n’arriverons jamais à un accord dans le mouvement œcuménique. Cette identité est à mon avis l’identité même du Christ. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas d’hypostase de l’Eglise. L’Eglise n’a pas d’hypostase qui lui soit propre. Cela fait dépendre l’identité du Christ de l’existence de l’Eglise, ce qui est paradoxal car, bien que l’Eglise n’ait pas d’hypostase propre, elle est un élément qui conditionne l’identité du Christ : l’un ne peut exister sans le multiple. Une telle christologie, conditionnée pneumatologiquement, explique le fait que le Mystère du Christ ne revient à rien d’autre qu’au Mystère de l’Eglise. Pour accepter cela, il faut d’abord accepter les présupposés théologiques formulés au début et opérer avec une ontologie qui n’est pas celle de notre individualisme occidental mais celle de l’idée biblique de « personnalité corporative ». je crois que tant que nous ne serons pas accoutumés à une ontologie que j’appellerais relationnelle et qui a affaire avec la pneumatologie et la théologie trinitaire, nous ne serons jamais capables de comprendre le Mystère de l’Eglise.

 

Jean (Zizioulas) Métropolite de Pergame