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Nostalgie eschatologique

 

« …Cette nostalgie de Lumière me donne raison.

Elle me parle d’un autre monde, ma vraie Patrie.

A-t-elle du sens encore pour quelques hommes aujourd’hui ? ».

(Albert CAMUS, L’Eté).

« Sortons donc d’ici vers Lui en dehors du champ ;
car nous n’avons pas ici de cité permanente, mais nous attendons la cité à venir ».

(Hb 13, 13-14).

« Car notre cité, à nous, est au sein des cieux,
d’où nous attendons, comme sauveur, le Seigneur Jésus Christ ».

(Ph 3, 20).

« La nostalgie », a dit un philosophe de l’Antiquité, « offre à l’homme d’agréables moments, des expériences désirées et des souvenirs positifs, qui (pro)viennent du passé, et que ni la réalité ni le présent ne peuvent lui offrir ». C’est donc l’Antiquité qui nous montre le sens et le contenu de la notion de nostalgie. Mais d’où ce terme nous vient-il ?

La notion de nostalgie

Le terme “nostalgie” (nostalgiva), comme l’on sait, est un mot hellénique ; nous le trouvons pour la première fois dans les écrits d’Homère (dans l’Odyssée : « nostimon émar ), puis dans les poèmes lyriques de la poétesse Sappho. Nous le trouvons également chez d’autres poètes et dans le théâtre ancien (Eschyle, Euripide, Sophocle, Callimaque, etc.), dans le drame et, finalement, dans les essais philosophiques de l’Antiquité (Platon, Plutarque, Athénée, etc.).

Tout comme la philologie, la philosophie développe le sens exact du mot « nostalgie » : d’abord, c’est « l’état de dépérissement et de la langueur causée par le regret obsédant du pays natal, du lieu où l’on a longtemps vécu : mal du pays ; [ensuite], le regret mélancolique d’une chose révolue ou de ce qu’on n’a pas connu ; [enfin], désir insatisfait » (LE PETIT ROBERT-Dictionnaire de la langue française, Paris 1989, p. 1281.)
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De plus, « nostalgie » signifie : avoir ou éprouver de la nostalgie pour quelqu’un ou quelque chose, ou avoir un sentiment nostalgique pour quelqu’un ou quelque chose. C’est pourquoi nous utilisons aujourd’hui ce mot, spécialement sous l’influence du romantisme, dans le même sens qu’il avait dans l’Antiquité. « Cette nostalgie produite par une habitude brisée », nous dit Balzac. Ainsi, la nostalgie est un sentiment plutôt triste et affectif que l’on éprouve « pour le passé », spécialement pour un moment particulier que nous avons vécu avec une ou plusieurs personnes. Par exemple, nous avons de la nostalgie pour les beaux jours anciens ; plusieurs personnes « regardent vers l’arrière » avec nostalgie pour des temps propices et prospères du passé ; quelqu’un me rend nostalgique, etc..

Le français, comme plusieurs autres langues du monde, emploie l’adjectif « nostalgique » avec un sens évocateur [du passé] : « quelque chose de nostalgique est la cause d’un sentiment de nostalgie », les pensées ou les regrets nostalgiques, mais aussi avec un sens sentimental : « quelqu’un qui est ou qui a un sentiment nostalgique pense de manière affective à un temps de bonheur du passé ». En d’autres termes, la nostalgie tourne notre esprit « vers le passé », nous fait « regarder en arrière » ; c’est le concept du verbe « retourner ou revenir » — (cf. « nostimon émar », qui concerne le retour, le jour du retour) —, qui conditionne en fait la vision globale de la vie. Or c’est le contenu primitif philologique ou philosophique de la notion de « nostalgie », qui domine aujourd’hui la mentalité de notre vie.

La notion théologique de la nostalgie

Mais une analyse étymologique qui donne le contenu exact de cette notion est en fait quelque peu différente de la définition philosophique. Le mot vient du verbe hellénique « nost-algw` » (« nost-algô ») : novsto » (= « nost-os ») et a[lgo » (= « algo-s »). « Nosto-s », verbe ou substantif, signifie « revenir, retourner, de même que désir, anxiété ou souhait, comme d’ailleurs retour, réinstallation, etc. ». (Cf. OiJ Novstoi, les Retours, c’est le titre de poèmes épiques sur le retour des héros hellènes après la prise de Troie). « Algo-s », verbe ou substantif également, signifie « souffrir, éprouver du mal, souffrance, douleur, de la peine ». « Nostalg-ô » comme nom verbal composé signifie : « j’ai un désir avec une peine affective pour quelqu’un ou quelque chose ».

Les langues ayant emprunté ce terme de la langue hellène ont simplement adopté le nom et l’adjectif, mais n’ont pas adopté le verbe nostalgw` (« nostalgô ») qui exprime la première et véritable notion du mot. Par exemple : « nostalgô » de revenir un jour à la maison de ma famille ou dans mon pays natal — une action dans le futur — conditionnée par le passé —, qui présuppose une connaissance et une expérience (Peut-être serait-il possible de dire en français : « nostalgier » : « de désirer ou d’espérer quelqu’un ou quelque chose, d’éprouver la nostalgie de quelque chose » !.)

À partir de cette analyse, nous pouvons voir que la nostalgie concerne peut-être quelque chose dans le futur, ou que cela est éventuellement un terme plus neutre : nous pouvons l’utiliser pour le futur tout comme pour le passé. Mais en réalité la philosophie antique a mis l’accent sur le « passé » de la vie, ce que toute philosophie connaît aujourd’hui en Europe et dans le monde entier. L’histoire et le romantisme contemporains sont allés dans la même direction. C’est ainsi qu’avec la nostalgie, nos pensées sont tournées « vers le passé » ou « en arrière », alors que le chemin de notre vie se dirige vers le futur, regardant vers l’avant…

L’histoire contribue parfois à cultiver la nostalgie, une nostalgie historique, mais « la rivière ne coule pas vers l’arrière » (proverbe populaire hellénique) : cette nostalgie est éonistique (séculier), un élément principal de l’éonisme Du mot éon (aijwvn), l’ère, le siècle, le temps. Ce terme désigne la mentalité des hommes (aijwnismo; ») qui, certes, croient en Dieu, mais qui ne peuvent, cependant, pas (Éph 2, 2) faire de ce Dieu [“pantocrator” (Credo)] le “centre de leur vie” (abba Dorothée), fait (Mt 13, 22 ; Mc 4, 19) qui a pour conséquence réelle une “perspective hétérocentrique” éloignant (2 Co 4, 4) de ce Dieu “par amour pour l’éon présent” (2 Ti 4, 10) et rangeant l’homme (Lc 20, 34) dans la dimension “de ce monde” (Jn 18, 36-37) [civitas terrena]. Il s’agit d’une catégorie intracréationnelle, c’est-à-dire ce qui est façonné — tout en oubliant sa perspective eschatologique (Éph 1, 21 ; Hb 6, 5 ; Tt 2, 12) — sur le modèle (Rm 12, 2) “de ce monde” (ejgkovsmia ejscatologiva-eschatologique cosmique, éonistique), ou encore qui donne le pas à l’aijw;n ou|to » (ce siècle-ci) sur l’aijw;n oJ mevllwn (le siècle à venir). Enfin, l’éonisme ecclésiastique ne laisse pas de place à l’imminence eschatologique. Il ne veut trouver sa justification que dans le temps présent.
(À titre d’exemple, un regard sur la mentalité qui domine au sein des diasporas ethniques orthodoxes dans le monde occidental est capable de montrer combien ce “« nostimon émar » éonistique” conditionne la vie ecclésiale des Orthodoxes dans le monde entier, notamment leur communion inter-orthodoxe mais aussi leurs relations inter-chrétiennes). Que s’est-il passé ?

Il est vrai que ce concept philosophique est ontologiquement très problématique, car il dépend du concept du temps. Dans l’Antiquité, la conception cyclique du temps était fondamentale pour la philosophie. C’est pourquoi les philosophes ont mis cet élément « cyclique » dans la nostalgie. En fait, ils lui ont attribué un contenu négatif pour la vie.

Le renversement patristique de la nostalgie éonistique

Mais la conception du temps a connu une mutation radicale au cours des 4e et 5e siècles, à l’époque de la théologie patristique, avec notamment les Pères Cappadociens et par la suite avec saint Maxime le Confesseur. Les Pères ont en effet renversé la perspective en y introduisant un nouveau contenu, celui d’accomplissement d’une attente dorénavant dans le futur. Depuis ces siècles jusqu’à aujourd’hui, la nostalgie patristique concerne exclusivement le futur, la croissance de chaque jour… de chaque siècle… de chaque millénaire… Dans cette nouvelle perspective, la nostalgie envisage le futur et concerne quelque chose qui (pro)vient du futur… En d’autres mots, la nostalgie envisage des réalités du futur ‘déjà visibles’ et ‘pas encore’ accomplies, et, en fait, concerne Quelqu’un qui vient du futur… C’est pourquoi, dans la perspective patristique, « nost-algô » signifie « désirer [nostos] avec peine [algos] voir/rencontrer quelqu’un » qui vient — qui est déjà en train de venir — vers moi/vers nous. (En fait et en réalité, nous allons et il vient). Comme nous pouvons le voir, la nostalgie patristique n’est pas similaire ni différente, elle est surtout orientée dans un sens opposé, puisqu’elle est eschatologique…, elle puise son point focal dans les eschata… La nostalgie donc n’est pas dorénavant une action de ramener et un retour en arrière. Par conséquent, cette nostalgie eschatologique acquiert un sens important pour la vie et un contenu dynamique. Il est étrange que les philosophes contemporains n’ont pas pu saisir et peut-être changer le contenu — de même que le mode de vie (modus vivendi) — de l’ancienne nostalgie et la notion de cette évolution.

Maintenant, nous avons deux “nostalgies”, la première caractérisée par une fuite du présent, et la seconde, par un dynamisme du présent pour le futur, envisageant l’action, la décision, l’attente et le suspense pour quelqu’un ou quelque chose. La première est liée à la mémoire déchue, le désir plutôt triste et non-réalisé, l’idéalisation. La nouvelle (“kainh;”) nostalgie — avec un nouveau contenu ontologique — n’aime pas la fuite « vers le passé » et elle déteste la mémoire (aux termes d’une parole poétique : « mhvte hJ mnhvmh de;n ei\nai gia; th;n ajgavph ajnagkaiva » [« l’amour n’a pas besoin même de la mémoire »]) pour « retourner vers l’arrière »… Or la divine Liturgie demeure nostalgique, non du passé, mais de la Personne qui (pro)vient du futur… La nostalgie donc regarde fixement la vie et a un contenu et une perspective eschatologiques. Finalement, la seconde a le même contenu positif que le sens étymologique : elle a une relation directe et synonyme avec « l’espérance » (prosdokiva) et « l’attente » (prosmonhv). Cette nostalgie est pour toute personne et pour tous les peuples et tout particulièrement pour les jeunes gens…

Un rendez-vous eschatologique

Il sera propice de citer ici en guise de conclusion un bref récit du Gérontikon qui montre d’une façon très claire ce que l’Abba Dosithée présente dans ses Écrits ascétiques que les vraies relations humaines ne sont pas directes, mais qu’elles passent à travers Dieu. Autrement dit, l’amour pour autrui passe à travers l’Amour qui est la vie à venir… Le Gérontikon raconte le récit de la mère d’un moine, ayant senti la fin de ses jours et par “nostalgie” de la personne de son fils qu’elle n’avait pas vu depuis très longtemps, se mit en route pour la Thébaïde d’Égypte le voir pour “une dernière fois”. Accompagnée d’un de ses proches, elle traversa le désert avec difficulté à la recherche de son fils. Au bout d’un certain temps, quelques ascètes informèrent le moine que sa mère le cherchait. Il refusa d’abord de la rencontrer, mais comme elle insistait, le moine alla vers elle et, à distance, lui dit : « Mère, je te prie de partir ». « Non », dit-elle, « je suis venu jusque-là pour te voir ». « Non, mère », insista le moine, « je te prie de partir ». Et il ajouta : « On se rencontrera au Royaume »… Et il se retira en direction du désert.

Cet événement de mentalité et de modus vivendi eschatologiques rappelle entre autres, celui du martyrium des 40 martyrs — dont nous célébrons la mémoire le 9 mars —, lorsque la mère du quarantième martyr insista auprès de son fils, non au sens de le garder “auprès d’elle” — caractéristique d’un niveau naturel que les femmes portent par définition — mais au sens de la vision de le voir avec les autres 39 martyrs “auprès de Dieu”. Et au Royaume… Ces deux événements reflètent la nostalgie eschatologique qui envisage toujours nostalgiquement les autres et qui leur propose un “rendez-vous eschatologique” au Royaume… C’est justement ce Royaume qui crée une forme différente de relations humaines, des relations qui sont conditionnées non pas par des paramètres éonistiques mais par l’attente nostalgique (nostalgikh; prosmonh;) si chère aux Pères de l’Église et aux amoureux du Royaume de l’Amour…

La “ nouvelle réalité” nostalgique

Saint-Exupéry dit de « la nostalgie [que] c’est le désir d’on ne sait quoi » (Cité par LE PETIT ROBERT…, op. cit., p. 1281).… Mais “oui”, l’on sait explicitement, et il s’agit d’un désir bien ciblé… Après ce petit essai, il est clair que la nostalgie concerne la perspective de la vie elle-même, l’homme et spécialement les jeunes, car elle leur donne une orientation et une direction — et non plus une directive… — dans l’espace et dans le temps, plusieurs perspectives et possibilités d’actions, une attente pour le futur… et une raison d’être dans le futur… Finalement, cette nostalgie peut rendre vie à la personne humaine et elle peut réussir à raviver des visions plates et archétypiques de toute personne humaine et de l’humanité. Or dans ce cas-là, le “regard nostalgique”, le “« nostimon émar » eschatologique” qui présente manifestement un “mal du Royaume”, n’est absolument pas mélancolique ; il est tout simplement eschatologique…

En d’autres mots, la nostalgie eschatologique est propre à une perspective existentiale (uJparktikh;) de l’humanité… « Ta; ajrcai`a parh`lqe: ijdou; gevgone kaina; ta; pavnta » (« La réalité ancienne s’enfuit ; voici qu’une réalité nouvelle est là » 2 Co 5, 17.). C’est justement cette “réalité nouvelle” qui nous rend amoureux, eJterofwvtou », épris et nostalgiques…

Archim. Grigorios D. PAPATHOMAS, 
Doyen du Séminaire Orthodoxe Saint Platon de Tallinn .